DEUX ENSEIGNANTES EN KABBALE EN ISRAËL : HAVIVA PEDAYA ET NADINE SHENKAR

PAR SYLVIE HALPERN

Sylvie Halpern

Elle était occulte, sulfureuse, misogyne. Mais depuis 20 ans, l’étude de la kabbale se répand à travers tout le pays et les femmes sont loin d’en être en reste. Pourquoi? Haviva Pedaya et Nadine Shenkar – deux d’entre elles, et non des moindres – ont peut-être une réponse.

Sylvie Halpern a été toute sa vie journaliste en presse magazine, notamment pendant 20 ans à l’« Actualité ». Elle a récemment créé Mémoire vive, une entreprise de rédaction d’histoires de vie : à la demande des familles, elle rédige des livres en publication privée racontant la trajectoire de leurs parents.

Haviva Pedaya, Contes des miroirs brisés, édition Matanel, Jérusalem, 2015


Nadine Shenkar, Art juif et la Kabbale, édition Nil, Paris, 1996

Depuis les poubelles du vieux Be’er Sheva, huit chats montent la garde devant le mur d’enceinte débordant de bougainvilliers rouges et blancs de la maison d’Haviva Pedaya. Les milliers de livres sont bien rangés, mais la dame est aussi décontractée que souriante, et un joyeux désordre règne dans sa cuisine. Quand on enseigne la philosophie juive au Département d’Histoire d’Israël à l’université Ben Gourion, qu’on dirige le Centre Elaychar pour les études sur le patrimoine sépharade, qu’on publie abondamment des essais et des recueils de poésie, qu’on écrit des pièces de théâtre et qu’on dirige l’ensemble de musique liturgique sépharade traditionnelle qu’on a créé (ouf!), on peut bien oublier la vaisselle.

De l’autre côté d’Israël, dans son coquet petit appartement du quartier de la Moshava Germanit à Jérusalem, la kabbaliste Nadine Shenkar, elle, a conservé son allure de Parisienne et sans doute la même élégance retenue que celle de la jeune étudiante en philosophie occidentale qu’elle a été à la Sorbonne, avant son immigration en Israël (alya), il y a 35 ans. L’époque où elle étudiait aussi à l’Institut international d’Études hébraïques de Paris et assistait religieusement, chaque dimanche, aux cours de Manitou (le rabbin Léon Ashkenazi)* 1… avant de débarquer dans un pays où la kabbale ne s’étudiait que dans de petits cercles très fermés, sous l’égide de quelques rares rabbins. Et que, bien sûr, aucune femme n’en était.

À sa manière et avec son bagage intellectuel, Nadine Shenkar a été une pionnière : la toute première femme à avoir enseigné la kabbale en plein jour au cœur de Jérusalem. Et elle l’a fait pendant près de 30 ans à la réputée Académie des Beaux-Arts Betsalel pour y nourrirentre physique quantique et bouddhisme – quelque 5000 artistes en tous genres. « Certains m’écrivent encore pour me dire à quel point cette découverte les a libérés et influencés dans leur art. D’ailleurs, il suffit de plonger, par exemple, dans un seul des tableaux de Chagall pour saisir à quel point la kabbale a pu le marquer! »

Tout comme Haviva Pedaya à Be’er Sheva, Nadine Shenkar a aussi ouvert chez elle, il y a une dizaine d’années, son propre Beth Midrash, un centre d’étude de haut niveau qui porte le joli nom de Tal HaNistar (la rosée du caché). Chaque dimanche soir, elle y enseigne le Talmud et la kabbale, étudie les textes fondamentaux avec ses élèves : le Zohar, le Sefer Yetzirah (Livre de la création)*… Et son petit salon ne désemplit pas : « Ce sont des hommes et des femmes de tous âges et de tous métiers, religieux ou pas du tout – surtout pas du tout!et c’est passionnant. Souvent, ils sortent de chez moi en pleurant de joie ». Bien sûr, la dame de la kabbale s’en réjouit, mais elle n’est pas surprise : « Spinoza en tête, il n’y a aucun texte de philosophie occidentale qui atteint ce niveau. C’est une réflexion remarquable, mais ce qui lui manque, ce sont des systèmes : Platon, Aristote ou Kant, chacun ont le leur, mais ils ne vous mènent nulle part, aucun n’a un impact sur votre vie. C’est ce qui fait que, comme Heidegger, vous pouvez être à la fois un immense philosophe et un parfait nazi! »

