Une vision juive de l’environnement

PAR MICHEL JÉBRAK

Michel Jébrak, géologue, est titulaire d’un doctorat en ressources minérales et d’un doctorat d’État ès sciences. Il est professeur émérite au département des sciences de la Terre et de l’atmosphère de l’Université du Québec à Montréal et enseigne en France et au Canada. Son principal domaine d’intérêt est les ressources minérales, tant du point de vue technique que sociologique 1.

 

 

La Bible juive, la Torah, est pleine de références à la Nature. Et cela commence avec le Jardin d’Éden, une odeur de Paradis… Adam et Ève sont herbivores, confiants dans leur environnement. Adam, c’est le terrien (ha-adam), façonné à partir de la terre (ha-adamah), et sa femme vient à son côté. Dieu leur a donné toute herbe sur la surface de toute la Terre et tout arbre qui porte en lui des fruits. Ils sont dans le Jardin d’Éden pour le garder et le soigner (Genèse 2, 15). La première tâche des humains, c’est donc bien de se soucier de leur environnement! Au Jardin d’Éden, il n’y a pas d’animaux à chasser, pas de mine à exploiter… Adam et Ève n’en ont pas vraiment besoin, et le monde ne leur appartient pas.

Toutefois, la situation se dégrade… Adam et Ève sont chassés du Jardin d’Éden. La Nature se transforme en un milieu plutôt hostile, un instrument de punition de l’être humain dans la main de Dieu. La situation empire encore avec le Déluge qui vient corriger leur puissance naissante.

La Torah présente donc la Nature à la fois comme une mère nourricière confiée aux humains et comme la main de Dieu face à l’humanité qu’Il a créée.

L’être humain, gardien de la Nature

L’humanité a reçu le soin de s’occuper de la Nature, des animaux, des champs, d’en tirer profit (Genèse 1,28). Mais l’être humain se doit de respecter la Nature. Il existe en effet plusieurs grands principes dans la Bible sur le sujet.

Dans le Deutéronome, le principe de bal tachh’it s’oppose au gaspillage, à toutes les destructions injustifiées. Cela vient d’un verset qui interdit de couper les arbres fruitiers en période de guerre (Deutéronome 20, 19). Dans l’un des plus vieux recueils des traditions rabbiniques, le Midrach Sifré sur Deutéronome – écrit aux environs de l’an 300 – la loi est élargie à l’interdiction d’interférer avec des sources d’eau. Le Talmud étend cette défense au gaspillage des produits combustibles. Maïmonide, le grand rabbin du Moyen Âge espagnol, étend cette idée à la destruction des plats, des tissus, à la démolition des maisons 2.. Le respect des équilibres naturels est également très présent dans la Torah : la notion d’année sabbatique est une indication claire de la nécessité du repos pour tous, pour les humains comme pour la Nature, en jachère tous les 7 ans (Lévitique 25,4).

Le principe de tsaar baalé hayyim interdit tout acte de cruauté envers les animaux. On ne doit pas manger un animal vivant. Le jour de chabbat est un jour de repos pour les humains et les animaux. Le judaïsme restreint volontairement notre rapport aux animaux. La cacherout, le respect des règles alimentaires prescrites par la Torah, est une tentative de contenir le côté carnivore de l’être humain. L’abattage cacher tente de limiter les souffrances des animaux; il est interdit, par exemple, de tuer le parent et le petit le même jour, de prendre la mère et ses oeufs dans un nid 3.

L’interdiction de la chasse est moins explicite; mais les grands héros juifs sont plutôt des bergers, et le Talmud condamne fermement ceux qui s’adonnent à la chasse (Avoda Zara 18b). La tradition encourage donc la compassion envers les êtres vivants.

Ainsi, le judaïsme biblique est un judaïsme terrien, enraciné dans l’agriculture du croissant fertile. On subit la Nature, on ne la domine pas… On y célèbre Tou Bi-Chevat, la fête des arbres et de la biodiversité. On fête l’agneau pascal et les rythmes agraires. La Torah développe un système complexe de protection de l’environnement. Mais c’est un système pratique, au centre duquel se situe l’être humain.

La Nature dans la main de Dieu

Si l’être humain doit protéger la Nature, Dieu se sert souvent de la Nature pour prévenir l’humanité et le peuple d’Israël. Certaines des situations de la Bible ne sont pas sans évoquer des situations présentes encore de nos jours.

Le Déluge est la marque d’un terrible changement climatique : la tour de Babel a-t-elle dévié les nuages, a-t-elle percé le réservoir des cieux? Les étés étouffants, le grand verglas de Montréal, la neige à Jérusalem ne seraient-ils pas le reflet de l’incroyable folie humaine qui consiste à rejeter du CO2 dans l’atmosphère? Dieu ne nous prévient-il pas des excès de notre technologie par son « bras étendu », comme le rappelle le récit de la Haggadah de la Pâque? Les dix plaies d’Égypte sonnent comme des fléaux très modernes, où la nature punit aussi les excès sociaux à la fois par des dérèglements physiques et biologiques.

