LA COMMUNAUTÉ SÉPHARADE DE MONTRÉAL À UN TOURNANT

PAR YOLANDE COHEN

Yolande Cohen

Yolande Cohen est professeure titulaire d’histoire contemporaine à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Elle est l’auteure de nombreux ouvrages dont le dernier, sous sa direction, portait sur « Les Sépharades du Québec.Trajectoires de juifs nord-africains » aux Éditions Delbusso, Montréal, 2017.

Au cours des années 1960, plusieurs milliers de Juifs marocains immigrent au Québec 1, choisissant cette province en fonction de l’avantage qu’elle présente comme terre américaine francophone, perçue comme accueillante aux immigrants. De fait, ils ne connaissent absolument pas le Québec, et en ont rarement entendu parler, et émigrent en Amérique sur la foi du mythe américain et de ses promesses de liberté. D’ailleurs, ce sont des émissaires anglophones des grandes organisations juives américaines et canadiennes qui  aident ces aspirants immigrants à remplir leurs dossiers pour répondre aux critères de sélection du ministère canadien de l’Immigration. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale et de la Shoah, la Hebrew Immigrant Aid Society (HIAS), la Jewish Immigrant Aid Society (JIAS) en particulier et le Joint se font un devoir de sauver les Juifs du monde, en particulier des pays arabo-musulmans. Avec leur aide, près de 8 000 Juifs marocains arrivent dans un pays inconnu, où ils parlent certes la même langue pour les francophones (majoritaires par rapport aux hispanophones et arabophones) qui ont atterri au Québec, mais n’ont pas la même culture. Le dépaysement est total, et le sentiment d’étrangeté absolu. Commence une quête identitaire commune à tous les immigrants et qui dans le contexte québécois coïncide exactement avec l’affirmation du fait français (face aux anglophones) et avec la politique du multiculturalisme amorcée par le gouvernement fédéral. Habitués à se regrouper au sein d’organisations communautaires, ciment de la vie juive  au Maroc, les nouveaux venus entrevoient rapidement la possibilité de poursuivre cette tradition dans leur terre d’accueil. Ils et elles vont ainsi fonder leurs propres synagogues et lieux de culte pour y pratiquer leurs rituels, mais aussi se doter d’organismes autonomes qui font de l’identité sépharade le socle de leur regroupement.

Une communauté de migrants

Les premiers arrivés fondent en 1959 l’Association juive nord-africaine, qui veut répondre aux besoins culturels et religieux des ressortissants maghrébins. En 1966, cette association devient la Fédération sépharade des Juifs de langue française, qui se transforme à son tour en Association sépharade francophone. Ces appellations effacent la référence marocaine ou nord-africaine, et affirment le caractère français du regroupement. Cela permet aux dirigeants de la communauté de négocier une place distincte aux Juifs francophones et sépharades, au sein de la grande communauté juive de Montréal. En créant une structure parallèle, la Communauté sépharade du Québec (CSQ), qui devient quelques années plus tard unifiée (CSUQ), le séphardisme, néologisme typiquement hybride, veut rassembler autour de la langue et d’une identité reconstruite, une communauté de migrants très divisée et multiforme. Il est intéressant d’analyser ce qui est véhiculé par ce terme, que l’on retrouve dans les journaux de la Communauté, comme la Voix Sépharade, mais de façon encore plus décisive dans le projet d’éducation porté par des écoles, en particulier l’école Maïmonide, une école juive en langue française, fondée il y a 50 ans sur le modèle des écoles de l’Alliance Israélite Universelle du Maroc et dans les synagogues sépharades, fondées à Côte-Saint-Luc, Ville Saint-Laurent et Dollard-des-Ormeaux.

Ainsi dans la foulée d’une affirmation nouvelle de l’identité sépharade à travers la diaspora juive, la réalisation de cet ensemble d’organisations et d’institutions communautaires au Québec a été facilitée par la politique canadienne du multiculturalisme, qui encourageait le regroupement communautaire par de nombreux appuis et subventions et par l’affirmation nationale québécoise qui faisait de la langue française la langue prédominante. Cette époque faste du communautarisme prend fin avec la Commission Bouchard-Taylor sur les accommodements raisonnables et la résurgence de discours plus frileux à l’égard des « autres » (Charte des valeurs) au Québec. Ces changements entraînent une prise de conscience nouvelle de la fragilité des communautés juives du Québec. Car, même si l’affirmation identitaire juive sépharade s’appuie sur des pratiques ethnoreligieuses qui constituent une branche importante du judaïsme mondial, aussi connu sous le nom de Judaïsme d’Orient, la division communautaire apparaît désormais caduque dans un monde où l’antisémitisme est à nouveau menaçant. D’autant que les modalités d’adaptation des communautés juives en Occident se sont réalisées sur la base de l’adoption des valeurs dominantes, de liberté et d’égalité, mais aussi de la participation à l’entreprise de la colonisation par une partie des élites juives; mais malgré cela, on ne peut guère parler de pleine intégration.

Ainsi, dans leur rapport au Québec/Canada, les Juifs sépharades francophones ont véritablement su capitaliser sur certaines convergences entre la mémoire historique et la langue française dans le maintien de leurs identités respectives; pour autant il n’y a pas de similitude entre leurs systèmes de valeurs et celles des Québécois d’origine canadienne française; tout au plus pourrait-on noter une certaine convivialité dans leurs relations, mais pas de véritable apartenance à un groupe culturel commun. De ce fait, leur identification au nationalisme québécois ou même canadien reste faible. Tout se passe comme si les membres de la communauté vivaient dans une ville, Montréal, suffisamment cosmopolite pour que ces questions restent hors champ. Hermétique au projet souverainiste, la majorité d’entre eux est attachée au caractère démocratique et aux libertés fondamentales garanties par les constitutions canadiennes et québécoises. En ce sens, la question politique pourrait modifier les perspectives d’avenir de cette communauté qui a toujours envisagé l’espace québécois dans un ensemble plus vaste, non seulement continental, canadien ou américain, mais aussi international.

Quels regroupements pour les générations suivantes?

Cette situation affecte les perceptions et les projets des deux générations suivantes, celle qui a grandi et celle qui est née au Québec, différentes par bien des aspects de celles de leurs parents et grands-parents. Majoritairement bilingues (français et anglais), ces jeunes préfèrent l’anglais, langue internationale qui leur ouvre l’accès aux professions d’avenir. Pour ceux et celles qui ont fait leur scolarité dans les écoles juives, elles et ils comprennent et parlent l’hébreu classique et moderne. Cette projection dans un espace linguistique international s’accompagne d’un double mouvement, marqué d’une part, pour un nombre non négligeable d’entre eux par un retour important aux pratiques religieuses juives et pour les autres d’une indifférence face à la préservation d’une identité autre que juive. Ils n’ont pas de connaissance directe de l’expérience marocaine ou sépharade, sauf en ce qui concerne la musique, la cuisine, ou les voyages au Maroc, qui vivifient les mémoires souvent nostalgiques transmises par leurs familles. Pour ces derniers, l’important est de s’affirmer comme juif, dans une société très sécularisée, qui ne fait pas de place à l’expression religieuse dans l’espace public. Pour les autres, qui se retrouvent dans des groupes orthodoxes et ultra-orthodoxes, le rapport au séphardisme apparaît moins déterminant que celui qui les lie à une forme ou une autre de l’orthodoxie juive. Ces derniers se trouvent en rupture avec la génération de leurs parents, moins enclins à faire de la pratique religieuse la source de leur identité, mais aussi avec la société d’accueil. Leur rapport à la société canadienne et québécoise est semblable à celle des gens de leur âge, divisés entre des allégeances qui semblent irréconciliables : d’une part l’attrait pour un multiculturalisme canadien qui contribue à maintenir et renforcer les identités, mais aussi les clivages ethnoculturels, et d’autre part, la prédominance du français qui au Québec est le principal pôle d’une identité qui est aussi nationale. Juifs (et non pas Juifs marocains ou sépharades), ils se disent aussi montréalais… Montréal, dont le cosmopolitisme est garant de la possibilité d’expression de leurs diverses identités, leur apparaît comme un lieu d’ancrage désirable. Pour autant, comment expliquer leur désaffection à l’égard de l’identité et de la communauté sépharade? Est-ce un problème communautaire ou identitaire ? La communauté, dont les références sont liées à un monde qui n’est plus le leur, leur apparaît-elle sclérosée ? Ou l’identité sépharade ne correspond-elle plus à leurs attentes ?

