YOLANDE AMZALLAG, LA TRADITION MUSICALE JUDÉO-MAROCAINE EN HÉRITAGE
ET ÉVELYNE ABITBOL, UNE FEMME À LA CROISÉE DES CULTURES

PAR ANNIE OUSSET-KRIEF

Annie Ousset-Krief

Annie Ousset-Krief

Annie Ousset-Krief  était Maître de conférences en civilisation américaine à l’Université Sorbonne Nouvelle à Paris. Elle réside maintenant à Montréal.

Yolande Amzallag

Evelyne Abitbol

Elle a vécu dans un univers artistique exceptionnel, qui a ancré en elle l’amour de la musique, de la liturgie et de la poésie. Yolande Amzallag, fille de Samy Elmaghribi (de son vrai nom Salomon Amzallag), traverse la vie, forte de sa culture judéo-marocaine, et allie son métier de traductrice à son travail de transmission de la tradition musicale andalouse – car Samy Elmaghribi laisse un héritage musical considérable, tant comme chanteur populaire (on le surnomme l’Aznavour marocain) que comme hazan, chantre.

Yolande Amzallag a baigné dans la musique arabo-andalouse, que Samy Elmaghribi enseignait à tous ses enfants, et elle partage son talent de chanteuse lors de concerts et festivals : elle fut longtemps soliste de la chorale Kinor et se produisit lors de la tournée « Retour aux sources » en 1993 au Maroc, et lors du spectacle « Alger, Alger » au Festival Sefarad de Montréal en 2011. Elle fut à l’affiche de la 5e édition du festival des Andalousies Atlantiques  à Essaouira en 2008, dédié à son père décédé quelques mois auparavant. Le conseiller du roi, André Azoulay, honora à titre posthume celui qui fut chanteur à la Cour, par la médaille du mérite national.

Yolande Amzallag n’avait que deux ans lorsque sa famille quitta le Maroc pour la France. Et si elle ne vécut que très peu au Maroc, le Maroc était – et est – en elle. La famille émigra quelques années plus tard à Montréal – nouvelle plongée dans un univers entièrement différent, mais qui consolida sa judéité.

Même si elle fut associée à quelques enregistrements musicaux de Samy Elmaghribi, et chanta à ses côtés lors de représentations publiques, Yolande Amzallag n’embrassa cependant pas une carrière de musicienne professionnelle – sur les conseils pragmatiques de son père, qui connaissait les difficultés de la vie d’artiste. Elle fit d’abord carrière dans la communication et les relations publiques, au service d’ONG internationales, notamment à Paris, au sein du Congrès juif européen, et à Montréal, à la Fondation canadienne des droits de la personne. Une vie professionnelle riche et fructueuse, que Yolande Amzallag décrit avec une grande modestie. Puis elle passa à la traduction, au sein d’un grand cabinet de traducteurs, et ensuite comme traductrice indépendante. Elle est membre de l’Ordre des Traducteurs et Interprètes du Québec (OTTIAQ), et en a dirigé la revue Circuit.

En parallèle à la traduction commerciale, elle a fait des traductions littéraires, qui ont été récompensées par des prix. Elle reçut en 2003 le prix Glassco pour sa traduction de The Ethical Canary, Le canari éthique, de Margaret Somerville (éditions Liber, 2003). Elle participa également à la traduction d’un recueil d’essais sur l’éducation, Le bon prof, de David Solway (éditions Fidès, 2008), ouvrage qui reçut le prix Spirale en 2009. Et elle a cotraduit le dernier livre de Fred Reed, Puis nous n’étions qu’un (éditions Fidès, 2016).

Tout un pan de sa vie est consacré à la Fondation Samy Elmaghribi, qu’elle créa il y a quatre ans. Car elle veut transmettre ce que son père a accompli, grâce aux innombrables archives qu’elle possède – mais aussi préserver un univers aujourd’hui disparu, restaurer la place des Juifs dans l’histoire marocaine, et redonner vie au message d’universalité qui imprégnait toute la musique de Samy Elmaghribi :

transcender les frontières et retrouver l’harmonie religieuse et ethnique. Une mission porteuse d’espoir, qui reflète les convictions profondes de Yolande Amzallag et ses valeurs. Ce projet ambitieux et passionnant s’incarnera dans des expositions et des concerts au Canada, aux États-Unis et en Israël – si des financements l’appuient, ce que nous ne pouvons que lui souhaiter.

Évelyne Abitbol est passionnée de littérature et de philosophie. Dès le début de notre conversation, elle évoque le philosophe Emmanuel Levinas et le poète surréaliste André Breton, deux sources majeures d’inspiration. Elle a mis au cœur de sa vie son amour de la liberté, et sa curiosité pour les autres cultures l’a conduite à embrasser diverses professions et causes. Liberté, indépendance : ces deux mots caractérisent Évelyne Abitbol et ont été le moteur de toute sa vie.

