Les fautes à l’égard de Dieu et les fautes à l’égard d’autrui : Emmanuel Levinas sur le pardon
PAR JORDAN GLASS
Jordan Glass est enseignant en philosophie à l’Université Concordia et au Collège Dawson. Il a publié des articles dans plusieurs revues philosophiques, notamment Continental Philosophy Review, Philosophy Today et Symposium. Il nous offre ici une réflexion philosophique d’inspiration lévinassienne à la veille des fêtes juives solennelles de la nouvelle année 5780.
Le philosophe Emmanuel Levinas (1906-1995) est connu pour sa contribution à la pensée juive du vingtième siècle ainsi que pour sa philosophie éthique. Grand lecteur du Talmud, directeur de l’importante École normale israélite orientale à Paris, et philosophe de renommée, Levinas a exercé, après la Deuxième Guerre mondiale, une grande influence sur le milieu intellectuel en Europe et ailleurs dans le monde.
Dans une leçon talmudique sur le pardon 1,Levinas rapporte une histoire qui est racontée dans le traité Yoma (87b) du Talmud de Babylone : Rav commentait un texte en présence de Rabbi, un autre sage. Entra Rav Hiya et Rav reprit son discours depuis le début. Entra Bar Kappara et Rav le reprit encore. Rav Simon arriva et Rav reprit encore sa lecture du début. Vint alors Rav Hanina bar Hama et Rav demanda : « Combien de fois faut-il que je reprenne la lecture? » Il ne recommença pas et Rav Hanina s’en offensa. Pendant treize ans, à la veille de Yom Kippour — le Jour du Grand Pardon — Rav alla demander pardon. Rav Hanina ne lui pardonna pas et Rav partit alors pour enseigner ailleurs en Babylonie.
Nous savons que, avant Yom Kippour, nous sommes censés demander pardon aux personnes que nous avons blessées. Bien que les fautes envers Dieu s’effacent en jeûnant et en priant selon les préceptes de Yom Kippour, pour obtenir le pardon de nos fautes envers autrui, nous devons l’apaiser en présentant des excuses accompagnées, s’il le faut, de supplications et d’actes de réparations. Le consentement d’autrui est nécessaire pour le pardon et on ne devrait pas sous-estimer la gravité de cette obligation : notre bonne conscience et notre paix dépendent d’autrui. Cependant nous apprenons aussi que, selon la tradition juive, on est libéré d’une obligation après avoir sincèrement sollicité trois fois le pardon de l’offensé (Yoma 87a), qu’il s’apaise ou non.
Alors pourquoi Rav a-t-il demandé pardon treize fois? Et pourquoi Rav Hanina était-il si intraitable face à une telle transgression qui pourrait apparaitre comme superficielle? Qu’est-ce que Rav avait fait de si répréhensible?
Que Rav demande pardon treize fois s’explique, nous dit Levinas, par le fait que l’histoire concerne des personnages talmudiques, des sages qui incarneraient l’idéal plutôt que la norme pour ce qui a trait au comportement moral. Mais si tel est le cas, pourquoi Rav Hanina se montre-t-il si implacable? Ne devrait-il pas être beaucoup plus clément que le quidam ordinaire?
Dans la suite du passage talmudique, on apprend que Rav Hanina avait fait un rêve dans lequel Rav était pendu à un palmier. Or, selon une opinion talmudique, quiconque apparaît en rêve de la sorte est promis à devenir chef d’école, une autorité importante. Rav Hanina en a conclu que Rav lui succèderait, et alors il préféra que Rav parte pour devenir chef d’une académie ailleurs plutôt qu’il ne reste et ne prenne sa place; et c’est pour cette raison que Rav Hanina ne lui aurait pas pardonné.
Est-ce que le récit concerne donc simplement un conflit entre intellectuels aux égos trop « délicats »? Levinas s’interroge : étant donné qu’il s’agit d’un rêve de Rav Hanina où les ambitions secrètes de Rav se révèleraient à l’esprit du rêveur, est-ce possible que Rav n’ait lui-même pas été conscient de sa vraie faute? Ainsi le problème ne serait pas seulement le manque de respect dont Rav avait fait preuve en refusant de recommencer son discours — une faute pour laquelle on peut imaginer que ses excuses présentées au cours de treize ans eussent été amplement suffisantes — mais sa vraie faute résiderait peut-être dans la raison pour laquelle il s’est montré impatient. Il aurait visé le poste, ou plutôt la place d’autrui. Rav était peut-être trop pressé d’usurper le bien de quelqu’un d’autre. Mais si Rav n’était pas conscient de son aspiration, aurait-il pu reconnaître ses fautes et alors en demander pardon?
Évidemment, l’histoire ne concerne pas seulement une petite querelle qui aurait dû cesser de nous intéresser il y a quinze siècles. Elle nous enseigne quelque chose de plus général sur la responsabilité. Réfléchissant aux fautes morales, on pense naturellement aux fois où l’on est égoïste, aux moments où l’on est méchant de façon flagrante. On pense à la violence manifeste. Mais ce genre de faute, bien sérieux, est peut-être exceptionnel.
Pourtant, il y a une autre sorte de faute, plus quotidienne, dont on ne se rend souvent pas compte. On commet des fautes innocemment et en agissant de bonne foi. Levinas demande : « l’offensant est-il à même de mesurer l’étendue de ses torts? Savons-nous jusqu’où va notre malveillance? Et dès lors, avons-nous véritablement le pouvoir de solliciter le pardon? […] Dès que vous entrez dans la voie des offenses, vous entrez, peut-être dans une voie sans issue » (ibid., 55). Parfois, on fait du mal qui ne se remarque pas.
