Un jeune leader sépharade aujourd’hui Entretien avec Gabriel Abensour
Dr Sonia Sarah Lipsyc est rédactrice en chef du LVS et directrice de Aleph – Centre d’études juives contemporaines.
Né à Strasbourg (France), et notamment petit fils du rabbin originaire du Maroc, David Abergel, Gabriel Abensour a poursuivi ses études en Israël où il habite. Nous l’avons identifié depuis des années comme un jeune leader du monde juif notamment francophone. Il a accepté de répondre à nos questions sur son parcours et sa vision de l’éducation en ce qui concerne le monde sépharade.
Quel est votre parcours dans les études juives et académiques?
Mon parcours commence à Strasbourg, où je suis né et où j’ai grandi. J’ai étudié à l’école Aquiba, puis au lycée-yeshiva Eshel qui propose un cursus scolaire et talmudique. C’est cette ville, connue pour son atmosphère studieuse, qui me donna le goût de l’étude, mais aussi l’envie d’aller plus loin, d’en apprendre plus. À 18 ans, je pars en Israël où je rejoins la Yeshivat Hakotel, une yeshivat hesder, académie talmudique à tendance religieuse-sioniste, alliant également un service militaire. J’y suis resté cinq années qui furent riches en Talmud, mais aussi en halakha (loi juive), Tanakh (Bible hébraïque), pensée juive médiévale et contemporaine. À la fin de ces études, je me sentais déjà bien autonome dans les textes, mais toujours à la recherche d’autres approches. Je commence alors à fréquenter des cercles alliant étude traditionnelle et universitaire, notamment la Yeshivat Talpiot, un centre d’étude mixte dirigé par de jeunes rabbins et chercheurs et chercheuses, ayant tous un double cheminement d’études académiques et traditionnelles. En parallèle, j’entame mes études à l’Université hébraïque de Jérusalem, où je suis un double parcours en Science politique, Économie et Philosophie (PPE) et dans le programme d’excellence en Humanités, « Amirim ». C’est alors l’occasion de suivre des cours avec les meilleurs chercheurs en études juives. J’enchaîne ensuite une maîtrise en étude juive, où je me concentre sur la littérature rabbinique marocaine, et je suis aujourd’hui doctorant, consacrant une thèse aux rabbins algériens à l’époque coloniale.
Vous avez créé en 2019 le blogue moderne orthodoxe devenu maintenant Aderaba. Questions juives en chantier 1.
J’ai créé ce blogue de façon anonyme à 19 ans, tout simplement, parce que je cherchais des interlocuteurs francophones. J’étais à la yeshiva, j’apprenais sans arrêt, mais il n’y avait quasiment aucun francophone avec qui échanger. À ma grande surprise, le blogue a rapidement suscité l’intérêt et des personnes bien plus érudites et âgées échangèrent avec moi. Deux ans plus tard, le blogue n’était plus anonyme et avait une nouvelle vocation : diffuser en français une vision du monde juif orthodoxe et ouverte, qui m’avait terriblement manquée dans mon adolescence. C’est, je crois, les grandes années du blogue. Emmanuel Bloch, que j’ai rencontré quelques années plus tôt au moyen du blogue, rejoint l’équipe et le blogue s’institutionnalise en publiant des articles de fond. Nous avons publié également de nombreux guest posts de jeunes chercheurs, d’érudits et d’érudites de différents horizons. Des milliers de personnes suivent le blogue de façon régulière et il me semble que depuis cette époque, des notions comme celles d’orthodoxie moderne ou de féminisme religieux ont désormais pénétré le judaïsme français. L’activité du blogue a beaucoup diminué, car Emmanuel Bloch et Né à Strasbourg (France), et notamment petit fils du rabbin originaire du Maroc, David Abergel, Gabriel Abensour a poursuivi ses études en Israël où il habite. Nous l’avons identifié depuis des années comme un jeune leader du monde juif notamment francophone. Il a accepté de répondre à nos questions sur son parcours et sa vision de l’éducation en ce qui concerne le monde sépharade. moi-même nous consacrons désormais à d’autres projets. Il me semble aussi que celui-ci a fait son temps et que, même si ses archives restent en ligne, il n’est pas nécessaire de le continuer éternellement. L’initiative du changement de nom était mienne et la conséquence d’une évolution de ma pensée concernant les dénominations religieuses. Celles-ci offrent un cadre idéologique qui plaisait à l’adolescent que j’étais. Mais avec la maturation, il me semble qu’il soit plus sain pour le judaïsme de se libérer des dénominations héritées du 19e siècle (époque où l’on créa les termes de « réformé », « orthodoxe » et autres). Parlons de judaïsme sans cadre idéologique prédéfini. D’ailleurs, dans le monde séfarade, ces concepts n’existaient pas.
