« LE SIONISME POLITIQUE ET LES RABBINS SÉPHARADES »

ENTRETIEN AVEC LE RABBIN DR MIKHAEL BENADMON PAR SONIA SARAH LIPSYC

Mikhaël Benadmon

Dr Sonia Sarah Lipsyc

Sonia Sarah Lipsyc

Mikhaël Benadmon, rabbin et docteur en philosophie générale et spécialisé en philosophie de la loi juive. Il est notamment directeur du programme Maarava-Amiel pour la formation de cadres rabbiniques pour les communautés sépharades de diaspora . Auteur de plusieurs ouvrages en français et en hébreu, il a publié notamment « Pourquoi Israël? Les tentations territoriales : avoir, être, pouvoir », édition Lichma, Paris, 2017. Il est également possible de visionner certaines de ses conférences sur des thèmes très divers sur akadem.org. Dr Sonia Sarah Lipsyc est rédactrice en chef du LVS et directrice de Aleph – Centre d’études juives contemporaines.

Alors que les Juifs depuis plus de deux mille ans se tournent vers Jérusalem pour leurs prières et prient trois fois par jour pour le retour à Sion, le sionisme politique n’a pas été soutenu par l’ensemble du mouvement religieux en Europe dès la fin du 19e. Pour quelles raisons?

La dimension activiste du sionisme qui prétendait libérer le peuple juif de sa situation d’exil a été en effet mal reçue. Il y a dans cette réticence une inclinaison à garder ce que l’on connait avec tous ses inconvénients plutôt que de se lancer dans une aventure dont l’avenir n’est pas clair tant au niveau matériel que spirituel. Mais il y a surtout dans certains cercles rabbiniques l’écho d’une tradition diasporiste qui remonte au Talmud qui ne conçoit la libération du peuple juif de sa condition exilique que par l’intervention divine promise aux temps messianiques 1. Le commandement de s’installer en Israël n’est pas explicite dans les corpus halakhique, de la loi juive, de Maimonide (13e siècle) et du rabbin Yossef Karo (16e siècle). Par contre, Nahmanide (1194-1270) est le premier à le recenser parmi les 613 commandements 2. La question n’était donc pas tranchée parmi les décisionnaires. Les rabbins qui ont les premiers formulé une vive opposition au sionisme politique ont paradoxalement perçu le sionisme comme un mouvement messianique, ou plutôt comme un faux messianisme, et c’est précisément pour cette raison qu’ils l’ont refusé. Ajoutons que le sionisme avait bonne presse essentiellement dans les milieux laïques et que ses militants avaient en grande partie quitté le monde de la pratique religieuse pour s’émanciper. Fort de cette déception, ils se sont finalement tournés vers le sionisme. Notons que les opposants au sionisme politique se subdivisent en deux catégories : ceux qui refusent l’idéologie même du sionisme politique et qui le considèrent comme un danger et un obstacle à la rédemption finale (les groupes hassidiques de Netoure Karta et Satmar pour ne citer qu’eux) pour leur part, même si l’État était entièrement religieux et géré par la Loi juive, il poserait encore problème ; et ceux qui s’y opposent pour des raisons pragmatiques, du fait de la dimension laïque, mais qui sont tout de même prêts à collaborer afin de soutenir le monde et les institutions ultra-orthodoxes (le parti Agoudat Israël 3 en est un exemple).

Rabbin Yehouda Hay

Il y eut pourtant dès l’origine du sionisme politique, un sionisme religieux, aussi bien des associations ou partis ainsi que des figures rabbiniques d’envergure comme Yehouda Hay Alkalay (1798-1878), Tsvi Hirsh Kalisher (1795-1874) et Avraham Isaac Hacohen Kook (1865-1935).

