Nous, les difficiles à dire

PAR SALOME ASSOR

Étudiante en philosophie à l’UQAM, Salomé Assor est l’auteure de « Un », son premier ouvrage, à paraître à la rentrée, aux éditions Poètes de brousse.

 

L’identité, fût-ce évident pour certains et problématique pour d’autres, est habituellement au premier plan de la rencontre. D’où viens-tu? interroge-t-on d’emblée. De là, il faut trier — à savoir, pour ma part, exposer avec concision et simplicité les chroniques rocambolesques de mes ascendants séfarades.

Soit. Je suis née à Montréal, mais je n’ai pas l’accent québécois. J’ai été scolarisée au système français, mais je suis québécoise. Je m’appelle Salomé, mais mes parents sont Marocains. Ils sont nés au Maroc, mais l’espagnol est leur langue maternelle. Je suis d’origine marocaine, mais je ne comprends pas un mot de l’arabe… Aurais-je dû arrêter les frais après Montréal?

Inscrite au baccalauréat en philosophie à l’UQAM, mes racines de-meurent  ésotériques  aux  yeux  des  autres  étudiants.  Notre intérêt commun pour la philosophie permet néanmoins une complicité cer-taine et, heureusement, de nombreuses réunions autour de débats captivants. Quant au reste, mieux vaut réduire à sa quantité la plus amoindrie l’histoire de ma famille, voire ne rien déclarer, me dis-je, quitte à être incomprise. Quitte à rester l’étrangère des cours, quelque peu silencieuse et bronzée même en hiver.

C’est à l’extérieur de l’UQAM que me vint cette réflexion — précisé-ment dans le contexte culturel artistique du Dora Wasserman Yiddish Theatre (DWYT).

Il  y  a  deux  ans,  le  théâtre  Segal  produisait  «  A  Century  song-book  »  et  me  proposait  d’incarner  —  disons  à  quelques  détails près  —  ma  propre  situation  de  jeune  séfarade  montréalaise. Écrit par Edit Kuper, « Century Songbook » esquissait cent ans de pré-sence juive à Montréal en musique. Le monologue de ma scène retra-çait le chemin de mes parents du Maroc au Canada. J’ignorais monter sur scène un jour pour raconter cela. Quelques mois plus tard, j’audi-tionnais pour la production du Dora Wasserman Yiddish Theatre « Once there was a melody », ou « Amol iz geven a nigun », pour les intimes. Deux répliques en yiddish m’avaient été assignées. Il me fallut les ré-péter une centaine de fois pour éviter la catastrophe. Il y a eu par la suite « A Bintl Brief » où, pour la première fois, j’appris un monologue d’une dizaine de minutes en yiddish. Pour rendre une telle ambition pos-sible, un « Yiddish coaching » avait lieu plusieurs fois par semaine. C’est avec l’aide précieuse de Sam Stein que je m’éduquais à la prononciation de mots dans une langue absolument étrangère; elle avait désormais un sens pour moi.

En découvrant la loyauté des Ashkénazes à leur langue, j’ai réalisé qu’il s’agissait pour eux de protéger des siècles d’ascendance, et j’y reconnaissais l’importance du Ladino pour ma famille. Quelque part, j’avais aussi ce besoin de protéger la complexité de mon identité — ou bien en l’expliquant dans tous ses détails, ou bien en la taisant pour la conserver intacte et prévenir sa déformation. Voilà sans doute ce qui fait des Ashkénazes et des Séfarades un « nous » : nous, les difficiles à dire.

Jamais n’avais-je imaginé m’exprimer en allemand devant le regard d’un public; et pourtant. J’ai appris le Yiddish, ce mélange d’allemand et d’hébreu, avec un plaisir particulier et une motivation infinie.

La culture ashkénaze a été, au-delà de toute attente, mon soulage-ment. Un lieu où être comprise, non pas en français, ni en anglais, ni en Yiddish ou encore en Ladino, mais particulièrement en silence. C’est-à-dire sans avoir à expliquer l’inexplicable.

Au printemps 2019, « A Century songbook » a été remontée. Cette fois-ci, deux scènes d’importance furent consacrées à la communauté séfarade.

Le propos de cet article consiste à réconcilier les deux branches prin-cipales du judaïsme qui, à tout prendre, ont en commun l’essence d’un seul et même peuple. Le Yiddish étant aux Ashkénazes ce que le Ladino est à ma famille, cette expérience au DWYT m’aura permis l’accès à un milieu juif de tous âges et sans contraintes de tradition ou religieuses.

Aux membres de la communauté juive des écoles ou des lieux d’édu-cation laïque, comme ce fût mon cas, je souhaite le privilège de trouver une scène de création où la judéité peut être à la fois évidente, essen-tielle et silencieusement anecdotique. Il m’a été demandé d’écrire un article — avais-je pourtant tout à confier, j’ai dû faire le tri pour me rendre à l’essentiel.

Soit. Je m’appelle Salomé, née à Montréal de parents marocains dont l’espagnol est la langue maternelle. J’étudie à l’UQAM en philosophie et j’ai l’accent français sans avoir vécu en France. Juive sans nécessairement le dire, je viens simplement « d’ailleurs » pour la plupart.Je ne parle ni l’arabe, ni l’hébreu, ni l’allemand, et l’année dernière, j’ai eu la chance d’être accueillie à bras ouverts par la communauté ashké-naze et de monter sur scène en Yiddish — une langue moins étrangère que prévu.

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