Vous êtes également le cofondateur, avec Bitya Rozen-Goldberg, du centre d’études Ta Shma 2 à Jérusalem qui s’adresse à un public francophone. Que proposez-vous?
Ta Shma signifie « vient, écoute ». C’est une invitation à retourner aux sources et à partager un contenu de qualité, parce que le savoir est un levier d’action pour des Juifs plus engagés dans leur identité et dans le monde. Ta Shma est un cercle d’étude où le rapport au texte est direct et accessible aux lectures de chacun. On y enseigne le Talmud, la halakha, la pensée juive, le Tanakh, les penseurs du sionisme, etc. Nos activités principales sont donc celles d’un lieu d’étude, qui fonctionne en soirée de façon hebdomadaire, mais propose également des séminaires d’études plus intensifs, notamment un séminaire d’étude de trois semaines en collaboration avec l’Institut Pardès, qui a lieu l’été (le prochain aura lieu en juillet 2020). Ces séminaires sont notamment destinés à un public ne vivant pas en Israël, mais venant profiter des activités de Ta Shma et de Jérusalem durant l’été. Ce lieu d’étude est ouvert à toutes et à tous, y enseignent des hommes et femmes d’horizons différents, et l’enseignement allie des outils traditionnels et universitaires. Malgré tout, nous insistons sur le fait que Ta Shma est un beit hamidrash, un centre d’études juives, pas un institut universitaire. On vient y étudier pour le plaisir de se plonger dans les textes du judaïsme, sans examens ni diplômes – ce que la tradition juive appelle l’étude lishma, l’étude désintéressée pour l’amour de l’étude et de la Torah. En cela, Ta Shma ressemble à une yeshiva, si ce n’est que le cercle d’étude est mixte et pluraliste. En plus de nos activités axées sur l’étude, nous organisons également des évènements ponctuels plus culturels, tels que des visites à Jérusalem, des soirées d’études, notamment lors des fêtes juives comme Shavouot ou encore une nuit de chants et selihot (prières poétiques récitées dans le rite sépharade dès les 40 jours précédant Kippour) lors des semaines précédant Rosh Hashana, le Nouvel An hébraïque.
Dans ces diverses initiatives quelle part accordez-vous à la dimension sépharade?
La dimension sépharade est importante, mais j’essaye autant que possible de l’intégrer d’une façon non essentialiste. La tradition « sépharade » est avant tout une tradition juive, elle concerne chaque Juive et chaque Juif, tout comme Rachi, célèbre commentateur du Moyen-Âge, n’est pas un sage « ashkénaze », dont l’étude serait réservée aux Juifs ashkénazes. À Ta Shma, des penseurs et rabbins séfarades sont régulièrement étudiés et rendus accessibles au public. L’année dernière, j’ai également consacré une session complète à la tradition séfarade, et nous avons étudié les grands philosophes sépharades de l’époque andalouse, aux côtés des poètes et rabbins des siècles suivants. Un cours avait également été consacré aux femmes sépharades érudites dont la mémoire a traversé les siècles, comme Oznat Barazani (17e siècle), Freha Bat Yossef (18e siècle) ou encore Flora Sasoon (20e siècle). Cette année, avant les fêtes de Tishri, nous avons également organisé une visite guidée de Jérusalem, sur les traces de la Jérusalem sépharade du 19e siècle. C’était l’occasion de découvrir les figures rabbiniques, mais aussi les institutions et les personnages qui marquèrent amplement les débuts du sionisme.
Nous avons eu le plaisir de vous faire intervenir à ALEPH en 2013 sur « La loi juive est-elle figée? Une réponse séfarade et moderne orthodoxe » et vous êtes un collaborateur régulier de notre magazine LVS 3. Quel regard portez-vous aujourd’hui sur le monde sépharade? Quels sont ses défis? Comment définiriez-vous les spécificités du monde sépharade en général, en Israël et dans le monde francophone?
Il existe aujourd’hui deux mondes sépharades, aux enjeux différents : celui de la Diaspora et celui d’Israël. En Israël, les Juifs sépharades ont subi de larges discriminations dans les premières décennies de l’État, dont l’écho se fait encore sentir. À cela, s’ajoute le fameux kour ha-itou’h, la version israélienne du melting-pot, à savoir la tentative israélienne des années 50-60 qui visait à effacer les traces du judaïsme de la Diaspora pour créer un nouveau juif. Le résultat a été une large acculturation des Sépharades.
Les Sépharades israéliens ont longtemps dû se battre pour préserver leurs coutumes et leur culture, souvent niées ou rabaissées au rangde folklore populaire. Cette dernière décennie, un changement encore timide a commencé à porter ses fruits. Les programmes de l’éducation nationale comprennent pour la première fois l’héritage sépharade, des artistes et intellectuels sépharades reçoivent une plus grande visibilité et il existe un véritable bouillonnement culturel chez les nouvelles générations, qui finira tôt ou tard à pénétrer dans les institutions. Je veux croire que les prochaines années seront encore plus bénéfiques et permettront à l’identité et à la culture sépharade de faire enfin partie du mainstream de la société israélienne.
En Diaspora, ou du moins en France où j’ai grandi, l’identité sépharade est souvent avalée au sein d’identités plus hégémoniques. Quand ce n’est pas l’assimilation, c’est l’absorption au sein d’un judaïsme ashkénaze, souvent orthodoxe ou ultra-orthodoxe. Pourtant, l’une des spécificités du judaïsme séfarade était précisément sa capacité à traverser l’époque moderne sans adopter les clivages du judaïsme ashkénaze. À partir du 18e siècle, ce dernier s’est divisé en une multitude de courants et sous-courants idéologiques, provoquant un quasi-schisme au sein du monde juif. Sur le plan religieux, c’est l’époque où naissent les ancêtres des judaïsmes orthodoxes et réformés. Sur le plan politique, les communautés juives se déchiraient entre les militants adhérant au communisme, au sioniste laïque, au sionisme religieux ou à l’antisioniste mouvement agoudat Israël.
Les communautés séfarades avaient brillamment réussi à maintenir une cohésion interne, bien que les courants idéologiques modernes avaient également pénétré leurs communautés. À mes yeux, cette capacité à maintenir l’union malgré l’existence de différences au sein des mêmes familles et des mêmes communautés est l’une des plus belles spécificités du monde sépharade contemporain. Spécificité qu’il peut et doit se partager avec l’ensemble du monde juif, encore bien trop divisé.
Quelles seraient selon vous les priorités du monde sépharade notamment dans le monde de l’éducation?
À mes yeux, il existe trois priorités principales :
1. La création de centres de recherche préservant la mémoire sépharade et la rendant accessible au grand public. Cela passe aussi par la création de chaires universitaires, de bourses pour doctorants et postdoctorants et l’organisation de séminaires.
2. La création d’une école rabbinique mettant l’accent sur la tradition religieuse sépharade et sur l’héritage rabbinique. Je rencontre régulièrement des rabbins aux patronymes sépharades ne connaissant même pas les écrits de leurs ancêtres directs. Formés dans des centres ultra-orthodoxes ashkénazes, cette acculturation des dirigeants religieux a un impact direct et tragique sur l’ensemble de la communauté. Cette initiative irait d’ailleurs dans le sens de formations post-études rabbiniques existant déjà, comme celle du rabbin Benadmon; il serait bénéfique que l’essentiel d’une formationrabbinique se fasse sous cet angle 4.
3. Pour que l’éducation sépharade touche un large public et la jeunesse juive, elle doit finir par se confondre avec l’éducation générale juive. Cela nécessite un large travail de vulgarisation et de communication, rendant l’héritage sépharade facile d’accès et attirant pour la jeunesse.
Dans le cadre de vos études académiques, vous travaillez sur des rabbins du Maroc. Lesquels? Et pourquoi avez-vous choisi ce sujet?
J’ai travaillé sur plusieurs figures rabbiniques du 19e siècle et 20e siècle, notamment les rabbins Yossef Knafo, Yehouda Ibn Moyal, David Elkayim et Yossef Messas. Je me consacre désormais aux rabbins algériens du 19e siècle. J’étudie à l’Université hébraïque de Jérusalem, disposant probablement du meilleur département en études juives au monde. Pourtant, lors de mes études, j’ai constaté que l’héritage rabbinique nord-africain restait largement méconnu, y compris au sein du monde universitaire. Tant par amour de la recherche que par volonté de mieux connaîtremoi-même cet héritage, je me suis donc consacré à l’étude de figures rabbiniques nord-africaines de l’époque moderne. Le 19e siècle et le 20e siècle ont été riches en évènements historiques de grande ampleur pour les juifs de l’Afrique du Nord : la colonisation française, l’éducation moderne, le sionisme, la Shoah, la décolonisation, etc. Autant d’évènements auxquels réagirent les rabbins nord-africains, s’inspirant parfois des courants de pensée juifs ashkénazes (notamment le hassidisme et le sionisme) ou tentant de surprenantes intégrations entre législation française et halakha (notamment en Algérie).
Ces recherches ont un intérêt historique, mais aussi culturel et religieux. Elles permettent de dégager différents modèles de confrontations juives à la modernité et d’élargir les horizons religieux que nous connaissons aujourd’hui. Pour moi, les textes de ces rabbins sont une source d’inspiration intarissable, nous permettant d’imaginer un judaïsme de demain ouvert sur le monde tout en s’inscrivant dans une large tradition juive et sépharade.
Notes: