Les Juifs dans le Coran Entretien avec le Professeur Meir Bar-Asher

PAR ELIAS LEVY

Elias Levy

Elias Levy

Collaborateur à notre magazine La Voix Sépharade (LVS) et journaliste à l’hebdomadaire The Canadian Jewish News (CJN)

 

Islamologue israélien de renommée internationale, directeur du département de langue et littérature arabes de l’Université hébraïque de Jérusalem et auteur de plusieurs livres remarqués sur l’islam, Meir M. Bar-Asher décrypte rigoureusement la représentation des Juifs et du judaïsme dans le Coran dans un livre magistral et des plus éclairants, Les Juifs dans le Coran (Éditions Albin Michel, 2019).

Meir M. Bar-Asher a accordé, depuis Jérusalem, une entrevue à La Voix sépharade.

Le Coran est-il un livre sacré antisémite? Prône-t-il l’assassinat des Juifs?

Le Coran n’est pas un livre antisémite. Cependant, il y a dans celui-ci des versets qui peuvent nourrir la violence envers les non-Musulmans, dont les Juifs. Certains versets coraniques évoquent la colère contre les « pécheurs », ce qui se réfère souvent, d’après les commentateurs du Coran, aux Juifs et aux Chrétiens. C’est notamment le cas du verset qui conclut la première sourate du Coran (al-fâtiha) : « Dirige-nous dans le chemin droit : le chemin de ceux que tu as comblés de bienfaits; non pas le chemin de ceux qui encourent ta colère ni celui des égarés ». Le Coran s’exprime ici en termes généraux sans désigner des groupes spécifiques, mais dès les premiers commentaires il apparaît clairement que « ceux que tu as comblés de bienfaits » sont les premiers Musulmans; « ceux qui encourent ta colère » sont les Juifs, et « les égarés » sont les Chrétiens. C’est l’un des commentaires énoncés par Tabari, en 923, l’un des plus grands exégètes du Coran.

Aujourd’hui, le Coran n’est-il pas instrumentalisé par les fondamentalistes musulmans à des fins politiques et idéologiques?

Oui. Mais, force est de rappeler que les Musulmans n’ont pas l’apanage de l’instrumentalisation des écrits sacrés afin d’atteindre des objectifs politiques. D’autres religions font la même chose.

Vous démontrez dans votre livre que l’apport de la tradition juive à l’exégèse musulmane du Coran est fort important. Y a-t-il des similitudes entre la loi religieuse juive, la Halakha, et la loi religieuse musulmane, la Shari’a?

Au-delà des éléments bibliques, à l’instar du judaïsme, l’islam est aussi une religion « légale », centrée sur la loi. Ce constat est important. La Halakha et la Shari’a, c’est-à-dire la jurisprudence, jouent un rôle fondamental dans les religions juive et musulmane. Il y a des ressemblances majeures entre ces deux lois religieuses. Quand Mahomet commença à prédiquer, à partir de l’an 615, il exprima son désir de se rapprocher des Juifs et de leurs traditions religieuses. Mais quand ces derniers refusèrent de le suivre, l’islam adopta une nouvelle attitude à leur égard. Il commença à affirmer son désir d’autonomie et d’émancipation par rapport au judaïsme et, plus tard, à l’égard du christianisme. Une attitude naturelle dans la mesure où toute religion finit par acquérir et affirmer son indépendance vis-à-vis des traditions qu’elle a héritées d’autres religions plus vieilles qu’elle. Par exemple, quand l’islam était à ses balbutiements, les Musulmans se tournaient en direction de Jérusalem pour prier. Mais quand les relations entre Juifs et Musulmans se sont détériorées, la Mecque devint le point central vers lequel les Musulmans se tournaient pour prier. On voit clairement ici ces deux étapes : ressemblance et différenciation.

Pourquoi les relations entre le judaïsme et l’islam se sont-elles graduellement détériorées?

Dans le Coran, deux types de relations avec les Juifs sont évoqués. Dans un premier temps, les Juifs bénéficiaient d’une grande bienveillance de la part des Musulmans. Ils étaient considérés comme les fils élus de Dieu et les détenteurs d’une Écriture révélée, la Torah. Mais, des années plus tard, les Juifs seront stigmatisés, méprisés et haïs. Ce rejet peut s’expliquer par la grande déception que ces derniers ont provoquée chez Mahomet lorsqu’ils ont refusé catégoriquement de suivre ses traces. On a alors accusé les Juifs d’avoir assassiné des prophètes 1 et pratiqué sans vergogne le prêt usuraire. On les a dépeints comme des êtres exécrables qui violent l’Alliance avec Dieu et des adorateurs zélés du Veau d’or. Ces deux attitudes, totalement contradictoires, envers les Juifs sont la résultante de l’état des relations que Mahomet entretenait avec ces derniers. Celles-ci demeurèrent cordiales tant qu’il espérait que les Juifs l’appuieraient et adhéreraient sans rechigner à l’islam. Mais, dès que les Juifs lui ont fait comprendre qu’ils n’épouseraient jamais la religion islamique, Mahomet devint fougueux et n’hésita pas à faire usage de son sabre contre eux. 2

Pourquoi les chiites entretiennent-ils avec les Juifs une relation plus complexe et plus acrimonieuse que les sunnites?

