La pensée grecque et la pensée hébraïque : Que nous enseigne Hanoucca ?

PAR JORDAN GLASS

Jordan Glass est enseignant en philosophie à l’Université Concordia et au Collège Dawson. Il a publié des articles dans plusieurs revues philosophiques, notamment Continental Philosophy Review, Philosophy Today et Symposium. Il nous offre ici une reflexion sur le choc des cultures grecques et hébraiques.

À Hanoucca, on commémore la victoire de la Judée sur les forces grecques commandées par Antiochus IV. À l’époque du deuxième Temple, au deuxième siècle avant l’ère commune, Antiochus voulait imposer des coutumes grecques sur tous les pays de son empire. Au peuple de Judée, il voulut interdire la circoncision, les rites en rapport avec le Temple, et l’observation du sabbat, afin d’abolir l’alliance entre Dieu et les Israélites. Mattathias le Kohen se révolta avec ses fils. Antiochus rassembla alors des armées de toutes les régions de son empire pour écraser la rébellion, mais Mattathias et ses fils menèrent le combat contre ces armées pour regagner la liberté des Hébreux. Après la guerre, en reprenant le Temple à Jérusalem qui avait été conquis et profané par Antiochus, ils trouvèrent seulement une petite fiole d’huile portant le sceau du grand-prêtre. L’huile restante devait suffire à allumer le candélabre un seul jour, mais la tradition nous raconte que l’huile brûla pendant huit jours. Aujourd’hui, en commémoration de cette histoire et de ce miracle, on allume des bougies.

Hanoucca est une célébration de la volonté et de la foi. L’histoire montre qu’il est possible pour le faible, quand il est juste, de triompher du fort[i]. Mais que signifie, plus précisément, le conflit entre les Hébreux et les Grecs dans cette histoire ? Pourquoi Antiochus veut-il opprimer le peuple de Judée et homogénéiser son royaume ? Est-ce qu’il y a quelque chose de mauvais dans la culture et la pensée grecques ? Et en quoi exactement les Hébreux sont-ils des Justes ?

 

La pensée hébraïque et le dialogue

Ce qui sous-tend toute l’histoire hébraïque et toutes les croyances juives, c’est l’Alliance établie avec Dieu. Cette Alliance implique une relation entre un peuple et Dieu qui n’existait parmi les peuples de cette région du monde antique que chez les Israélites[ii]. Les Hébreux comprennent leur relation avec Dieu comme un dialogue. Dans la religion grecque, le « prophète » ou le « voyant » subit un genre de « possession », un genre d’« extase » où l’esprit du prophète est évacué pendant qu’un pouvoir divin habite son corps[iii] ; mais dans la prophétie ou la révélation hébraïque, Dieu parle. Il utilise une langue (ou au moins un langage) compréhensible par l’être humain qui, à son tour, demeure dans son corps et qui — qu’il dorme ou qu’il soit éveillé — est à même de consciemment recevoir le message afin de le transmettre ou de faire ce qui lui est commandé[iv]. En plus, le prophète répond souvent directement à Dieu et devient un partenaire dans un dialogue. La relation entre le prophète et Dieu reste ainsi une relation entre sujets[v]. Cette relation personnelle et dialogique se voit aussi en ce qui concerne le peuple entier. L’Alliance est une entente entre deux parties qui répondent l’une à l’autre.

À cause de la relation dialogique entre le peuple et Dieu — qui est basée sur le langage — les Hébreux ont développé une vénération extrême pour la parole hébraïque ; et cette vénération détermine tout le judaïsme rabbinique ainsi que la tradition kabbalistique. Mais comment cette déférence pour la parole s’est-elle développée ?

La Tora contient pour le Juif des lois pour diriger toute la vie. Mais la Tora est un livre plutôt concis. Comme pour tous les systèmes légaux, il faut l’interpréter pour l’appliquer à toutes les situations particulières et à tous les contextes possibles qui surviennent au fil de temps. C’est ainsi que la Tora, la loi écrite, s’accompagne, depuis sa réception, d’une loi orale. Cette loi orale est composée de siècles de commentaires rabbiniques — que l’on appelle le Talmud — et sert alors à rendre possible l’application pratique de la loi. Toutefois la loi orale, transcrite dans le Talmud, n’est pas le bilan des décisions définitives rendues par les rabbins. Le Talmud ne garde pas seulement les résultats des débats entre les rabbins. Il garde aussi toutes les discussions qui amenèrent à ces décisions. Le Talmud préserve donc des opinions mêmes contradictoires et c’est illustré à plusieurs reprises par la phrase : « celle-ci et celle-là sont paroles de Dieu vivant », signifiant que toutes les opinions des rabbins, même contradictoires, font partie de la richesse de la Tora, de la parole infinie de Dieu[vi].

