JUIFS ET MUSULMANS MAROCAINS SE SONT RENCONTRÉS À MARRAKECH.

Entrevue avec deux membres de la délégation du Canada, le Dr William Déry et Abdelghani Dades.

PAR ELIAS LEVY

William Déry

Abdelghani Dades

Elias Levy

Elias Levy

Plus de deux cents Juifs marocains provenant d’une quinzaine de pays — Israël, Canada, États-Unis, France, Espagne, Belgique, Suisse, Argentine, Brésil, Chine… — se sont rencontrés à Marrakech, du 12 au 18 novembre derniers, pour réfléchir sur le sens de leur marocanité et explorer des avenues pour perpétuer leur héritage identitaire marocain dans les pays où ils résident. Des Marocains musulmans provenant de divers pays ont aussi participé à ces journées d’échanges et de débats fort stimulantes. Organisée à l’initiative du Conseil de la communauté marocaine à l’étranger (CCME), présidé par Abdellah Boussouf, en partenariat avec le Conseil des communautés israélites du Maroc, présidée par Serge Berdugo, la rencontre de Marrakech — « Judaïsme marocain : pour une marocanité en partage » — s’est déroulée sous le sceau du vivre-ensemble, du respect mutuel et de la franchise dans le cadre enchanteur de cette magnifique ancienne cité impériale de l’ouest du Maroc. Cet événement était placé sous le haut patronage du roi Mohammed VI. Au programme : conférences et tables rondes sur divers thèmes relatifs au Maroc d’aujourd’hui et à la marocanité, expositions, documentaires, concerts de musique arabo-andalouse. Des personnalités de la société civile, des universitaires, des chercheurs, des leaders spirituels, des journalistes, des écrivains, des faiseurs d’opinion, des leaders du monde des affaires, des artistes… ont pris part à cette rencontre.
La délégation du Canada, forte d’une trentaine de personnes, était l’une des plus importantes. Des figures des scènes publique, politique, dont le sénateur Marc Gold et David Birnbaum, député de la circonscription de D’Arcy-McGee, et communautaire canadiennes et québécoises en faisaient partie.Une importante délégation d’Israël était aussi présente. Le journaliste Abdelghani Dades, éditeur du journal Atlas Montréal, et le Dr William Déry, ancien président de la Communauté sépharade du Québec (CSQ), étaient du nombre de la délégation canadienne. Ils ont fait part à La Voix Sépharade de leurs impressions sur ce rassemblement judéo-musulman.

Quel bilan faites-vous de la rencontre de Marrakech ?

Abdelghani Dades : Ce n’est pas la première fois que des Marocains juifs et musulmans se rencontrent au Maroc. Il y a eu beaucoup de rencontres de ce type dans le passé. Mais la rencontre de Marrakech était particulière. Celle-ci n’a pas été prédominée par la nostalgie et les souvenirs, mais par un ardent désir de mettre à plat un certain nombre de malentendus survenus dans le passé et de proposer des projets communs concrets. Nous devons voir la réalité frontalement et avec franchise. Le départ des Marocains de confession juive a laissé des traces profondes dans la communauté juive et dans la communauté musulmane. Pendant presque cinquante ans, Juifs et Musulmans marocains ont campé dans la nostalgie. Il est temps de rationaliser cette situation. On dit que la citoyenneté marocaine est inaliénable. Donc, tous les Marocains juifs qui sont partis du Maroc, ainsi que leurs descendants, sont restés Marocains. Mais concrètement, qu’est-ce que ça veut dire ? Le principal objectif de cette rencontre était de concrétiser une citoyenneté marocaine qui transcende les frontières et les problèmes récurrents.

William Déry : Nous avons vécu pendant cette rencontre de nombreuses et d’intenses émotions. Il faut souligner l’accueil et l’accompagnement chaleureux qui nous ont été réservés, à la hauteur et à l’honneur de la légendaire hospitalité marocaine. Ce rassemblement judéo-musulman avait des allures d’une affaire de famille pas encore réglée, restée en suspens pendant cinquante ans, qui a été gérée non pas à huis clos, mais sur la place publique, devant le tribunal du peuple par médias interposés. Il faut rappeler que cette rencontre s’est déroulée sous le haut parrainage du roi Mohammed VI du Maroc. Un pays gouverné par un parti islamiste et dont 60 % de la population est constituée de jeunes de moins de 30 ans qui n’ont jamais rencontré un Juif. Ça demandait beaucoup d’audace et de témérité pour organiser une rencontre de ce genre. On ne peut qu’applaudir.

Des sujets sensibles, ou qui fâchent, ont-ils été abordés au cours de ces journées d’échanges et de réflexion ?

A. Dades : Effectivement, il y a eu un certain nombre de sujets épineux qui ont été abordés sans langue de bois et qui, heureusement, n’ont pas provoqué de controverses. Ce sont des problématiques sur lesquelles les historiens seront appelés à se prononcer un jour afin de nous donner l’heure juste, pour qu’on sache quelle est la vraie nature des blessures et des déchirures subies par les deux communautés. Est-ce que ces déchirures sont, comme le prétend une théorie récente, de nature économique ? Ou sont-elles la résultante d’autres causes ? Il faut que ces blessures soient pansées. Je crois qu’il y a encore beaucoup trop d’émotions et de sensibilités dans cette affaire.À un moment donné, il faudra que nous dépassions l’affect.

C’est pourquoi une recherche historique exhaustive est nécessaire. Est-ce que celle-ci a été amorcée? Non. Mais un premier pas modeste a été franchi pendant la rencontre de Marrakech. Modeste, mais il a le mérite d’avoir été fait.

W. Déry : Moi qui suis habitué à aller au Maroc régulièrement et à avoir des échanges avec les autorités marocaines, j’ai rarement entendu des discours aussi francs, notamment ceux prononcés par les conférenciers musulmans. Lors de son allocution de bienvenue, Abdellah Boussouf, secrétaire général du CCME, a exhorté les participants à ce forum à tabler sur un dialogue empreint de franchise. Dans ses discours d’ouverture et de clôture, M. Boussouf a tenu des propos d’une sincérité incontestable qui ont fouetté le moral des participants et ouvert les portes à des échanges authentiques et dépourvus de gêne ou de retenue.

Une délégation d’Israël, composée d’une vingtaine de personnalités de premier plan œuvrant dans divers créneaux professionnels, a participé aussi à cette rencontre. Cette présence israélienne confirme certes l’exception marocaine.

A. Dades : Vous me dites qu’il y avait à Marrakech des délégations de Juifs marocains provenant de différents pays. Moi, je n’ai vu que 400 Marocains rassemblés pour parler de choses qui les concernent au plus haut point. Leur attachement à la culture et à l’identité marocaines, c’est l’élément essentiel. Il transcende les frontières et les nationalités. Si on reste dans les symboles, on va retomber dans la nostalgie. Désormais, il faut passer à des choses plus concrètes. Pour moi, le concret dans cette rencontre, c’est qu’il n’y avait pas de différence entre les Juifs et les Musulmans qui y ont participé. Ce qui n’empêche pas, comme dans toutes les familles, qu’il y ait des frictions ou des désaccords. Mais au moins, nous étions rassemblés et en mesure de parler de ce qui pourrait éventuellement nous diviser.

W. Déry : La délégation d’Israël a été chaleureusement accueillie par ses hôtes marocains.  Comme je l’ai dit dans mon allocution lors de la soirée de clôture, j’espère que le grand message de fraternité émanant de cette rencontre ravivera une lueur d’espoir dans le processus de paix israélo-palestinien. On sait combien feu le roi Hassan II du Maroc a contribué au rapprochement entre Israël et le monde arabe. Il a reçu au Maroc d’anciens premiers ministres d’Israël et des personnalités politiques majeures israéliennes. La dynastie alaouite a toujours prôné le dialogue et la réconciliation entre Israël et le monde arabe.

Y aura-t-il une suite à la rencontre de Marrakech?

A. Dades :  Nous devons encourager fortement ce type d’initiative pour que la mémoire juive demeure vivace, et pas uniquement chez l’infime minorité de Juifs vivant encore au Maroc. Il faut que cette résilience de la mémoire soit aussi perpétuée dans les communautés juives d’origine marocaine vivant aujourd’hui aux quatre coins du monde, surtout auprès des nouvelles générations. Nous devons donner un contenu concret au préambule de la constitution du Royaume du Maroc, adoptée en 2011, qui a inscrit dans l’éternité de la loi l’apport du judaïsme à l’identité nationale marocaine. Il m’est arrivé de dire chaque fois que j’ai retrouvé mes amis de confession juive au Maroc, au Canada ou en France d’avoir l’impression que nous étions en train de réciter le Kaddish pour notre mémoire collective.

Mais, après cette rencontre à Marrakech, j’ai plus de raisons d’espérer. En effet, je pensais que nous étions la génération du souvenir et que celui-ci finirait un jour par s’éteindre. Or, j’ai rencontré de jeunes juifs et musulmans qui se disent prêts à prendre la relève. Leur foi en l’avenir me fait espérer des lendemains prometteurs.

W. Déry : Il ne faudrait surtout pas que cette rencontre historique sombre dans l’oubli sitôt de retour dans nos pays d’adoption. Il faut impérativement que l’esprit porteur de promesses qui a prévalu durant ces journées d’échanges fructueuses soit maintenu avec autant d’enthousiasme dans la diaspora juive marocaine. Si on veut vraiment parler d’une véritable marocanité en partage, les fruits de cette rencontre ne devraient pas se réduire à des vœux pieux, mais nous conduire à une obligation de résultats à court, à moyen et à long terme. 

Les retombées de cette rencontre entre Juifs et Musulmans ne se sont pas fait attendre. Ce qui s’est passé à Marrakech à la mi-novembre commence à rayonner dans la diaspora juive marocaine. Je vous l’annonce en primeur : la communauté juive marocaine de Los Angeles souhaite organiser prochainement, en partenariat avec le CCME, une très grande soirée en hommage au roi Mohammed VI du Maroc. Je suis sûr qu’il y aura bientôt d’autres initiatives de ce genre dans d’autres communautés juives marocaines. Nous sommes la seule communauté juive originaire d’un pays arabe à maintenir des liens coriaces avec son pays d’origine. Ce n’est pas le cas des Juifs égyptiens, syriens, irakiens, yéménites, libyens… L’exception marocaine est quelque chose d’assez remarquable en ce XXIe siècle. 

Par ailleurs, une quinzaine de différents projets ont été soumis. J’ai beaucoup aimé le projet d’une université d’été, qui se tiendrait au Maroc, à laquelle participeraient des étudiants israéliens, palestiniens et marocains, juifs et musulmans. J’espère qu’il se concrétisera.

 

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