Il faut dire que depuis quelques années, en Israël, l’étude de la kabbale se répand à vitesse grand v. dans tout le pays. Des hommes et des femmes l’étudient dans des écoles talmudiques (yeshivot) – à Safed qui en a été le berceau israélien, au centre Shalev de Jérusalem comme dans une quarantaine d’autres lieux de la ville; à Bne Brak, à Herzliah, Tel-Aviv, Eilat ou Arad… Certains congrès, comme, par exemple, celui qu’a organisé au printemps 2015 à Tel-Aviv Kabbalah la Am (la kabbale pour tous), un mouvement créé par Michaël Laitman, le président de l’Institut Bnei Baruch 2 de recherche et d’étude de la kabbale, y a attiré quelque 7 000 personnes de partout dans le monde. Et Nadine Shenkar se souvient avoir été plusieurs fois cherchée en taxi pour aller parler de kabbale aux travailleurs des raffineries de pétrole de Haïfa ou des usines de la Mer morte… « Pourtant, assure-t-elle, la plupart des gens n’en savent rien au départ. Pour la majorité, dans le meilleur des cas, c’est une mystique occulte et dans le pire, une recette de vie. Alors que ce n’est pas du tout ça, même si elle aide à mieux vivre. »

C’est le Rabbi hassidique Nachman* de Braslav qui l’a dit : « Ne demande pas ton chemin à quelqu’un qui le connait parce que tu risquerais de ne pas t’égarer. » Et ici, dans ce vaste territoire, aucun GPS : la kabbale, ce serait 5 000 textes – dont le Zohar est le principal – qui jouent à l’infini avec la complexité du monde. « En fait, dit Nadine Shenkar, les kabbalistes se servent d’un formalisme de pensée très abstrait pour expliquer et commenter la Bible au niveau le plus profond (le sod, le secret). On n’y parle pas de Dieu, de croyances, de commandements (mitsvot), mais on y ouvre mille portes qui font découvrir toute la diversité de l’univers et font comprendre que ce petit monde où nous vivons n’est qu’une écorce, un rien du tout. Son langage est à la fois rationnel, fantaisiste, onirique, pour bien montrer qu’il y a une telle multiplicité de sens qu’on ne sait plus s’il y en a un. Mais ce n’est pas tout le monde qui peut supporter autant d’incertitude et de paradoxes – surtout les hommes. Je l’ai bien vu, les femmes sont infiniment plus réceptives à la kabbale, elles y naviguent avec une dextérité extraordinaire. »

Pourtant, dans le monde ashkénaze du moins, elles ont toujours été scrupuleusement tenues à l’écart de cette intense recherche de Dieu. L’étude de la kabbale qui florissait dans toute l’Europe a soudain eu un parfum de soufre avec le dramatique épisode de Zabbataï Tsevi*, ce faux-messie du 17e siècle, qui a réussi à convaincre des populations entières qu’il était kabbaliste, qu’il fallait tout abandonner pour le suivre, se vautrer dans la fange et finalement se convertir à l’Islam pour accélérer la venue des Temps nouveaux. Du coup, jusqu’à ce que le hassidisme lui redonne sa lumière au 18e siècle, la kabbale est devenue occulte, quelque peu sulfureuse et… très surveillée. C’est d’ailleurs bien pour cela que chez les ashkénazes, son étude a longtemps été réservée aux hommes mariés de plus de 40 ans.

Autres contrées, autre histoire : pour les sépharades, la kabbale n’a jamais été « un poison subtil » à manipuler avec grand soin (comme a pu, par exemple l’écrire, au 19e siècle, l’historien français Théodore Reinach, auteur d’une Histoire des Israélites et si confiant dans l’assimilation des Juifs en France). Elle est au contraire un élan de vie, le Zohar s’est toujours étudié, notamment le Chabbat dans les synagogues. Librement, sans contrainte d’âge ni parfois même de sexe, et il y est d’ailleurs beaucoup question des dimensions féminines de Dieu, comme la Shekhina (le nom de la présence divine toujours énoncée au féminin)… Le grand-père d’Haviva Pedaya ne s’y était pas trompé. À Jérusalem où elle est née dans une famille de rabbins et de kabbalistes venus de Bagdad, elle se souvient que toute jeune, il l’installait auprès de lui pour étudier : « C’était un hakham (un Sage) à qui les gens demandaient d’interpréter leurs rêves selon la kabbale, en suivant une méthode que son père, qui était rabbin et un très grand kabbaliste en Irak, lui avait enseignée. Il m’a énormément appris, tout ce que j’ai pu étudier à l’université m’a paru bien pauvre à côté! »

