Existe-t-il une Halakha, une loi juive verte? Entretien avec Jonathan Aikhenbaum
PAR SONIA SARAH LIPSYC
Jonathan Aikhenbaum tente depuis une trentaine d’années de concilier engagement écologique et identité juive et sioniste. Directeur des campagnes pour l’organisation Greenpeace en Israël, il est également l’auteur de l’essai « le Judaïsme et l’environnement » aux éditions Calligraphy, 2013, ainsi que l’initiateur du cercle d’étude « Makom » sur les mêmes thèmes.
La disparition de la moitié des animaux sauvages, les émissions massives de gaz à effet de serre et ses conséquences sur le climat, l’invasion du plastique dans la mer menaçant les poissons et notre santé… L’heure est-elle grave au point de penser que la planète et donc l’humanité seraient en péril?
La conscience humaine vit sur le postulat d’un campement humain à taille réduite qui serait entouré d’une nature illimitée. Jusqu’à il y a environ 200 ans en effet, cela se vérifiait dans la réalité et l’être humain n’avait pour ainsi dire pas besoin de se poser la question écologique. Nous vivons aujourd’hui une période radicalement différente. C’est une période de basculement ou le campement humain devient immense et fait face à une nature désormais limitée. Ce campement humain continue de s’agrandir de manière exponentielle, alimenté par trois facteurs de croissance : la population, la société de consommation et la technologie. Face à lui, la place de la nature diminue de manière exponentielle. C’est un désastre parce que l’être humain, même « évolué », continue d’avoir un besoin vital de la nature. Besoin pour notre survie physique, pour assurer notre air, notre eau, notre nourriture, mais besoin également pour notre équilibre psychologique et je dirais même spirituel.
Vous affirmez dans votre livre qu’il existe une « éthique hébraïque juive », directement inspirée de la Torah, de ses commentaires et de la loi juive. Pouvez-vous nous en donner quelques exemples?
Le verset qui clôture le premier chapitre de la Genèse nous donne les fondements : « Dieu vit tout ce qu’Il a fait, et voici, c’était très bien ». Le monde appartient à Dieu, Dieu l’a créé et il juge sa création « très bonne ». Qu’est-ce que cela implique? De préserver la nature et l’environnement, non pas pour des raisons instrumentales – comme celles, justes par ailleurs, que j’ai nommées plus haut – mais par respect pour Dieu et par volonté de l’imiter. Ce principe va se retrouver dans d’innombrables sources, aussi bien de la Thora écrite qu’orale : la terre ne peut pas être vendue à perpétuité, car elle appartient à Dieu 1, non à l’être humain. Cela fonde une éthique de limitation.
Un autre fondement se retrouve dans les traités du Talmud qui traitent des dommages à autrui, notamment du dommage causé à la collectivité et du dommage causé aux futures générations 2. Or, à notre époque, tout dommage causé à l’environnement est un dommage causé à la collectivité et aux futures générations qui utiliseront la planète : la combustion d’énergies fossiles cause sept millions de décès par an de pollution de l’air et bouleverse le climat; la déforestation détruit la vie de communautés qui dépendent de ces forêts, etc. L’éthique juive de l’environnement est donc avant tout une éthique de responsabilité :responsabilité vis-à-vis de l’oeuvre de Dieu et responsabilité vis-à-vis d’autrui.
Cependant vous soulignez que cette éthique se traduit difficilement dans le champ politique ou social que ce soit dans la vie des communautés juives ou plus particulièrement en Israël. Pour quelles raisons?
Oui, ça, ce n’est pas une question d’environnement, c’est une question juive. Et c’est un drame. La contribution de la Thora à l’humanité ce n’est quand même pas rien! Le jour de repos hebdomadaire, la libération des esclaves, le respect d’autrui, de l’étranger, de la fraternité… Or voilà que l’humanité fait face à une crise inédite tant par sa nature que par son ampleur. Et là, à de rares, mais notables exceptions, silence radio : aucune parole forte d’un décisionnaire, aucun comportement environnemental pris au sérieux, et puis Israël qui fait face à des défis environnementaux très sévères et qui est très en retard dans la prise de conscience écologique. Il y a plusieurs pistes pour expliquer cela, notamment le fait que l’exil a orienté le judaïsme vers le monde du comportement personnel et communautaire et moins vers les questions d’ordre général, dont l’écologie fait partie. Cependant, je crois tout simplement que le judaïsme est pris dans la tension entre tradition et innovation. Notre tradition est certes une tradition. Mais elle est également une exigence d’innovation. Qu’est-ce qu’innover? C’est provoquer la rencontre nécessaire entre l’essence intemporelle de la Thora et des problèmes qui sont nouveaux, modernes, inédits.
Vous usez de l’expression « Halakha (loi juive) verte » à laquelle vous aspireriez. Qu’entendez-vous par là?
