Ma peau, comme un châle de prière

PAR Sylvie Halpern

Sylvie Halpern

 

 

 

 

 

 

 

Sylvie Halpern a été toute sa vie journaliste en presse magazine. Elle a récemment créé Mémoire vive, une entreprise de rédaction d’histoires de vie en publication privée.

Sylvie Halpern a été toute sa vie journaliste en presse magazine. Elle a récemment créé Mémoire vive, une entreprise de rédaction d’histoires de vie en publication privée.

 

 

 

 

 

 

 

En hébreu, le mot chalom : paix 

On va dire que c’était le démon de midi, celui qui fait retomber amoureux… de sa jeunesse. À 50 ans, entraînée par des collègues de bureau, Sarah* s’est retrouvée un beau jour sur la chaise d’un artiste tatoueur. Oh, rien de bien méchant à la sortie – une petite rose sur l’omoplate droite -, mais presque 20 ans plus tard, cette dame aux grands yeux bleus s’en mord encore les doigts : « Je voulais faire une surprise à mon mari. Mais quand ma fille m’a demandé : « Qu’est-ce que tu aurais dit, Maman, si moi je l’avais fait? », j’ai compris ma bêtise. Je ne me suis vraiment pas tatouée pour commettre un outrage, mais elle avait raison avec sa question. » 

Deborah, elle, a toujours vu son père fou de motos et les bras couverts de tatouages quand elle allait le voir aux États-Unis. Sans la forte interdiction de sa mère qui l’a élevée dans une famille traditionaliste de Montréal, elle aurait fait encrer son corps bien avant ses 19 ans. « Papa, lui, a toujours été plus Américain que Juif, beaucoup de ses parents sont tatoués. Moi, ça me faisait rêver! ». Alors un jour, la jeune femme est rentrée au Québec avec un petit diable fourchu sur la ligne du bikini. « Ça m’a libérée et j’ai réussi à le cacher à ma mère pendant trois ans », sourit-elle. 

À près de 40 ans aujourd’hui et quelques tatouages plus tard, Deborah envisage de se faire marquer à nouveau : sans doute le prénom de son fils. D’ailleurs, loin du groupe de musique Grateful Dead ou du film culte Easy Rider qui ont inspiré son père, ses tatouages à elle parlent tous d’amour : « Quand tu commences, confie-t-elle, tu ne peux plus t’arrêter. Ça te donne la piqûre – et pas seulement celle qui te traverse la peau! Mes tatouages, ce sont des messages de moi à moi, des bijoux, des tableaux de ma vie que je transporte partout au lieu de les laisser à la maison. Je les aime et ils représentent ce en quoi je crois, moi. » 

Ruth aussi aime les siens, qui font penser à ces petits dessins naïfs qu’enfant, on se dessinait sur les mains et les jambes à l’école : un chat, une montagne sous la lune, un raton laveur (avec écrit Queer 1 dedans), des fleurs… La jeune vingtaine costaude et enjouée, les cheveux bleus, elle apprécie la liberté qu’elle a trouvée à Montréal depuis son arrivée de Belgique : « Mon corps c’est mon canevas, c’est ma façon de me le réapproprier. En me tatouant, je le sublime pour m’y sentir bien, tout en y marquant mon histoire. » 

Judaïsme et tatouage ne font pas bon ménage, Ruth le sait. Mais elle a fait ses choix : « Mon rapport au judaïsme est culturel, pas religieux et je n’accepte que personne ni aucune religion me dise quoi faire avec mon corps. Ma grand-mère a été à Auschwitz, j’ai vu le matricule qu’elle portait sur le bras : elle, elle n’a pas eu le choix, mais moi, j’ai ce privilège… Mais c’est drôle, mes amis juifs sont les seuls à toujours me demander : ‘Tes parents, ils ont réagi comment?’ » 

