L’APPROPRIATION CULTURELLE EN DÉBAT

PAR ANNIE OUSSET-KRIEF

Annie Ousset-Krief

Annie Ousset-Krief

Annie Ousset-Krief  était Maître de conférences en civilisation américaine à l’Université Sorbonne Nouvelle à Paris. Elle réside maintenant à Montréal.

Le onzième et dernier événement du programme « Pour une citoyenneté réussie entre Juifs, Musulmans, Arabes et Berbères originaires d’Afrique du Nord au Québec », s’est tenu le dimanche 2 septembre 2018. Il a été organisé comme les précédents, durant deux ans, par Dr Sonia Sarah Lipsyc et s’intitulait « Influences ou appropriations culturelles? » Il comportait deux volets : un premier panel consacré aux influences et confluences musicales juive et musulmane en Afrique du Nord et un second sur la question de la liberté artistique et de sa confrontation à la notion d’appropriation culturelle. Évelyne Abitbol, cofondatrice de la Fondation Raïf Badawi pour la liberté (FRBL), était la modératrice des débats.

(De gauche à droite) Dr Sonia Sarah Lipsyc, Evelyne Abitbol, Rachida Azdouz

« Influences et confluences musicales juive et musulmane »

Chris Silver, professeur d’Études juives à l’Université McGill, et Yolande Amzallag, présidente de la Fondation Samy Elmaghribi 1, nous ont offert une présentation sur les croisements entre les musiques des Juifs et des Musulmans au Maghreb, plus particulièrement au tournant du XXe siècle, jusqu’au milieu du siècle. Les recherches modernes sur le patrimoine musical maghrébin indiquent la place centrale occupée par les musiciens juifs. Les influences se sont opérées dans les deux sens – et la frontière entre musique juive et musique arabe est souvent très floue. Profane et sacré se sont également mêlés, comme le montre par exemple une prière juive marocaine, El Hay ram gadol, écrite sur la mélodie d’une chanson créée par Samy Elmaghribi.

Samy Elmaghribi est l’illustration par excellence de cette confluence artistique, nous explique Yolande Amzallag. Le célèbre chanteur juif et hazan, chantre marocain, était considéré par les deux communautés comme un « génie marocain ». Il portait en lui, nous dit-elle, « une sensibilité juive, musulmane, arabe, andalouse, une sensibilité multiple ». Il était le chanteur le plus populaire du Maroc – « ses chansons ont constitué la bande sonore du Maroc de 1948 jusqu’à la fin des années 1950 », ajoute-t-elle. Yolande Amzallag évoque également le matrouz (en arabe, ce qui est brodé), ce genre musical de tradition orale, appartenant au patrimoine judéomaghrébin, qui se chante en arabe et en hébreu. Chris Silver et Yolande Amzallag concluent leur présentation sur les multiples directions des flux musicaux, leur enchevêtrement, leur interpénétrabilité, qui pointent vers les liens inextricables entre Juifs et Musulmans et leurs influences mutuelles.

La deuxième communication nous est proposée par Adil Abara, franco-marocain installé à Montréal depuis 2009. Ce jeune chargé de relations dans une entreprise de Cybercommerce se passionne avec talent pour l’histoire et les cultures du Maghreb et du Moyen-Orient. Sa présentation, intitulée « Les pionnières juives de la chanson maghrébine et leur héritage actuel », portait sur de célèbres artistes juives du Maghreb, aujourd’hui disparues : Louisa Tounsia de Tunisie, Line Monty d’Algérie et Zohra El Fassia 2 du Maroc. Ces trois chanteuses étaient des piliers de la scène musicale au Maghreb. Elles avaient toutes trois cette double culture franco-arabe, témoins d’une époque où les cultures d’Afrique du Nord étaient plurielles. Elles enregistrèrent de nombreux albums qui s’inscrivent dans le patrimoine musical de leur pays respectif. L’exil des communautés juives des pays arabes a marqué une éclipse dans ce pan de la culture judéo-arabe. Trop souvent les jeunes générations des pays du Maghreb ignorent ce patrimoine. Adil Abara lui-même a redécouvert la place essentielle occupée par les musiciens juifs au Maghreb après s’être installé à Montréal et avoir rencontré de nombreux Juifs marocains. Et en Israël aussi cet héritage musical a été quelque peu minoré. Aujourd’hui, cette culture est réhabilitée, et de jeunes chanteuses israéliennes ont repris le flambeau et réinterprètent le répertoire de leurs aînées. Neta Elkayam notamment, a entrepris de préserver et transmettre les chants de Zohra El Fassia. Adil Abara illustre sa présentation par de nombreux extraits musicaux qui font le bonheur de l’auditoire.