En étudiant la Tora à travers le Talmud, on n’apprend pas seulement les décisions définitives prises par les rabbins, en leur temps, mais aussi une certaine manière de s’interroger et de réfléchir avec d’autres personnes. On apprend à apprécier la richesse d’autres opinions. Bien que la Tora soit la parole absolue et incontestable de Dieu, elle — vue du côté de la loi orale, qui est aussi légitime que la loi écrite — est aussi hétérogène, polysémique, multivocale, et parfois contradictoire. Comme la relation à Dieu, la relation à la loi et à la vérité est dialogique et demande de la parole et de la conversation. Alors la conception de la vérité juive elle-même a toujours un aspect social où se mêlent une pluralité de points de vue.

La pensée grecque et la raison

Par contre, quelle est la nature de la pensée grecque ou hellénistique ? On a vu que le caractère des rapports avec les dieux dans le culte grec n’est pas identique au caractère dialogique de l’Alliance avec Dieu et le peuple israélite. Bien que dans la mythologie grecque les dieux entrent parfois dans le monde humain, ils sont aussi souvent représentés comme éloignés et peu intéressés par ces derniers[vii]. Nonobstant les similarités entre les deux peuples, il n’y a pas eu de dieu vivant chez les Grecs qui, en tant que Roi ou Maître, guidait directement toute la nation et qui restait actif dans l’histoire présente et continue du peuple. En bref, il n’y a pas eu de conception chez les Grecs, comme chez les Hébreux, d’une alliance.

En ce qui concerne la conception de la vérité, la tradition grecque hellénistique était surtout influencée par Platon et Aristote, et certains Hébreux aussi étaient séduits par la sagesse et la culture grecques[viii]. Tandis que le Talmud est une véritable célébration de l’exégèse perpétuelle et du mouvement du langage, pour Platon et Aristote, la parole est un outil dont on devrait se méfier, qui sert seulement à nous amener à une vérité objective ou impersonnelle au-delà du langage[ix]. La vérité, pour eux, devrait être formelle, devrait exclure la contradiction en unissant et réglant tout élément disparate. L’idéal de vérité dans la tradition grecque est alors une vérité soustraite de la subjectivité, de la personnalité, de la vie temporelle et de l’être humain individuel. Ainsi, Platon décrit la pensée comme une dialogue interne avec soi-même[x] plutôt que comme une communication avec les autres, et en fin de compte, pour lui, on n’apprend rien des autres[xi]. En plus, la vérité pour lui est une « forme platonicienne », quelque chose de fixe et d’éternel qui n’est pas affecté par l’être humain ou sa situation particulière. Pour Aristote, c’est la pensée pure et interne — qui est apparemment identique chez tous les êtres humains — sans langage et sans communication, qui est la plus proche de la vérité ; et il se méfie du langage polysémique qui exprime plusieurs sens à la fois[xii]. Suivant ces idées, pour toute la tradition intellectuelle grecque, la bonté aussi est un principe rationnel. « L’éthique » est toujours une responsabilité envers la raison et seulement après, en conséquence, envers d’autres personnes. Elle n’est pas — comme elle l’est dans la tradition juive — une responsabilité basée sur l’amour personnel pour Dieu et pour le prochain[xiii] à qui, à travers le langage, on est irréductiblement lié.

En bref, selon cette interprétation, pour la tradition grecque, la vérité est fixe, logique, conceptuelle, universelle (ce qui exclut l’individu), tandis que pour la tradition hébraïque, la vérité est absolue et incontestable, mais aussi dialogique et personnelle. Elle se produit, d’une manière, dans les rapports interpersonnels, dans la communication avec les autres et avec Dieu.

Que nous enseigne Hanoucca ?