En effet, certains rabbins ont été sensibilisés par le sionisme politique, mais leurs motivations étaient radicalement différentes. Certains comme les rabbins Alkalay et Kalisher y voyaient essentiellement le support d’un rétablissement des institutions ancestrales du judaïsme comme le Sanhédrin et le culte des sacrifices, d’autres comme le Grand Rabbin Kook le percevait comme le début de la rédemption finale et les bourgeons d’un messianisme attendu. Comme le montre magistralement le professeur Dov Schwartz (Université Bar-Ilan, Israël) dans ses nombreux ouvrages sur la question, il n’existe pas de sionisme religieux déconnecté de la dimension messianique. Cependant alors que pour les uns, le sionisme est porteur d’un potentiel messianique qui demande à être vérifié aux vues de ses avancées, pour les autres comme le rav Kook et ses disciples, le sionisme est en soi l’incarnation du processus messianique. Cette théologie est extrêmement audacieuse, car elle considère que le futur du peuple juif n’émergera pas des yeshivot, des écoles talmudiques, de l’étude de la Torah et de la pratique des commandements, mais bien de ces jeunes pionniers idéalistes laïques qui s’adonnent cœur et âme à la création d’un foyer juif. Leur action salvatrice n’est plus le fruit d’une tentation épisodique, mais est souhaitée par la Providence divine. Il va sans dire que pour le rav Kook, la sécularité du sionisme n’est que provisoire. Une autre voix rabbinique favorable au sionisme politique était celle du rabbin Reines qui fonda en 1902 le Mizrahi, groupe religieux qui siègera au sein de l’Organisation sioniste mondiale. Pour le rabbin Reines, le sionisme n’a rien de messianique et il faut bien se garder d’y voir le processus de rédemption annoncée par les prophéties. L’adhésion au sionisme relève d’une nécessité historique qui vise à délocaliser le peuple juif persécuté afin de permettre sa survie. De même qu’il existe une obligation religieuse de sauver un individu en danger de mort, il n’en est que plus évident qu’il faut tout faire afin d’assurer la survie du peuple tout entier (c’est en hébreu le principe de Pikoua’h Nefesh shel Hakelal).

Est-ce que l’on retrouve ce rejet du sionisme chez les rabbins sépharades ou orientaux?

Les rabbins sépharades et orientaux ont pour leur immense majorité adhéré au projet sioniste dès ses débuts en le considérant comme le processus de rédemption du peuple juif et la réalisation des prophéties. Ils connaissaient parfaitement la dimension laïque du sionisme, mais cette dernière n’a en aucun cas posé un problème d’ordre théologique. N’ayant pas vécu le traumatisme de la Haskala 4, ils n’ont pas été réfractaires à un projet porté par des laïcs et n’ont pas développé de théologie antisioniste. Les propos de Rabbi Moshe Khalfon Hacohen (1874-1950) de Djerba (Tunisie) sont en ce sens révélateurs de cet enthousiasme. Il n’hésite pas à qualifier Herzl (1860-1904), le fondateur du sionisme politique, de Moïse et d’Élie des temps modernes. Il envoie des propositions d’organisation structurelle très détaillées aux responsables sionistes et favorise l’achat de terres en Israël par la création d’un fonds et d’une association activiste. Le rabbin Nahouri ( 1902-1985) de Bône, Algérie, verra dans la création de l’État d’Israël un évènement dont la portée historique est encore plus importante que la sortie d’Égypte et établit un parallèle avec la vision des os desséchés du prophète Ézéquiel. Je crois que cet envoûtement pour le sionisme découle de plusieurs facteurs fondamentaux inhérents à la culture et à la vision du monde sépharade. Tout d’abord, le judaïsme sépharade accordait une importance toute particulière aux études bibliques et avait intégré la prééminence de la dimension territoriale du judaïsme, de l’histoire politique d’Israël et de ses dirigeants. De plus, ils adhéraient à une conception de rédemption naturelle et refusaient l’idée d’un retour miraculeux en terre d’Israël. Les choses se déroulent sous l’angle de la naturalité du monde. En termes halakhiques, la position de Nahmanide a été largement intégrée à la vision religieuse et cette dernière assimile sans difficulté l’idée de conquête militariste de la terre d’Israël, au même titre que de la conquête et des guerres menées par Josué. En termes sociologiques, la conception est communautaire et accepte l’idée d’une diversité d’identités et de niveaux de pratique différents. Il n’est pas question de dichotomie religieuse/non religieuse, mais plutôt d’une ouverture envers tous. Nul besoin de faire appel au messianisme dans la version du rabbin Kook afin de conférer une légitimité à l’action sioniste laïque. Enfin, les sages sépharades étaient attachés à l’étude de la Kabbale qui octroie à la terre d’Israël une dimension quasi cosmique et le retour vers elle est perçu en termes métaphysiques 5.

Est-ce que les positions de ces rabbins sont connues? Si tel n’est pas le cas, comment expliquez-vous que ces figures soient relativement occultées?

Le judaïsme sépharade et oriental a enduré une crise importante au vingtième siècle. Une des composantes de cette crise touche au manque de formation interne de leadership rabbinique d’envergure capable de porter la culture et la vision du monde sépharade. À partir des années soixante, les personnes intéressées par l’étude des textes et la vocation rabbinique iront étudier dans des institutions ashkénazes en Israël, en France (Aix-les-Bains) ou en Angleterre (Gateshead, Manchester). Ajoutons à cela la migration des Juifs marocains vers Israël, la France et le Canada et le temps requis, voire l’impossibilité, afin de reconstituer le cadre culturel nord-africain, mêlé aux efforts d’intégration inhérents à tout immigré. Sur le plan littéraire, les nombreux ouvrages rabbiniques ne sont plus réimprimés, donc plus étudiés, et perdent de leur influence. Il faudra du temps au monde sépharade pour reconstruire cette identité perdue et il semble que la rencontre avec l’ultra-orthodoxie ashkénaze génère, en plus des sentiments d’infériorité sociologique et intellectuelle, un frein au rétablissement d’une voix et d’un leadership légitime puisant aux sources de cette culture.

Ces orientations sionistes de rabbins sépharades ont-elles eu une influence sur le monde sépharade ou certains de leurs représentants comme le parti politique Shass?

En Israël, le monde sépharade subit une ashkénisation 6 rapide tant dans le monde ultra-orthodoxe que dans le monde sioniste religieux. L’émergence du mouvement politique sépharade Shass patronnée par le Grand Rabbin Ovadia Yossef avait pourtant des visées culturelles et religieuses, mais ses dirigeants, pétris aux yeshivots du monde haredi (ultra orthodoxe), ont été totalement dénaturés et ne cherchent légitimité que face à l’Establishment de cette société. D’autre part, une large partie de la population sépharade se définit comme traditionaliste, mais manque cruellement d’outils intellectuels afin de théoriser les fondements de cette identité en termes culturels et halakhiques.

Le rabbin Dr Benadmon sera invité au Festival Sefarad. Dans le prolongement de cette entrevue, il s’entretiendra sur l’actualité du monde sépharade ainsi que sur le judaïsme et les questions de société avec le Dr Sonia Sarah Lipsyc le dimanche 11 novembre de 10 h à midi avant de répondre aux questions du public.

 

 

Notes:

  1. Voir respectivement la position de rav Yehouda dans le traité Ketoubot 110b du Talmud de Babylonie (T.B) et la position de rabbenou Haim dans la glose des Tossaphot sur le traité Ketoubot 105a du T.B
  2. La tradition rabbinique compte 613 commandements à partir de la Torah, cependant le recensement de certains d’entre eux porte à discussion (ndr)
  3. Le parti Agoudat Israël regroupa pendant longtemps des hassidim et des non hassidim appelés également « mitnagdim » ou Lithuaniens. L’un de ses dirigeants fut le rabbin Yosef Chakh, (1910-2012) qui créa en 1988, le parti « Deguel Athora » (ndr).
  4. Mouvement social et culturel, dans le judaïsme d’Europe centrale et orientale, à la fin du XVIIIe et au XIXe siècle, inspiré de la philosophie des Lumières et qui donna lieu notamment à la création du mouvement réformiste (ndr).
  5. Voir à ce sujet, Mikhaêl Benadmon, « Le sionisme enthousiaste du monde sépharade » sur Akadem : http://www.akadem.org/sommaire/cours/histoire-les-penseurs-du-sionisme-religieux-mickael-benadmon/le-sionisme-enthousiaste-du-monde-sefarade-11-01-2018-97684_4766.php
  6. Voir à ce sujet : Armand Abecassis, Pourquoi beaucoup de sépharades sont-ils devenus des hassidim ? », entretien avec Elias Levy, LVS, septembre 2015. Et Yaacov Loupo « Comment les séfarades sont devenus ashkénazes et le restent au sein du courant ultra-orthodoxe en Israël », entretien avec Sonia Sarah Lipsyc, LVS, décembre 2015
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