Nadine Shenkar, elle, était très proche de sa grand-mère, Marcella. Mais quand elle rentrait de la Sorbonne et qu’elle lui parlait avec excitation de Platon, Heidegger ou Bergson, elle était toujours un peu ahurie d’entendre la vieille dame lui asséner : « Tout ce que tu me racontes n’arrive pas à la cheville d’un seul verset du Zohar! » Car Marcella était férue en kabbale. C’est bien elleet aucun de ses quatre frèresque son père, un grand kabbaliste italien de Livourne, avait choisie pour lui transmettre son savoir. « Quand elle a eu 16 ans, raconte Nadine Shenkar, il lui a interdit de s’adonner aux tâches domestiques et chaque jour, il la faisait asseoir auprès de lui pour étudier le Zohar… » Un texte vieux de 2000 ans qui fait accourir les foules aujourd’hui.

Mais pourquoi un tel engouement en Israël? Bien sûr, on peut voir simplement là un phénomène de mode que quelques-uns comme la chanteuse Madonna ont alimenté. Rattacher cet intérêt à la quête de sens, au besoin de spiritualité qui, pour contrer le matérialisme ambiant et la vie virtuelle, a gagné tout l’Occident. D’autant plus que, sur le plan mystique, nous serions dans la période du « talon du messie » 3, celle où toutes les sources du savoir viennent s’ouvrir… Mais Haviva Pedaya est convaincue qu’en Israël, il y a plus. De tout temps, souligne-t-elle, le Juif a été un être de spiritualité. Mais après le drame de la Shoah, après l’extermination de tout un monde, nous n’avons plus eu en tête que le pays concret à construire, l’homme nouveau à faire naître. Quitte à effacer celui que nous étions avant : « Cette obsession du nouvel homme sur une nouvelle terre nous a fait beaucoup de mal, dit-elle. Bien sûr qu’un pays était à bâtir mais, Dieu merci, aujourd’hui il est florissant. Alors maintenant que nous en sommes à la troisième génération, notre inconscient à chacun remonte : en Israël, cette quête spirituelle, c’est aussi le retour de tout ce que nous avons prétendu oublier. De tous ces pays traversés, toutes ces musiques, tous ces rites et ces voix perdues de nos grands-parents qui se sont fondus dans ce melting-pot. »

En août dernier d’ailleurs, Haviva Pedaya était à Leh, au nord de l’Inde, à donner des cours sur Rabbi Nahman. Au pied de l’Himalaya, elle y a beaucoup croisé cette « troisième génération » : des Israéliens fraîchement émoulus de l’armée, nés pour la plupart dans les kibboutz(s), les villages ou les implantations que leurs parents ou leurs grands-parents ont construits, avides de trekking et si soucieux de rentrer à temps pour chabbat. « Ils m’ont émue, tous ces jeunes souvent très éduqués qui viennent chercher de l’eau fraîche pour leur âme, qui sont en quête d’une nouvelle spiritualité qui n’est pas celle de leurs parents. Là-bas comme ici, j’ai été frappée par leur lassitude du pays concret, leur besoin de combiner autrement spiritualité et sionisme, leur rêve d’un retour à la vie communautaire en kibboutz parce que vivre dans une cité ou un village ne leur suffit plus pour saisir la Terre sacrée… Ils se cherchent et dans l’étude de la kabbale, ils peuvent beaucoup se trouver. Parce que la kabbale, c’est tout sauf un mot d’ordre! » C’est la voie libre.

 

Notes:

  1. Voir notre lexique sur la Kabbale comme tous les termes ou noms suivis d’un astérisque
  2. Voir http://www.kabbalah.info/fr/
  3. Voir à ce sujet les traités Sotah 4b et Sanhedrin 97a du Talmud de Babylone (T.B). Cette expression désigne le début de la période messianique.
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