Les chiites affirment avec assurance qu’ils sont les « vrais Israélites ». Comme les Juifs, ils croient être le peuple élu par Dieu. Ils considèrent donc que les Juifs sont, comme eux, une minorité persécutée, mais qui a connu une fin heureuse dans l’Histoire : ils ont réussi à s’affranchir de l’esclavage en Égypte et à revenir de leur exil forcé à Babylone (6e siècle). Évidemment, les chiites adoptent des positions très radicales en ce qui a trait à l’État d’Israël. Ils considèrent les Juifs comme étant rituellement impurs. Ils prônent la séparation totale avec ceux-ci : se tenir physiquement à l’écart d’eux, ne jamais partager un repas avec eux, ne pas se marier avec eux… À ce niveau-là, il est fort possible que les chiites aient été influencés par le zoroastrisme, dont les règles de pureté sont très strictes. Les sunnites ne sont pas aussi radicaux envers les Juifs, notamment en ce qui concerne la question de l’impureté.

Pourquoi le Coran établit-il une distinction claire entre les Fils d’Israël et les « Yahoud », les Juifs?

Les Juifs sont très présents dans le Coran, mais sous différents visages. Ces derniers sont présentés comme les banû Isrâ’îl, les « fils d’Israël », c’est-à-dire les Juifs de l’époque biblique. Le Coran reprend l’image, fort ambivalente, que la Torah nous donne des Juifs : à la fois peuple élu (Coran 2 : 47 et 2 : 122), que Dieu a délivré de la servitude en le faisant sortir d’Égypte et entrer en Terre sainte (Coran 5 : 21), et peuple qui ne cesse de trahir son Alliance avec Dieu, depuis le Veau d’or (Coran 5 : 13) jusqu’au meurtre de prophètes. Le Coran tient ainsi à mettre en garde les adeptes de l’islam naissant : si vous trahissez l’Alliance que nous avons contractée avec Dieu, vous serez sévèrement punis comme l’ont été les fils d’Israël.

On trouve également dans le Coran l’appellation al-yahûd (« les Juifs ») pour désigner les Juifs des époques postbibliques, et surtout ceux que Muhammad a connus à La Mecque et à Médine. Le portrait brossé dans ce cas-ci est très négatif. Un bon nombre de passages du Coran semblent viser des groupes juifs spécifiques plutôt que l’ensemble des Juifs. Ainsi, le Coran accuse « les Juifs » ou « des Juifs » d’avoir falsifié la Torah (Coran 4 : 46) tout en affirmant que « les Rabbins, à la suite des prophètes, jugent les Juifs conformément à la Torah telle que Dieu l’a révélée » (Coran 5 : 44) 3.

Pourquoi le dialogue interreligieux entre l’islam et le judaïsme est-il toujours un voeu pieux alors que, en dépit des différends théologiques millénaires qui les opposent, le dialogue entre le catholicisme et le judaïsme a connu des avancées majeures?

Je pense que le conflit israélo-arabe et le contentieux sur la Palestine constituent un sérieux écueil qui entrave l’amorce d’un dialogue franc et constructif entre le judaïsme et l’islam. Ce type de barrière n’existe pas entre le christianisme et le judaïsme.

L’Âge d’or judéo-arabe, particulièrement dans l’Andalousie médiévale, est-il un mythe ou une réalité?

À vrai dire, je ne suis pas un spécialiste de l’histoire des Juifs d’Espagne sous la domination de l’islam. Mais, d’après ce que je sais, bien que les Juifs aient vécu durant certaines périodes dans des conditions favorables d’un point de vue économique, religieux et culturel, c’est trop exagéré de qualifier d’« Âge d’or » leurs conditions de vie dans l’Espagne médiévale.

Comment envisagez-vous les perspectives futures des relations entre le monde musulman et le monde juif ?

Laissons la réponse à cette question aux prophètes.

Notes:

  1. Comme c’est aussi le cas dans d’autres accusations, le Coran ne spécifie pas de quels prophètes il s’agit. Mais la tradition musulmane post-coranique nous fournit des éléments supplémentaires, et spécifie les noms de quelques prophètes, comme, par exemple, Zacharie. Jésus est considéré aussi comme un prophète dans le Coran.
  2. Une grande partie des chapitres II et IV du livre de notre auteur traitent de ce thème.
  3. C’est un paradoxe du Coran : affirmer d’un côté que les Juifs sont porteurs d’une révélation divine (la Torah) et, d’un autre côté, affirmer que cette révélation est falsifiée. Le Coran affirme que la Torah n’a qu’une valeur partielle parce qu’elle a été falsifiée. Cf. à ce sujet l’analyse de Meir M. Bar-Asher dans le chapitre 2 de son livre (pp. 95-98).
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