La Nature est ainsi souvent instrumentalisée par Dieu. Il peut faire avec la Nature et les animaux ce que bon lui semble selon Ses plans propres. Ainsi, dans le Chema, la prière centrale du judaïsme, dans le deuxième paragraphe, on murmure que D. pourrait arrêter la pluie en réponse aux mauvaises conduites (Deutéronome 11,17).

Sur le fond, le judaïsme est donc très loin du fondamentalisme écologique, celui de l’Écologie profonde, qui défend la valeur intrinsèque des êtres vivants et de la nature, indépendamment de leur utilité pour les êtres humains. Pour le judaïsme, c’est là une version moderne du paganisme. Le judaïsme priorise l’être humain, l’oeuvre de Dieu, l’agent de Dieu sur le monde. La Nature a été créée par un Dieu transcendant pour l’usage de l’être humain sous la contrainte du respect de lois morales. L’être humain est responsable.

Ainsi, le traité Taanit 23a du Talmud comporte l’histoire suivante : un rabbin passa un jour près d’un champ où il vit un vieil homme qui plantait un chêne « Pourquoi plantes-tu cet arbre? », lui demanda-t-il. « Tu ne t’attends sûrement pas à vivre assez longtemps pour le voir grandir et donner des glands? » « Ah, répondit le vieil homme, mes ancêtres ont planté des arbres non pour eux, mais pour nous afin que nous bénéficiions de leur ombre et de leurs fruits. J’en fais autant pour ceux qui viendront après moi. »

Une pensée en évolution

Le judaïsme, contrairement à ce que l’on peut parfois croire, est une pensée en évolution, une pensée vivante… Je voudrais illustrer cette évolution en évoquant la réflexion environnementale de deux philosophes juifs absolument majeurs sur l’environnement.

Le premier est Baruch Spinoza (1632-1677). Spinoza part de l’étude de la Nature pour nous montrer que l’homme est fait de cette Nature. Plus encore que de son étude de la Nature, il ne pourra apprendre que sur sa propre nature. L’être humain n’est pas un empire dans un empire : il est partie de ce tout infini qu’est la Nature. Il doit mieux comprendre, mieux prendre conscience de son insertion dans le tout. Il n’existe donc pas d’opposition entre la Nature et les êtres humains.

Le second est Hans Jonas (1903-1993). C’est un philosophe juif allemand, élève de Husserl et d’Hannah Arendt, fils d’une déportée à Auschwitz.

Jonas est frappé par le pouvoir énorme de l’être humain, et développe l’idée d’un principe fondamental, le principe de responsabilité. Nous sommes responsables face aux autres, bien sûr, mais nous sommes responsables face aux générations futures, une notion majeure du développement durable.

Jonas a une vision messianiste pessimiste : la technologie doit être humble et le principe de précaution s’impose. C’est donc une utopie assez noire, où l’arrivée du Messie est peu probable à court terme.

Conclusion

Le judaïsme est fondamentalement optimiste : ainsi, les prophéties d’Isaïe nous annoncent pour la fin des temps : « Le loup habitera avec l’agneau, le tigre reposera avec le chevreau, veau, lionceau et bélier vivront ensemble, un jeune garçon les conduira… et le lion, comme le boeuf, se nourrira de paille » (Isaïe 11,6-7). Pour le judaïsme, le début du monde et sa fin sont écologiquement parfaits. Entre les deux, que faut-il faire? Respecter la nature, et même plus. Si on reprend la Kabbale d’Isaac Louria, à Safed, au 16e siècle, le Tsimtsoum est la contraction de Dieu, le retrait de D. pour laisser la place à l’être humain. Le monde a été créé incomplet : l’être humain doit compléter le monde. Dans ce cas, l’être humain devient coresponsable du monde. L’Israël moderne a d’ailleurs très tôt mis en place cette vision. Le Keren Kakayemeth le-Israel (KKL) reboise dès l’origine du pays, avant même la création d’Israël : dès la première décennie du 20e siècle, le KKL participe à l’achat de terrains pour la forêt de Ben-Shemen, en même temps que pour la création de Tel-Aviv! Plusieurs mouvements juifs environnementalistes poursuivent ce chemin…

En résumé, quelle est la vision juive de l’environnement? Je dirais que le mot clef est le mot responsabilité. L’être humain est responsable de ce que Dieu lui a confié. Nous pouvons, nous devrons être les cocréateurs du monde avec Dieu. Le judaïsme a développé à la fois une pratique et une éthique de nos relations au monde. Et c’est dans cette éthique de la responsabilité que l’écologie et le judaïsme se rejoignent.

Notes:

  1. La première version de cet article a été mise en ligne sur http://www.jcrelations.net/Une_Vision_Juive_de_l_Environnement.4653.0.html dans le cadre du Dialogue judéo-chrétien de Montréal. Nous remercions l’auteur de nous avoir autorisés à publier une partie de son texte et d’y avoir apporté d’autres éclairages.
  2. Pour les références, voir Dr Manfred Gerstenfeld, « Le Judaïsme et l’environnement 2, sur le site Lamed, 2000.
  3. Voir Exode 23, 19 et Deutéronome 22, 6 et 7.
Top