On est, en Occident, encore dans le sillage de la pensée grecque. Comme déjà à l’époque du deuxième Temple, la tradition grecque a énormément d’influence sur la vie autour des Juifs, mais aussi sur la vie interne de beaucoup de communautés juives. Toute notre science, notre technologie, notre médecine, et une grande partie de notre culture — et même le style d’exposition dont je me sers ici — est emprunté à cette tradition.

Mais jusqu’à présent, les pays les plus « avancés » — les plus « rationnels », ou les plus « grecs » si on peut dire — sont coupables de crimes violents et inhumains : des génocides, le colonialisme et l’impérialisme. On pourrait inclure l’agression d’Antiochus dans cette histoire violente occidentale ; et ainsi on revient à la question du début : que signifie vraiment le conflit entre les Hébreux et le pouvoir grec, représenté par Antiochus ? Est-ce qu’il y a quelque chose de problématique dans la culture et la pensée grecques occidentales qui cause ces atrocités ? Est-ce qu’il y a vraiment un rapport entre la pensée grecque en général et l’impérialisme despotique d’Antiochus ?

Dans le cadre de cet article, nous n’avancerons pas de réponse à cette question, bien que, selon quelques philosophes, une tendance vers l’oppression politique en Occident soit bien reflétée dans sa conception de la vérité trop conceptuelle et impersonnelle. Mais on ne peut pas en quelques centaines de mots résumer ici une civilisation et la juger ; et Antiochus ne représente peut-être pas bien la tradition occidentale et la culture grecque qui l’entourait. Il vaut mieux parler de la culture juive et nos responsabilités. La leçon fondamentale que nous enseigne la tradition juive est que la vérité conceptuelle ou abstraite n’a pas plus d’importance que la relation paisible entre des êtres vivants et l’amour pour autrui et pour l’étranger. Cette valeur se voit dans le style d’exégèse juive que nous venons de voir, où le modèle de vérité prend la forme d’un dialogue entre plusieurs personnes avec plusieurs points de vue.

Mais avant de nous féliciter pour notre tradition, il faut remarquer aussi que, selon plusieurs sources, une partie de la guerre en Judée eut lieu entre les peuples de Judée eux-mêmes, parce que certains d’entre eux voulaient s’helléniser et accepter le règne grec. Alors la distinction entre « les Hébreux » et « les Grecs » à l’époque n’est peut-être pas si nette. Il faut remarquer aussi que le « judaïsme » du Temple et les événements avec Antiochus se déroulèrent trois siècles avant le début de la rédaction de la loi orale et l’ère rabbinique, trois siècles avant le début du judaïsme comme nous le connaissons. 

En fait, nous nous rappellerons que la loi orale, le Talmud — un héritage éthique et intellectuel important pour les Juifs — est la partie de la loi qui est essentielle pour la vie humaine pratique, pour la vie qui subit des changements et des circonstances inattendues tel qu’une diaspora. Or, c’est à cause de la Diaspora que la Guemara (une « couche » ou partie importante des commentaires dans le Talmud) est écrite en Araméen et non en Hébreu. Donc la Diaspora, l’exposition des Israélites à d’autres cultures et à d’autres langues fût un élan important pour le développement même de la loi orale et du Talmud. La nécessité pratique de traduire et d’interpréter la Tora en d’autres langues vernaculaires influença pour toujours notre compréhension de la Tora hébraïque elle-même. Cela veut dire que même l’esprit juif de l’exégèse — essentiel au judaïsme et à son éthique — est en grande partie dû à la rencontre entre les Israélites et d’autres cultures ; et la rencontre avec les Grecs aussi influença de façon importante le caractère du judaïsme, caractère dont on a raison d’être fiers.

Dans nos recherches pour la vérité, il faut rester critique. On ne peut pas faire de compromis en ce qui concerne la vérité et « un ignorant ne saurait être pieux[xiv] ». Il faut séparer ce qui est juste de ce qui est mal, et il faut toujours dénoncer les parties nocives d’une culture. Mais il faut aussi garder de la patience et de l’humilité dans la recherche des vérités ultimes ; et il faut être capable de bien distinguer la personne qui s’exprime par des éléments empruntés d’une culture et la personne elle-même qui s’exprime.