La question n’est pas anodine : il faut plus de courage pour enfreindre le courroux parental et divin que pour passer sous les aiguilles… Car pour les Juifs, tatoo rime avec tabou. « Ce n’est pas faire honneur à celui qui nous a donné un corps que de vouloir le modifier à notre gré, de vouloir faire plus parfait que Lui, explique le rabbin Avi Finegold. Ce qui est frappant, en tous cas, c’est que le tatouage est la seule modification clairement interdite. » 

On la trouve effectivement en toutes lettres dans le Lévitique 19;28 : « Vous ne ferez point d’incisions dans votre chair pour un mort, et vous n’imprimerez point de tatouages sur vous. » Nul interdit, par exemple, pour ce qui est du piercing et on sait bien, par exemple, qu’Eliezer, l’envoyé d’Isaac, a apporté de sa part un nezem (une boucle pour son nez) à Rebecca (Genèse 24;47). Nulle mention encore, évidemment, de la chirurgie esthétique ni des traitements antirides, pratiques tout aussi courantes aujourd’hui. « Les avis des rabbins divergent, poursuit le rabbin Finegold. Pour certains, ce n’est pas du tout permis; pour d’autres, c’est autorisé dans la seule mesure où c’est vraiment sans risque. » 

Ceci dit, l’engouement actuel pour le tatouage n’a rien de nouveau. Au nom de toutes sortes d’invocations jamais anodines, on y a eu recours depuis la nuit des temps dans les cultures païennes et idolâtres. Mais chez les Juifs, il est formellement interdit : notre corps ne nous appartient pas et personne ne peut le malmener ou le blesser à sa guise. Hormis, bien sûr, l’Alliance de la circoncision, nous n’avons aucun droit de porter atteinte à son intégrité. Au contraire même, sans tomber dans le culte corporel si répandu, nous avons le devoir permanent de le préserver intact et en santé. Maïmonide l’a écrit fortement : le peuple d’Israël doit en particulier se distinguer des nations par son rapport au corps qui est, avant tout, un précieux écrin. Et surtout, la création que nous venons mépriser en lui portant atteinte, puisqu’en prenant l’initiative de le faire percer, nous nous érigeons nous-mêmes en divinités. 

Mais la religion est plus souple qu’il n’y paraît et il y a toutes sortes de Juifs pour faire un monde. Le rabbin Avi Finegold en connaît d’ailleurs beaucoup qui sont tatoués : « Ce n’est plus stigmatisé comme avant. Bien sûr, c’est un interdit biblique, mais il y a beaucoup de Juifs libéraux qui ne sont pas attachés à ce point à la halakha (la loi juive). » À commencer par Israël où, on le sait, les salons de tatouage ont pignon sur rue et où le passage sous les aiguilles fait partie de bien des voyages initiatiques… Ce qu’on sait moins – et qu’une récente exposition du musée juif de San Francisco a révélé -, c’est que vers 1900, à New York, Lew the Jew (de son vrai nom, Albert Morton Kurzman) a été parmi les premiers à lancer l’engouement pour le tatouage à travers les États-Unis. Il a même fait fortune avec ses flashs, des tatouages produits en série et présentés sur catalogue au client qui n’a qu’à choisir le sien. 

Mais ce qui pour d’autres est artistique et libérateur peut être tellement chargé pour nous. Car cette entreprise de réappropriation peut aller loin, comme chez ces descendants israéliens de déportés qui, au nom du devoir de mémoire, se font tatouer sur le bras le matricule concentrationnaire de leurs grands-parents. « Moi, je comprends », dit Rachel qui habite vers Sherbrooke, aussi loin de toute communauté que quand elle vivait à Montpellier, entre un père catholique et une mère originaire du Maroc. « C’est une manière de se réapproprier un traumatisme familial, de faire un pied de nez à l’Histoire. Dire qu’à la fin, c’est nous qui avons gagné! » 