Si vous voulez bien passer à table, je vais vous l’expliquer. Voilà, vous avez décidé de manger une omelette, une salade de saison et des craquelins. Quoi de plus anodin? Or les oeufs ont été pondus par des poules qui vivent chacune sur une feuille A4, sur des grilles et sans jamais voir le jour tout en absorbant des quantités importantes d’antibiotiques qui atterrissent dans votre assiette. Des pesticides ont été déversés en abondance sur les légumes de votre salade. Quant à vos craquelins, le blé est saturé d’herbicides et l’huile de palme provient de la déforestation. La halakha verte, c’est élargir son champ de vision et envisager la nourriture et tout ce que l’être humain vit et fait dans une perspective de responsabilité élargie.
La responsabilité des décisionnaires actuels pour ces questions graves est de faire un premier pas. Par exemple, prendre les pesticides les plus nuisibles à la santé de l’être humain et de la planète et refuser la mention cachère à des aliments qui en contiennent. On peut toujours élargir cette liste par la suite.
Quelles seraient les tendances de l’écologie actuelle avec lesquelles vous auriez en tant que Juif pratiquant et israélien des affinités et celles qui vous heurteraient?
On partage souvent les différentes tendances de l’écologie en fonction de la place qui est accordée à l’être humain et celle qui est accordée à la nature : les tendances pâlottes de l’écologie actuelle font une grande place à la centralité de l’être humain et ne proposent en fait rien parce qu’elles alimentent la propension de nos sociétés à faire passer leurs besoins avant tout et donc à totalement ignorer la nature. D’autres tendances, radicales celles-là, comme « l’écologie profonde » et le mouvement que l’on rencontre ces jours-ci « extinction rebellion » 3, mettent justement la nature au centre, par souci de rééquilibrer un système qui ne fait de place qu’à l’être humain. Ce dernier est alors vu comme une sorte de parasite. Il y a enfin les tendances sociales pour qui « l’agression de la planète » par l’être humain n’est jamais qu’une énième forme d’inégalité sociale, comme celles qui existent entre genres, races, etc.
Je trouve des points d’affinité avec toutes ces tendances, mais aucune n’est vraiment convaincante. Puisant dans Emmanuel Levinas et Hans Jonas, deux philosophes, je vous dirais que pour le judaïsme, ce n’est ni l’être humain ni la nature qui est au centre, mais Dieu. Or, comme Dieu est invisible et ineffable, ce qui est au centre concrètement, c’est la trace de Dieu sur Terre. L’essence de cette trace, ce n’est pas la nature. Ce n’est pas l’être humain. C’est la responsabilité de l’être humain.
Quelles seraient, selon vous, les premières mesures à prendre pour préserver notre environnement, voire notre monde? Israël pourrait-il être un leader dans ce domaine?
De nombreuses initiatives devraient voir le jour tant au niveau communautaire qu’au niveau national, par exemple en Israël, mais également partout dans le monde. Il faut d’abord produire localement, quand c’est possible, produire son électricité, sa nourriture. Il faut mener une réflexion avancée sur les déchets et toute communauté devrait voir comment en dix ans elle se libère des déchets.
Quant à Israël, c’est un leader en matière de technologies vertes, notamment sur le solaire et le stockage de l’énergie. Malheureusement, l’État est obsédé par les champs gaziers découverts il y a dix ans et n’investit pas les ressources nécessaires pour que des entreprises israéliennes soient à la pointe de la transition énergétique en Afrique, en Amérique du Sud et dans d’autres endroits du globe. C’est déplorable et irresponsable.
Enfin, qu’est-ce que le monde écologique aurait à apprendre de l’héritage du judaïsme?
C’est le monde, et pas seulement le monde écologique, qui apprendra du judaïsme que la plus grande affirmation de puissance de l’être humain n’est pas de bouleverser la planète, mais d’exercer librement sa responsabilité. Ce libre exercice de notre responsabilité nous a fait porter l’étendard de la défense du pauvre, de la veuve, de l’orphelin et de l’étranger. Aujourd’hui c’est la nature, et à travers elle, l’être humain qui est menacé. Cela se fera une fois que le monde juif prendra à sa juste mesure la crise qui secoue la planète.
1 Et le verset se poursuit : « (…) car vous n’êtes que des étrangers domiciliés chez Moi » (Lévitique 25, 23), ndr.
2 Voir par exemple dans les traités Baba Kama 3, 1 et Baba Metsia 9 ; 9 et Baba Batra 50b du Talmud de Babylone.
3 Mouvement radical et non violent, actif depuis 2018, appelant à la désobéissance civile ainsi qu’à des actions spectaculaires comme bloquer des ponts ou manifester devant des ministères pour dénoncer ce qui leur apparaît comme la passivité des gouvernements face à la crise écologique et climatique (ndr).
Notes: