ENJEUX ET CONSÉQUENCES DE LA LOI DE L’ « ÉTAT-NATION JUIF » :

LES POINTS DE VUE DES POLITOLOGUES ISRAÉLIENS DENIS CHARBIT ET EMMANUEL NAVON.

PAR ELIAS LEVY

Elias Levy

Elias Levy

La loi dite de l’« État-nation juif », adoptée par la Knesset le 19 juillet dernier, continue de susciter de vives controverses en Israël. Cette législation est-elle « raciste » et « discriminatoire », comme l’affirment les Arabes d’Israël et ses autres contestataires?
Deux politologues israéliens chevronnés, Denis Charbit, professeur à l’Open University d’Israël, et Emmanuel Navon, professeur à l’Université de Tel-Aviv et au Centre interdisciplinaire Herzliya, nous ont donné leurs points de vue différents sur cette loi décriée.

 

Denis Charbit

Emmanuel Navon

 

Quel regard portez-vous sur la loi de l’ « État-nation juif »?

Denis Charbit : Pour moi, le problème majeur de cette loi est qu’elle ne met l’emphase que sur l’État du peuple juif. Or, Israël repose sur deux piliers : un État juif et un État démocratique. Il n’y a pas d’État démocratique sans État juif, et il n’y a pas d’État juif sans démocratie. Là, vous avez une loi fondamentale*, qui aborde frontalement la question complexe de l’identité d’Israël, dans laquelle seul l’État juif est mentionné et où les notions de démocratie et d’égalité n’apparaissent pas. C’est ce qui a troublé un grand nombre d’Israéliens. Pour moi, le vice de cette loi réside dans cette omission. De surcroît, pour la première fois dans la législation d’Israël, on promulgue un texte fondamental qui établit explicitement une hiérarchie entre les Juifs et les non-Juifs. Bien entendu que cette hiérarchie existe de fait, quand vous avez 80 % des Israéliens qui sont Juifs et parlent l’hébreu et 20 % de la population qui sont Arabes et parlent l’arabe palestinien. Mais, jusqu’ici, parce qu’Israël est une démocratie, cette hiérarchie n’apparaissait dans aucune loi.

Emmanuel Navon : Cette loi n’est pas tombée de la dernière pluie! Son adoption répond concrètement à une question fondamentale qui se posait jusqu’ici avec acuité : pourquoi, depuis 70 ans, Israël n’a pas une constitution écrite? Il est vrai qu’il y a des lois fondamentales qui font office de constitution, sauf que celles-ci n’étaient pas complètes. La Cour suprême d’Israël a conféré un statut constitutionnel à ces lois fondamentales. Mais quand on compare ce que couvrent ces lois fondamentales et ce que couvre en général une constitution, on s’aperçoit vite qu’il manquait à ces législations de nombreux éléments. La loi de l’ « État-nation juif » est venue remplacer ce vide. Par ailleurs, ceux qui fustigent cette nouvelle loi en la qualifiant sans ambages de « législation d’extrême droite » sont totalement dans l’erreur. Ce n’est certainement pas une position d’extrême droite d’affirmer que l’hébreu est la langue officielle d’Israël, que le drapeau national porte comme emblème l’étoile de David et que le Shabbat est le jour hebdomadaire de repos national. La plupart des constitutions de pays souverains réaffirment la primauté des principaux symboles nationaux.

 

Un des articles les plus controversés de cette loi est celui ayant trait au « statut spécial » conféré à la langue arabe.

Charbit : Légalement, l’arabe avait la même importance que l’hébreu. C’était une langue officielle d’Israël non en vertu d’une loi votée par la Knesset après 1949, mais parce que lors de la création de l’État d’Israël, David Ben Gourion a adopté toutes les dispositions du mandat britannique, à l’exception de deux qui ont été abolies : l’interdiction aux Juifs d’émigrer en Palestine et le statut de l’anglais, qui, avant la fondation d’Israël, était, avec l’arabe et l’hébreu, l’une des trois langues officielles. C’était une mesure honorant l’arabe, alors même qu’elle était une langue minoritaire, que l’État d’Israël a respectée et n’a jamais remise en cause. La nouvelle loi confère désormais un « statut spécial » à la langue arabe. Dans notre histoire, des pouvoirs qui se sont targués de promulguer des « statuts spéciaux » pour les Juifs rappellent des souvenirs de sinistre mémoire. Donner un « statut particulier » à l’arabe parce que ce n’est pas la langue de la majorité, ça me fait frémir! Benyamin Netanyahou prétend qu’il y a beaucoup de pays qui ont décrété une seule langue officielle, alors qu’on y parle plusieurs langues. Il a raison. Mais, à ma connaissance, c’est la première fois qu’un pays ayant deux langues officielles décide de reléguer l’une d’elles à un statut inférieur. Je suis inquiet, car cette nouvelle disposition, même si elle ne change rien dans les faits, est une manière de faire comprendre aux Arabes israéliens que leur sort dépend désormais de la volonté de la majorité juive. Aujourd’hui, c’est leur langue qui est mise en cause; demain, ce sera autre chose, la religion, leurs droits politiques… Cela est nuisible à la coexistence entre les deux communautés, et c’est surtout moralement détestable.

Navon : L’arabe n’a jamais été une langue officielle en Israël. Donc, elle n’a pas perdu son statut officiel. Sous le droit mandataire britannique, il y avait trois langues officielles : l’anglais, l’arabe et l’hébreu. Le conseil provisoire de l’État d’Israël, après l’indépendance en 1948, a statué que le droit mandataire britannique continuerait de s’appliquer tant qu’il ne serait pas remplacé par une législation israélienne. Quelques années plus tard, la législation israélienne en matière de langues a conféré à la langue arabe un statut particulier, mais pas officiel. La Cour suprême d’Israël a obligé des villes et des localités à utiliser l’arabe sur les signes de circulation et dans l’administration publique, mais ce même tribunal a refusé de rendre ses avis juridiques en langue arabe. La loi de l’ « État-nation juif » ne fait que formaliser le fait que l’hébreu est la langue officielle d’Israël et que l’arabe a un statut spécial. L’arabe n’est pas une langue officielle tout simplement parce que contrairement au Canada ou à la Belgique, Israël n’est pas un État binational, mais un État-nation.

 

Un autre article très controversé de cette loi, qui a soulevé l’ire des communautés arabe et druze d’Israël : celui définissant le développement de « localités juives » comme une « priorité nationale ». Même le président d’Israël, Reuven Rivlin, pourtant membre du Likoud, a vivement critiqué cette clause juridique.

Charbit : Dans le projet initial de la loi, qui n’a pas été voté finalement, il y avait une clause qui autorisait toute communauté ethnique ou religieuse à créer des localités conformes à son identité. Finalement, on n’a retenu qu’une clause encourageant la création d’implantations juives dans le pays, celles-ci étant considérées comme une « valeur nationale ». Avec l’adoption de la loi de l’ « État-nation juif », la Knesset, appuyée par le gouvernement Netanyahou, déclare : ce qu’on a fait pendant 70 ans concrètement, on le transforme maintenant en loi. Dans la Déclaration d’indépendance d’Israël, il est écrit clairement que le développement du pays se fera au bénéfice de tous sans distinction de sexe, de langue, de religion ou d’ethnie. Il est vrai qu’au cours des 70 dernières années, l’immigration de centaines de milliers de Juifs a incité les gouvernements israéliens successifs à créer près de 700 communes agricoles, villages et villes où des Juifs ont été logés. Pendant cette période, pas une seule ville arabe nouvelle n’a été créée. On voit donc bien que le développement ne s’est pas fait au bénéfice de tous. Or, aujourd’hui, on transforme cette norme, pratiquée depuis plusieurs décennies, en loi. On privilégie légalement le développement de la population juive au détriment des communautés non-juives. Imaginez-vous une loi semblable au Canada qui viendrait privilégier la communauté anglophone au détriment de la communauté francophone?

Navon : L’article 7 de la loi, auquel s’est opposé vigoureusement le président Reuven Rivlin, stipulait que l’État pouvait permettre à une communauté ethnique ou religieuse de créer des villages. Dans les faits, c’est une réalité qui existe déjà depuis longtemps. En effet, en Israël, il y a des villages druzes, arabes, bédouins… Par exemple, il y a une communauté chrétienne araméenne qui, il y a quelques années, a été reconnue par le gouvernement israélien comme un groupe ethno-religieux. Aujourd’hui, les dirigeants de cette communauté araméenne veulent créer leur propre village. L’article 7 de la loi, qui a été modifié, le permettait. Le président Rivlin s’est opposé à cet article arguant que son application exclurait les communautés non juives. Il se trompe complètement car l’article 7 de la loi permettait aussi l’établissement de nouveaux villages non juifs.

 

Un bon nombre d’Israéliens, et aussi de Juifs de la Diaspora, notamment aux États-Unis, considèrent l’adoption de la loi de l’ « État-nation juif » comme un signe de régression démocratique. Partagez-vous ce point de vue?

Charbit : Depuis quarante ans que le Likoud est au pouvoir (sauf durant les années 1992-1995 (Rabin) et 1999-2001 (Barak)), la droite a respecté l’évolution libérale de la démocratie israélienne. Ce parti n’était pas toujours satisfait de cette évolution, mais il estimait qu’il y avait un équilibre acceptable entre d’un côté, la politique des implantations en Cisjordanie et à Gaza qu’il favorisait, et d’un autre côté, un Israël beaucoup plus pluraliste et libéral qu’autrefois. Aujourd’hui, le Likoud de Netanyahou est passé à une phase où il entend gagner sur le terrain idéologique. Ce parti est en train d’additionner au clivage traditionnel faucons/colombes, annexion/retrait des Territoires occupés, un nouveau clivage: une démocratie libérale versus une démocratie souverainiste, où l’élément juif sera prédominant. Depuis trois ans, on a au pouvoir un gouvernement résolu à remettre en cause l’évolution démocratique et libérale de l’État d’Israël.

Navon : Ce qui va concrètement changer avec cette nouvelle loi, c’est la jurisprudence de la Cour suprême d’Israël qui, depuis deux décennies, est un tribunal extrêmement activiste. Depuis la révolution initiée par le juge Aharon Barak au début des années 90, la Cour suprême a étendu ses pouvoirs de façon exponentielle en annulant des lois de la Knesset, en permettant à des organisations non gouvernementales, souvent financées par des gouvernements européens, de se pourvoir en cassation pour tenter d’annuler des lois promulguées par la Knesset. Désormais, avec l’adoption de la loi de l’ « État-nation juif », la Cour suprême aura une base constitutionnelle pour préserver les lois et les symboles qui font d’Israël un État-nation et qui, jusque-là, étaient menacés potentiellement à cause de l’activisme juridique de la Cour suprême. Cette nouvelle loi est une législation fondamentale qui manquait dans l’arsenal constitutionnel d’Israël.

* Les lois fondamentales d’Israël sont des textes à caractère constitutionnel adoptés par la Knesset comme chapitres d’une future constitution de l’État d’Israël.

 

 
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