Alors, Hanoucca nous enseigne la même chose que ce que nous enseigne l’ensemble de la tradition juive. Il faut aimer son prochain, il faut défendre les droits des peuples opprimés injustement, et il faut rechercher la valeur qui peut se cacher de manière insoupçonnée dans de petites choses négligeables et parfois étranges. Que ce soit une fiole d’huile, les petites lettres carrées de la Tora, la rencontre avec une culture, ou la rencontre avec une personne qui tient des opinions et qui a des coutumes qui nous sont étrangères, il faut être capable d’y voir quelque chose de surprenant ou peut-être de miraculeux.

[i] Voir la prière que l’on récite lors de Hanoucca, V’al Hanissim, « Et pour les miracles ».

[ii] Sur les similarités et les différences entre L’Israël, L’Egypte, La Babylonie et L’Arabie, voir Martin Buber, La monarchie de Dieu (Paris : Verdier, 2013, trad. Jean-Luc Evard) ; mais il affirme que le genre de conception d’Alliance entre le peuple d’Israël et Dieu était propre à eux (p.139). Voir aussi à ce sujet Heschel, The Prophets (New York : HarperPerennial, 2001), « Prophets Throughout the World », pp. 572-605. Il affirme : « Il y a des phénomènes dans beaucoup de pays qui portent une ressemblance forte mais superficielle à la prophétie biblique. Pourtant, une analyse attentive révélera leur différence essentielle », p. 573.

[iii] André Neher, Prophètes et prophéties (Paris: Éditions Payot & Rivages, 2004), pp. 48, 106. Voir aussi David Banon, La lecture infinie : les voies de l’interprétation midrachique (Paris: Éditions du Seuil, 1987), p. 29.

[iv] Heschel notamment insiste sur le fait que les prophètes hébreux auraient gardé de la « clarté mentale » et de la « conscience de soi […] même au moment de leur appel [prophétique] », et que « l’acte de prophétie a lieu en plein conscience de soi » (The Prophets, op. cité, p. 447 et 495). En outre, même quand la prophétie est reçue dans un rêve, Dieu parle (Nom. 12:6).

[v] Heschel, The Prophets op. cité, p. 497. Voir aussi Neher, Prophètes et prophéties sur le dialogue avec Dieu comme un dialogue entre sujets, op. cité, pp. 109-110, 127 ; et voir Benjamin Gross, L’aventure du langage: L’alliance de la parole dans la pensée juive (Paris: Albin Michel, 2003), 19-20.

[vi] Cette phrase et des idées pareilles se trouvent dans le Talmud de Babylone dans les traités Gittin 6b, Eruvin 13b et Haguiga 3b. Au sujet de la loi orale, voir Gershom Scholem, « Révélation et tradition comme catégories religieuses dans le judaïsme » dans Le Messianisme juif (Paris : Les Belles Lettres, 2016). Sur l’importance de la contradiction dans le Talmud voir Emmanuel Levinas, Difficile liberté (Paris: Éditions Albin Michel, 2006), 89.

[vii] Ce qui est l’opinion d’Épicure, par exemple.

[viii] Flavius Josèphe, Antiquités judaïques, XII, ch. 5 et Victor Tcherikover, Hellenistic Civilization and the Jews (Philadelphia: The Jewish Publication Society of America, 1959), pp. 160-1 montrent que le prêtre Jason (qui avait hellénisé son nom hébreu, Joshua) voulut s’attirer les bonnes grâces d’Antiochus pour des raisons politiques. Bien que la langue et la sagesse grecques ne furent pas acceptées parmi tous les Hébreux, des commentaires Talmudiques montrent qu’elles influencèrent le monde Israélite. Voir dans le Talmud de Babylone, Sota 49b et l’article « Ancient Jewish History: Hellenism », dans la Jewish Virtual Library, https://www.jewishvirtuallibrary.org/hellenism-2 (accédé le 16 octobre 2019).

[ix] Platon, « Le Cratyle ». Dans une partie de son œuvre (par exemple dans son « Phèdre »), on observe un grand respect pour le dialogue interpersonnel et la parole ; mais ce n’est pas la partie de son œuvre qui a influencé la pensée grecque la plus.

[x] Platon, « Théétète », 189e-190a et « Le Sophiste », 263e-264b.

[xi] Platon, « Ménon ».

[xii] Aristote, « De l’interprétation », 16a, 18a et La Métaphysique, 1006b.

[xiii] À ce sujet, voir le commentaire d’Abraham Heschel, The Prophets, op. cité, p. 276.

[xiv] Talmud de Babylone, Ethique des Pères 2: 5.

Top