Son histoire commence à Casablanca, où elle vécut jusqu’à l’âge de douze ans : elle garde de ses premières années un attachement profond pour le Maroc – elle a d’ailleurs la citoyenneté de son pays natal, et a participé à de nombreuses entreprises culturelles en collaboration avec le Maroc. Et le Québec est son deuxième port d’attache. Mais elle revendique tout autant son appartenance au judaïsme, et son ascendance sépharade. Évelyne Abitbol est la somme de toutes ces cultures, de cette diversité d’appartenances qui font son identité. Diversité sur le plan carrière également : elle a additionné les formations et les expériences professionnelles. Elle est titulaire d’une maîtrise en technologie et culture (Université Concordia) et d’un baccalauréat en études littéraires (UQAM). Elle a été enseignante de littérature, journaliste pendant une vingtaine d’années pour Radio Canada, le Journal de Montréal, et continue d’écrire pour le Huffington Post. Elle a travaillé en communication et a été notamment directrice des Relations gouvernementales et Affaires publiques pour l’Université Concordia. Elle s’est engagée en politique auprès du Bloc Québécois : elle était l’attachée de presse de Lucien Bouchard, et fut récemment jusqu’en 2018 Conseillère spéciale à la diversité au Cabinet du Chef de l’opposition à l’Assemblée nationale du Québec. Son CV impressionnant illustre sa soif de liberté et d’engagement, qu’elle met au service de causes humanitaires : ainsi, elle a créé en 2015 la Fondation Raif Badawi pour la Liberté (FRBL) qu’elle dirige présentement. Elle s’implique depuis toujours pour le dialogue interculturel – elle reçoit en 2007 un hommage officiel de l’Institut de la Culture sépharade de Montréal en reconnaissance pour « son action inlassable dans le dialogue des cultures ». En 2011, elle reçoit le prix Femmes Arabes du Québec « pour sa contribution exceptionnelle à la société québécoise » dans la catégorie Grande Bénévole et en 2018 le Lys de la diversité (catégorie politique) décerné par Média Mosaïque.

Évelyne Abitbol a décidé de prendre sa retraite après les élections d’octobre. Projets d’écriture, de peinture, et de voyages, ses pas l’entraînent vers les pays méditerranéens, vers ses racines…Tout en préservant son ancrage au Québec. Gageons que ce sera une retraite active et toujours aussi engagée, au bénéfice de tous ceux auprès desquels elle œuvre.

Parmi tous les textes de la littérature juive, de la Bible en passant par le Talmud jusqu’aux auteurs contemporains (Albert Cohen, Philippe Roth, Bob Dylan, par exemple) quel est le texte ou l’auteur qui vous inspire et pour quelle raison?

Yolande Amzallag : Emmanuel Levinas, pour son élaboration d’une éthique juive fondée sur le respect de l’autre.

Évelyne Abitbol  :  Léonard Cohen, son parcours spirituel m’a rejointe. J’ai voulu vivre en Grèce, j’y ai passé des mois. Je me suis beaucoup approchée du bouddhisme, puis j’ai refait le chemin inverse et me suis tournée vers la culture universaliste juive.

La personnalité du monde juif, tous siècles confondus, qui vous a le plus marquée?

Y. A. : Shimon Peres, courageux bâtisseur d’Israël et porteur d’un projet de paix avec ses voisins.

E. A. : Emmanuel Levinas.

Y a-t-il une citation de la culture juive qui vous viendrait à l’esprit ?

Y. A. :  « Ne demande jamais ton chemin à quelqu’un qui le connaît, car tu ne pourrais t’égarer ». Rabbi Nahman de Bratslav (cité par Marc-Alain Ouaknine dans Bibliothérapie)

E. A.  : Le Talmud dit que la morale précède la Torah, ce qui signifie que la morale est une condition préalable à la pratique religieuse, et non l’inverse. – « Dina de malkhouta Dina » : la loi du royaume est la loi. C’est une obligation pour un Juif de respecter les lois du pays. Ce qui rejoint ma défense de la laïcité.

Quelle est la fête juive qui vous touche particulièrement ?

Y. A. : Pessah, à cause de la symbolique de libération, à la fois intérieure et extérieure, à laquelle elle nous rattache.

E. A.  : J’hésite entre Hanouka (Fête des lumières) et Rosh Hashana, la Nouvelle Année, pour ce qu’elle offre d’ouverture et de possibilités.

Quel est le trait de la culture sépharade que vous mettriez de l’avant ?

Y. A. : La joie de vivre, déclinée en une riche palette de sons, couleurs et parfums.

E. A.  : L’universalité des multiples cultures qui l’habitent : espagnole, française, arabe… méditerranéenne…

Justement, après les nourritures spirituelles, les nourritures terrestres… Quel est votre plat préféré dans la cuisine juive ?

Y. A. : Le couscous marocain, celui de ma mère, bien sûr.

E. A. : Le poulet aux olives et au citron mariné… avec des mantecaos comme dessert.

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