Le fait que cette communauté soit encore dirigée par un même petit groupe de fondateurs de la première heure, des hommes qui ont émigré dans les années 1960 et 1970 et qui se cooptent entre eux, atteste de ces difficultés à rejoindre leurs préoccupations. Pour les jeunes femmes, élevées dans une société où l’égalité entre les sexes est un droit, la persistance de traditions patriarcales apparaît également désuète. Ne trouvant pas leur place dans une communauté sépharade qui fonctionne de manière opaque, et dont les liens avec les autres institutions juives sont l’objet de tensions, ils et elles cherchent ailleurs ce qui pourrait correspondre à la pluralité de vues et de positionnements qui font la richesse du judaïsme. Beaucoup de jeunes gens trouvent dans les Chabad un accueil chaleureux et un sens à leur quête, alors même que cette nouvelle internationale du judaïsme est un redoutable instrument de prosélytisme de l’orthodoxie religieuse. Et même si les Centres Hillel poursuivent leur mission de diffusion d’un judaïsme moderne, où les femmes ont toute leur place, ils sont en compétition avec les Chabad et de nombreuses autres organisations de socialisation que les étudiantes trouvent sur les campus.

Alors, comment arbitrer et faire le tri dans la multitude de propositions identitaires qui s’offrent à ces populations aujourd’hui ? L’adoption d’identités hybrides nécessite une stabilisation de leurs rapports avec la société d’accueil et leur inclusion harmonieuse dans ses différentes instances. Paradoxalement, cette petite communauté, au poids démographique limité et coincée entre les grands frères ashkénazes, dont elle s’est beaucoup méfiée, mais dont elle a beaucoup appris, et un environnement social pas toujours hostile, mais pas vraiment amical non plus, perçoit son importance en termes symboliques de médiation. En tant qu’agent culturel, elle contribue à la diversité de l’offre culturelle de Montréal. Ces dernières années, avec l’arrivée importante de Musulmans maghrébins (qui représentent une population très nombreuse et diversifiée) en particulier du Maroc, la communauté juive sépharade peut aussi jouer un rôle de modérateur face aux dérives racistes et antisémites; et ce, même si la modération et le pragmatisme qui ont marqué longtemps la pratique religieuse des Juifs sépharades semble s’estomper.

Conclusion

Ce modèle de métissage, dont l’efficacité est attestée par de longs siècles de cohabitation en terre d’Islam (dont on pourrait améliorer la connaissance) pourrait lui servir de base pour fonctionner dans une société moderne plurielle; à condition toutefois de revoir les paramètres de son fonctionnement dans une société démocratique : égalité entre les sexes, garantie de la liberté de parole et de culte dans ses propres instances, ouverture démocratique au pluralisme de pensée, etc.

La communauté possède ainsi les atouts nécessaires pour réaliser une nouvelle synthèse entre l’américanité québécoise et le judaïsme, en tirant tout le profit de son héritage millénaire en sol marocain où les influences hébraïque, hispano-andalouse, berbère, arabe, française et espagnole se sont combinées pour assurer l’existence d’une culture vivante. Ce projet pourra se réaliser si la perspective à plus long terme l’emporte sur les contingences de l’immédiat, et si la communauté juive dans son ensemble est capable de sortir de ses carcans et de ses peurs pour envisager avec sérénité de nouveaux types de liens avec les autres, tous les autres.

 

Notes:

  1. Les différentes études démographiques consacrées à la population juive distinguent les sépharades des ashkénazes. Si l’on reprend les chiffres par lieux de naissance, on constate que les Juifs marocains constituent le groupe sépharade le plus important qui immigre entre 1960 et 1980 au Québec : ils sont 220 avant 1960, 2 475   qui immigrent entre 1960 et 1969 (soit 66 %), 2 525 entre 1970 et 1979 (soit 69,9 %), 1 375 entre 1980 et 1989 (soit 53 %) et 620 entre 1990 et 2001 (soit 43,2 %), Charles Shahar et Elisabeth Perez, Analyse du recensement de 2001, Fédération CJA, Montréal, octobre 2005 : p. 22.
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