Mais comment est-il possible qu’on soit responsable même pour les fautes dont on n’est pas conscient? Est-ce qu’on est vraiment responsable chaque fois qu’autrui, trop sensible, se sent froissé?
Posons-nous d’abord la question de savoir d’où vient l’obligation à l’égard d’autrui et en quoi elle consiste. Les négligences à l’égard de Dieu peuvent être pardonnées par la techouva ou le repentir — en accomplissant scrupuleusement et sincèrement les rites du Yom Kippour — tandis que, pour être pardonné des fautes envers son prochain, il faut en plus l’apaiser. Il faut son accord pour que l’on soit libre. Mais quelle importance a le prochain par rapport à Dieu? Qui est autrui pour que je doive « m’abaisser » à lui plaire? En fait, que j’en sois ainsi responsable est exactement ce qu’implique la conception juive de la responsabilité et du pardon. Comme Levinas dit, nous devons refuser « une histoire qui s’arrangerait de nos larmes privées. La paix ne s’installe pas dans un monde sans consolations » (ibid., 44). On ne peut pas ignorer le prochain. On est obligé de tenir compte de sa douleur, même si ce n’est que lui qui la ressent et qui est, pour cette raison, capable de la mesurer. Cela n’est pas un ajout à la responsabilité, mais son essence. Dieu a construit le monde tel que l’on n’est pas tout seul. Ce n’est pas seulement qu’on n’était pas là « au commencement » lorsque Dieu a fondé la terre (Job 38: 4). Autrui aussi nous précède. Le prochain a un droit intrinsèque par rapport à nous, et on ne peut jamais dire sans mauvaise conscience que l’on n’est plus le gardien de son frère. Même si l’on n’a pas causé son malheur, on est obligé de s’occuper de lui et de son bien-être.
Revenons alors au cas de Rav. Pourquoi est-il responsable même pour ce qu’il n’a pas fait consciemment? On voit que la responsabilité n’est pas fondée sur le responsable, mais qu’elle concerne autrui, celui de qui l’on est responsable. C’est pour cette raison que la responsabilité n’est pas limitée par le pouvoir du responsable. On est responsable au-delà de ses choix et même de ses actions. Ce n’est pas moi qui ai privé l’étranger d’une paye, la veuve d’un mari ou l’orphelin d’une famille. Mais Dieu les aime et c’est moi qui suis maintenant responsable de leur sort. Quand l’autre souffre, on en est toujours responsable, même si dans une deuxième étape — pour régler les responsabilités de chacun — on adopte des lois qui posent des limites.
Alors, d’où vient l’importance de Yom Kippour? Pourquoi le rite et le culte? Si des obligations matérielles à l’égard du prochain s’imposent tous les jours, et si d’ailleurs elles ne sont pas pareilles à nos devoirs à l’égard de Dieu, pourquoi y a-t-il une date précise où l’on reconnaît toutes ses fautes et où l’on fait pénitence? Quel est le lien qui unit tous ces aspects de la responsabilité et Yom Kippour?
Il est facile de définir d’une certaine manière ce que l’on doit à Dieu (le rite, etc.) versus ce que l’on doit à autrui (la tsedaka ou la charité, etc.). Or, à cause du fait que Dieu aime autrui, des offenses à son égard sont déjà des affronts à Dieu. Mais plus profondément, c’est aussi que Dieu se dévoile à nous « habillé » en valeurs morales. « L’expérience religieuse ne peut pas — du moins pour le Talmud — ne pas être au préalable une expérience morale 2. » La révélation de Dieu même a quelque chose de social. Dieu se révèle à travers la parole qui est partagée entre des êtres humains et qui est ainsi institution sociale. Alors une relation à Dieu rappelle déjà le lien à autrui que l’on porte en soi. Enfin, après un peu de réflexion, on constate que la relation à Dieu s’entreprend et s’entretient toujours dans une communauté et qu’il y a aussi quelque chose de divin dans la relation au prochain.
Mais, la responsabilité — qu’elle soit religieuse ou éthique — peut mener quelqu’un à se sentir seul. On est « tout seul » dans sa responsabilité au sens que personne d’autre ne peut l’assumer à notre place. On doit toujours affronter ses propres obligations et faire ses propres choix. Que les autres agissent moralement ou non, cela n’augmente ni ne diminue mon fardeau. Mais paradoxalement, ce côté « privé » de la responsabilité peut entraîner un manque d’assiduité dans nos obligations. On peut se laisser séduire par l’idée que, au fond, personne d’autre n’est là pour nous tenir responsables. Qui s’en rendrait même compte si j’évitais de m’impliquer trop dans les affaires des autres, si je me retirais un peu du monde et si je m’efforçais un peu moins de remplir mes obligations? Autrement dit, il est difficile de rester discipliné tout seul. Ainsi, pour ne pas toujours reporter l’accomplissement de nos tâches morales, il faut une date spéciale dédiée à la techouva ou à l’œuvre de pénitence, une date du calendrier — ce qui dirige toute la vie sociale 3 — pour que nous nous tenions responsables les uns les autres simplement en affrontant notre propre responsabilité.
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