Lionel Ifrah, Moïse à Washington : Les racines bibliques des États-Unis

PAR BERNARD BOHBOT

Bernard Bohbot est étudiant en histoire à l’UQAM. Auteur d’un mémoire sur les Juifs d’extrême gauche en mai 68 et la question palestinienne, il est également membre des Amis canadiens de La Paix maintenant, mais il s’exprime toutefois ici à titre personnel.

L’ouvrage de Lionel Ifrah Moïse à Washington : Les racines bibliques des États-Unis, Albin Michel, 2018, retrace les racines bibliques de l’organisation de la vie des premières colonies à s’être établies aux États-Unis. Agrégé d’anglais et docteur ès lettres, Lionel Ifrah est également cofondateur du Centre de recherche sur les Juifs dans les pays de langue anglaise attaché à l’université Paris-Nanterre. Dans cette recherche fascinante, il se penche en particulier sur les puritains britanniques 1, qui fuirent les persécutions religieuses au XVIIe siècle, à la suite de l’intronisation en Angleterre de Jacques 1er, roi qui les réprima lourdement.  Les brimades qu’ils subirent les pousseront à se chercher une nouvelle terre plus accueillante. C’est ainsi qu’ils fourniront la majeure partie des effectifs qui coloniseront la Nouvelle-Angleterre en s’inspirant des préceptes de la Torah ainsi que du périple des Hébreux de l’Antiquité. La Bible servit donc de véritable modèle de la société idéale qu’ils cherchaient absolument à émuler. Cet objectif s’observe notamment dans le nom donné aux nouvelles implantations construites en Amérique du Nord (Jérusalem, Nazareth, Sion, Bethléem, etc.), dans les prénoms bibliques des enfants, dans l’accoutrement (calotte sur la tête, port de la barbe, longue redingote) ou encore dans le calendrier (respect des règles du shabbat qui fut toutefois déplacé au dimanche).

On apprend également que ces puritains apprennent l’hébreu, et que la cérémonie de remise des diplômes dans de grandes universités telles que Harvard se clôture par la lecture d’un discours en hébreu. Ifrah insiste sur un élément important : l’influence de la Torah sur le monde protestant s’observera surtout chez les puritains (presbytériens) qui s’installèrent en

2Les puritains, connus aussi sous le nom de presbytériens, appartenaient à un courant religieux issu de la Réforme protestante (du calvinisme surtout), qui s’opposera à l’Église d’Angleterre (anglicane). Selon eux, l’Église anglicane n’avait pas rompu définitivement avec les pratiques catholiques. Or, les puritains voulaient revenir aux sources du christianisme, en imitant le christianisme primitif dépouillé notamment de la hiérarchie ecclésiastique qui était à leurs yeux responsable de la corruption de l’Église.

Nouvelle-Angleterre, et constituaient la communauté religieuse la plus importante des colonies américaines. Cependant, d’autres courants protestants moins rigoristes et moins puissants sur le plan démographique et politique, tels que les quakers de Pennsylvanie prendront eux aussi la Torah comme point de référence – en reprenant le calendrier hébraïque, ou en célébrant à leur manière, le shabbat par exemple.

Par ailleurs, la pensée politique des colons britanniques, qui se révolteront plus tard contre la métropole, la Grande-Bretagne, afin d’obtenir leur indépendance, s’inspire, elle aussi du périple des Hébreux.

Le voyage difficile qui mènera les puritains anglais vers l’Amérique sera comparé à la traversée de la Mer rouge par les esclaves hébreux qui sortirent d’Égypte. Le Roi d’Angleterre Jacques 1er (1566-1625), qui persécutait les puritains, sera, quant à lui, assimilé à la figure du pharaon. Et la conquête de l’Amérique sera pour sa part vue à l’aune de la conquête de la terre de Canaan par Josué. D’ailleurs, à l’instar des Hébreux qui envoyèrent 12 espions (un par tribu) en terre de Canaan afin de mieux repérer le lieu, avant de le conquérir, les colons britanniques prépareront eux aussi un corps expéditionnaire d’une douzaine d’hommes pour préparer les conquêtes territoriales vers l’Ouest tout juste après la Guerre d’indépendance des États-Unis de 1776 à 1783. Car en Amérique, les colons britanniques s’identifiaient également aux Hébreux libres conquérant une terre qui leur était promise.

Quant aux Autochtones, le regard posé à leur endroit est ambigu. Certes, on les verra, d’une part, comme les ancêtres des ennemis des enfants d’Israël. En particulier à l’image des Cananéens, ce qui justifie leur refoulement, mais on les verra également comme les descendants des tribus perdues d’Israël que l’on doit évangéliser – au même titre que les autres Juifs.

Fait intéressant, lorsque les colons britanniques se retourneront contre l’ancienne mère-patrie, c’est encore une fois le système politique biblique qui servira de référence. Ainsi, George Washington rejettera la monarchie et défendra plutôt le modèle républicain dont il verra des traces dans la bible – le gouvernement des Juges élus par le peuple, la division des pouvoirs, etc.

En somme, l’univers biblique imprègne largement le quotidien des colons britanniques, et ce, même après quelques générations. Ifrah raconte une anecdote très révélatrice, dans leur interprétation rigoriste de la Bible,  des travaux visant à sauver un homme tombé dans un puits seront suspendus pour la durée du shabbat 3. On ira même jusqu’à imposer des sanctions à ceux qui flânaient le jour du repos, plutôt que de se rendre à l’Église.

Mais pourquoi une telle attirance pour l’Israël biblique? Cela provient sans doute du parallèle entre leur situation de minorité opprimée par le pouvoir britannique qui faisait écho à celle des Hébreux de l’Antiquité et de leur sortie d’Égypte. À cela s’ajoute cette tradition issue de la Réforme protestante voulant que les ouailles devaient pouvoir lire elles-mêmes la Bible (en anglais, en grec ou en hébreu – car ce courant combinait l’Ancien et du Nouveau Testament), et de l’interpréter avec le plus de rigueur possible.

Ainsi, on s’aperçoit que même si le christianisme repose en partie sur une tradition anti-juive qu’on ne peut marginaliser (la notion de Verus Israël, véritable Israël, censé incarner l’Église qui a pour ambition de remplacer le judaïsme) 4, il existe dans l’Église également certains courants qui perçoivent le christianisme comme l’héritier de la tradition juive. En d’autres termes, tous les chrétiens n’ont pas toujours voulu « tuer le père » juif dans une logique freudienne. Certains souhaitaient simplement s’en inspirer et le surpasser. De là à parler de philosémitisme chrétien, il n’y a qu’un pas qui saurait être aisément franchi. C’est cette découverte inédite que nous permet de faire Lionel Ifrah, agrégé d’anglais et docteur d’État ès lettres.

Notes:

  1. Les puritains, connus aussi sous le nom de presbytériens, appartenaient à un courant religieux issu de la Réforme protestante (du calvinisme surtout), qui s’opposera à l’Église d’Angleterre (anglicane). Selon eux, l’Église anglicane n’avait pas rompu définitivement avec les pratiques catholiques. Or, les puritains voulaient revenir aux sources du christianisme, en imitant le christianisme primitif dépouillé notamment de la hiérarchie ecclésiastique qui était à leurs yeux responsable de la corruption de l’Église.
  2. Les puritains, connus aussi sous le nom de presbytériens, appartenaient à un courant religieux issu de la Réforme protestante (du calvinisme surtout), qui s’opposera à l’Église d’Angleterre (anglicane). Selon eux, l’Église anglicane n’avait pas rompu définitivement avec les pratiques catholiques. Or, les puritains voulaient revenir aux sources du christianisme, en imitant le christianisme primitif dépouillé notamment de la hiérarchie ecclésiastique qui était à leurs yeux responsable de la corruption de l’Église.
  3. À l’inverse de la tradition juive qui impose de transgresser le shabbat pour sauver un être (notion connue sous le nom de « pikoua’h nefesh »).
  4. Sur l’évolution de ce concept, dans l’Église catholique se référer à la déclaration Nostra Ætate lors du 2e concile œcuménique de Vatican 2 (1963-1965),
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