Curieusement, pour s’identifier et se différencier, c’est Chalom, en lettres hébraïques et sur la nuque, que Rachel – qui a toujours vu sa mère allumer les bougies le vendredi soir et partir au travail le lendemain matin – a spontanément choisi de se faire tatouer. « J’avais 22 ans et j’arrivais à Montréal où le tatouage était très à la mode. J’avais fait des détours par le bouddhisme, le yoga; j’avais un rapport mitigé au judaïsme et j’ignorais l’interdit. Mais quand il s’est agi d’encrer ma chair, j’ai eu inconsciemment besoin de rentrer à la maison. Et encore plus depuis que mon fils est né et que j’ai réfléchi à ce qu’il était important de lui transmettre. » 

Transmettre ce qui a du sens. Car à force de vouloir nous démarquer des idolâtres, nous en sommes aussi venus à faire circuler des légendes urbaines. Comme l’interdiction, pour un tatoué, d’aller au mikveh (le bain rituel) ou, pire encore, de se faire enterrer dans un cimetière juif, à moins de se faire enlever les parties de sa peau qui ont été souillées! C’est absolument faux, insiste le rabbin Finegold : « Tout juif peut être enterré dans un cimetière juif. » On peut toujours faire le choix – ou pas – de faire enlever son tatouage, mais ce n’est pas une obligation : puisque l’interdit concerne le geste même, on ne passe pas sa vie à le transgresser. Des rabbins moins libéraux estiment qu’il vaut mieux l’ôter (au laser, en espérant qu’il n’en reste pas de cicatrice), car sa vue rappelle constamment la faute qui a été commise un jour. 

Joseph et Samuel, eux, sont sûrs que jamais ils n’enlèveront les tatouages qui sont peu à peu en train de recouvrir leur corps. Dans la jeune vingtaine tous les deux, amis depuis toujours, c’est consciemment et très fièrement qu’ils ont inscrit leur judéité dans leur chair. Samuel a commencé à 15 ans, mais en gravant de suite sur son poignet droit les initiales de sa mère… qui ne lui a pas parlé pendant un mois. Depuis pourtant, il ne s’est plus arrêté : « Tout ce qui est écrit sur mon corps exprime ce que je suis et ce que je ressens à l’intérieur. Je suis couvert de mon amour pour ma famille et pour ma religion. » 

Joseph n’a commencé à se faire tatouer qu’il y a quelques mois, quand il a été sûr que c’est comme Juif qu’il serait enterré. « C’est ça qui me faisait hésiter, en plus de la réaction de ma famille. Mais dès que j’ai été rassuré, j’ai foncé. Mon premier tatouage, ça a été la famille avant tout, avec des fleurs et en hébreu. D’ailleurs tout mon bras gauche est pour ma famille, mon bras droit est pour la religion. J’en suis fier et je l’affiche. » Même s’il a dû parfois endurer l’acharnement des aiguilles pendant des heures, Joseph n’a pas perdu de temps. Il arbore déjà un impressionnant Moïse, le fameux soldat priant au Kotel, Mur occidental, à côté des bougies dédiées aux militaires tombés, le contour d’Israël et son drapeau entouré de rameaux d’olivier. Joseph est recouvert de sa peau, comme d’un talit (un châle de prière)… 

« Bien sûr, c’est interdit par la Torah et ça pose un problème halachique (de loi juive), conclut le rabbin Finegold. Mais il faut respecter le fait qu’il y a des gens qui aiment tellement leur judaïsme qu’ils veulent l’arborer sur tout leur corps. Après tout, mettre les tefilin (les phylactères), c’est mettre le Chema 2 , sur soi. Et porter sa kippa, c’est donner tout autant corps à sa conviction. Alors il y a des Juifs qui veulent aller encore plus loin en l‘encrant dans leur chair. C’est interdit, mais c’est quand même mieux que de se promener dans la vie, couvert de portraits de Madonna! »

 

Notes:

  1. En anglais, le mot signifie « étrange » ou « bizarre » et il désigne l’ensemble des minorités sexuelles.
  2. « Écoute », référence à la prière « Écoute Israël ». 
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