« Quelles frontières entre la liberté artistique et l’appropriation culturelle  »

Le deuxième panel, portant sur la question « Quelles frontières entre la liberté artistique et l’appropriation culturelle ? », réunit Rachida Azdouz, psychologue spécialisée en relations interculturelles à l’Université de Montréal, et Dr Sonia Sarah Lipsyc, directrice de Aleph, Centre d’Études juives contemporaines et rédactrice en chef de LVS/La Voix Sépharade.

Rachida Azdouz nous propose une réflexion sur « l’appropriation culturelle : au-delà de la controverse ». Elle pose d’emblée les bases de la problématique : le concept d’appropriation culturelle est ambigu et recouvre une multiplicité de définitions. Il peut s’agir de l’exploitation des richesses d’un peuple dominé, de l’emprunt de symboles culturels associés à un peuple dominé par un peuple dominant (les tresses africaines ou les coiffes amérindiennes, par exemple), de l’usage commercial d’éléments culturels, ou même d’une expression culturelle non validée par les membres du groupe ou ses descendants, comme ce fut le cas pour les spectacles Slav 3 et Kanata 4.

Rachida Azdouz analyse ensuite pour certains les fondements politiques, économiques ou juridiques de la notion d’appropriation culturelle. Les fondements sont en effet politiques, car ils reposent sur une idéologie anticolonialiste et antiraciste; économiques, car ils sont basés sur l’anticapitalisme et l’anti-impérialisme; juridiques enfin, car l’oppression se perpétue de manière systémique, il faut donc mettre en place une justice réparatrice. Elle souligne les limites du débat : que recouvre la notion d’élément culturel? demande-t-elle. C’est une conception vague et large, qui peut inclure les faits historiques (esclavage, colonisation), les pratiques concrètes (tatouages, vêtements, cuisine), et même les sentiments (il y a des susceptibilités, des souffrances). On peut aussi poser la question de savoir quels sont les dépositaires de la mémoire. Enfin, des tensions apparaissent entre les droits des minorités et la liberté des artistes. C’est le sujet de la polémique qui a éclaté cet été au sujet des deux spectacles Slav et Kanata, et qui a abouti à l’annulation de Slav et à l’abandon du projet franco-québécois Kanata 5. Rachida Azdouz souligne la confusion des enjeux : l’enjeu de la représentation des minorités dans le milieu artistique et l’enjeu de liberté. Elle ajoute que, si c’est le rôle de l’État de corriger les discriminations, ce n’est pas le rôle de l’artiste qui, lui, propose sa perception et a donc la liberté de transgresser. En conclusion, Rachida Azdouz note l’aspiration légitime des minorités dans ce débat lorsqu’elles exigent de vouloir raconter leur propre histoire. Mais, note-t-elle, il ne faut pas censurer les récits et au contraire, veiller à protéger la liberté artistique.

 

La communication de Dr Sonia Sarah Lipsyc traite du thème de « l’appropriation culturelle au regard des sources de la tradition juive ». En effet, son souci est de penser des problématiques contemporaines à partir d’un partage de ses études sur des passages talmudiques. Elle insiste sur l’importance d’écrire sa propre histoire, d’affirmer son identité narrative, telle que la définit le philosophe Paul Ricœur, à savoir le récit d’un individu ou d’un peuple sur lui-même ou les autres. Elle illustre ses propos par le Livre d’Esther et son interprétation dans le Talmud : après avoir échappé à un génocide programmé, Esther et Mardochée mirent par écrit ce sauvetage. Esther argumenta auprès des Sages pour que ce récit soit inscrit dans le canon biblique et qu’il soit célébré tous les ans 6. Si l’on ne parle pas de soi-même, comment reprocher à l’Autre de le faire? Cet épisode biblique ouvre des pistes de réflexion sur le présent. Est-ce que l’annulation des deux spectacles ne signifiait pas un refus de dialoguer et d’envisager d’autres options, comme par exemple créer un spectacle parallèle?

Dr Sonia Sarah Lipsyc aborde ensuite le thème du particulier et de l’universel, à partir du livre de l’Exode, qui narre la période durant laquelle les Hébreux furent réduits en esclavage, puis leur libération. La fête de Pessah commémore à la fois cet esclavage et cette libération et intègre le commandement d’en faire le récit 7. Cette narration reproduite au fil des siècles permet aux Juifs de bâtir des ponts, d’aller vers l’Autre, en obéissant à l’injonction d’aimer et de respecter l’Étranger. Elle souligne que ce commandement est celui qui revient le plus souvent dans la Torah et est souvent lié au rappel de l’expérience comme étranger en Égypte 8. C’est un vécu particulier transmis au fil des générations qui incite les Juifs à se mobiliser pour des causes universelles. Dr Lipsyc rappelle, par exemple, la lutte des Juifs pour les droits civiques des Noirs à l’instar du rabbin Abraham Heschel qui défila auprès du pasteur Martin Luther King en mars 1965.

En conclusion, Dr Sonia Sarah Lipsyc relève que l’histoire humaine est faite d’emprunts, mais qu’il faut toujours citer ses sources comme l’exige une parole talmudique 9. Elle cite une tribune écrite par Aubrey. L Glazer, nouveau rabbin de la congrégation Shaare Zion, dans laquelle il dénonce au sujet des événements de cet été, la censure des « bigots » qui a mené à l’annulation de Slav. Il rappelle également que si, par exemple, le grand dramaturge Beckett n’avait pas côtoyé des Juifs en leur empruntant quelques blagues pour ses écrits […] qui sait ce qu’auraient été ses textes et si même il se serait engagé dans la résistance…. 10

Le débat sur « l’appropriation culturelle » est installé pour longtemps, pense en tout cas Dr Lipsyc, car il brasse des thématiques importantes sur lesquelles l’étude des textes de la tradition juive offre des horizons de pensée.

Ce fut une matinée riche en informations, qui a nourri la réflexion des nombreux participants et enrichi le débat, comme en ont témoigné toutes les questions qui ont suivi les présentations.

 

Notes:

  1. Samy Elmaghribi (1922-2008), de son vrai nom Salomon Amzallag, est le père de Yolande Amzallag.
  2. Respectivement à l’état civil, Louisa Saadoun, 1905-1966, Éliane Sarfati, 1926-2003 et Zohra Benhamou, 1905-1994.
  3. Le spectacle Slav, mis en scène par le Québécois Robert Lepage, reposait notamment sur des chants d’esclaves noirs. Il a été annulé par le Festival international de Jazz de Montréal cet été sous la pression de manifestants qui critiquaient notamment le fait que ces chants soient interprétés par une chanteuse blanche.
  4. Kanata est une création du même Robert Lepage. Il s’agissait d’offrir une relecture de l’histoire du Canada « à travers le prisme des rapports entre Blancs et Autochtones ». Kanata devait se faire avec le Théâtre du Soleil, la compagnie cosmopolite sous la direction d’Ariane Mnouchkine à Paris. Les autochtones avaient protesté contre le fait d’avoir été exclus du processus créatif. Le projet fut annulé dans un premier temps.
  5. Le 5 septembre, Ariane Mnouchkine, coproductrice de Kanata, en accord avec Robert Lepage, annonçait finalement le maintien de la programmation du spectacle aux dates prévues, mais sous une autre forme, sous le titre Kanata : Épisode I – La Controverse.
  6. Voir traité Meguila 7a du Talmud de Babylone (T.B).
  7. Voir Exode 13 ; 8
  8. Voir par exemple Lévitique 19 ; 33 et 34. Le commandement d’aimer et de respecter l’étranger apparait 36 fois dans la Torah comme le rappelle le traité Baba Metsia 59b du T.B
  9. Traité Meguila 15a du T.B
  10. « Si Beckett avait eu peur de « s’approprier culturellement » une blague yiddish parce que les Juifs de Paris avaient estimé que c’était inapproprié, qui sait s’il aurait résisté aux nazis et aurait finalement écrit (sa pièce) Fin de Partie ». Aubrey L.Glazer, «SLĀV fallout: Cultural zealots’ victory over Robert Lepage is theatre’s loss», Montreal Gazette, 08.07.18. https://montrealgazette.com/opinion/opinion-cultural-zealots-victory-over-robert-lepage-is-theatres-loss
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