TOUS LES JUIFS SONT NOIRS

PAR NATANIA ÉTIENNE

Natania Étienne

Natania Étienne née Feuerwerker, a fait son « alyah » sa montée en Israël en 2015 et vit à Bat Yam. Elle continue de diriger les Éditions du Marais à Montréal, veuve de l’écrivain judéo-canado-haïtien Gérard Étienne, elle est journaliste, blogueuse, écrivaine, enseignante, membre de la synagogue TBDJ (Montréal), elle a cinq petits-enfants.

 

Le titre fera sursauter certains. Cela d’autant plus que la prospérité aidant, quatre générations après la Shoah, l’image que les Juifs ont d’eux-mêmes a changé, oubliant leur statut millénaire de minoritaires. Comme l’Histoire n’est plus étudiée avec un sens critique, les jeunes sont plus préoccupés par les modes et les derniers cellulaires. On ne peut pas les blâmer, puisque c’est ce que les adultes leur offrent.

Qu’ils s’appellent Samuel Goldbloom (le grand-père de l’ancien ministre Victor Goldbloom) ou Fiby Bensoussan (l’auteure de Marrakech à Montréal), la génération qui est venue au Québec a su s’intégrer avec courage, a su lutter et a voulu que ses enfants reçoivent ce qu’il y a de mieux. Le choc est arrivé soudain cet été : Charlottetown (É.-U.), la rue qui soudain publiquement associe Juifs et Noirs avec la vieille haine ancestrale hurlant des propos racistes et vociférant «les Juifs ne nous remplaceront pas», à Berlin l’arrivée de 80 députés aux relents hitlériens du parti d’extrême-droite l’AfD au Bundestag. Sur les réseaux sociaux, c’est l’étonnement généralisé. N’avait-on pas répété la formule Jamais plus. Pensait-on vraiment que cela suffirait ? L’effort généralisé a été l’intégration (nous dirons l’assimilation).

Au siècle de la technologie, quelles que soient les tendances religieuses, l’influence du monde extérieur est ultra présente avec ses ouvertures et ses préjugés. Ironiquement, grâce au vieil antisémitisme latent, sans s’en rendre compte, les Juifs de la nouvelle génération continuent à garder fermement des liens entre eux, les portes du ghetto sont invisibles, mais présentes.

Souvent ils tiennent à montrer leur générosité au monde extérieur, ce que l’on appelle le Tikoun Olam, on a pu voir le travail dévoué de l’association humanitaire israélienne, Zaka en Haïti en 2010. Le soir rentrés chez eux satisfaits, ils oublient que la barrière est là.

C’est en Allemagne, en 1990, que j’ai personnellement compris qu’il ne suffisait pas que le Hohschule fur Judische Studien (le Centre d’Études juives de Heidelberg) avec pour recteur le Professeur Julius Carlebach ait ouvert ses portes. Celui-ci nous avait d’ailleurs régalés d’un Shabbat inoubliable, avec des zemirotes 1, chantées avec une ferveur jamais retrouvée depuis. Pourtant le monde extérieur n’avait pas vraiment changé, mais pris les couleurs du nouvel environnement. Il y avait ce qui se dit en public et en privé. Au cours d’une réception offerte en Allemagne en l’honneur de l’écrivain Gérard Étienne, alors que je parlais à l’un des invités, l’hôte de la réception a demandé à sa compagne Évelyne Lied s’il devait chasser son frère de la fête. Connaissant ce dernier, il craignait qu’il fasse des affirmations risquant de me choquer. Une Française a alors accepté de traduire la question, qui me permettait de surmonter mon angoisse (une grande partie de ma famille proche avait été tuée par les nazis) : « Que faisait votre père ou votre grand-père pendant la guerre ? » Jusque-là, je n’avais reçu que des réponses surprenantes, tous, selon leurs descendants avait été atteints de problèmes de santé divers et n’avaient pas participé aux massacres.

Je parle yiddish une langue proche de l’allemand et comprends quela dame ne traduit pas. Je demande pourquoi. Elle répond énervée : « Parce que je vis ici, toi tu ne fais que passer. » J’ai répondu : « Je parlerai yiddish, la langue du peuple décimé dont je suis l’une des survivantes, lui parlera allemand, nous nous comprendrons. » Quand il a entendu ma question, il a ri : « Madame, dit le frère de l’hôte, les grands peuples ont anéanti les petits peuples, et le fait que nous ayons massacré les Juifs et les ayons pratiquement fait disparaître est la preuve de la grandeur de l’Allemagne. Les Romains ont détruit les Gaulois, les Mayas eux l’ont été par les Espagnols, nous nous sommes chargés des Juifs. » (La dame respirait péniblement) et moi obstinément, j’ai reposé ma question : « Que faisait votre père durant la Deuxième Guerre mondiale ?  » Il m’a répondu calmement : « Il est mort pour Hitler dans la Wehrmacht durant la retraite de Russie. » Ayant retrouvé mon sourire, je dis : « Je sais qui a tué votre père. » Déstabilisé, mais ironique il clame : « Comment pouvez-vous le savoir  ?  » J’ai répondu : « Ma tante Rose Gluck (train 72) était à Auschwitz la chef d’un groupe de femmes chargées de tricoter des chaussettes pour les soldats allemands, elle s’assurait que toutes faisaient des noeuds dans le fond. Votre père a porté les chaussettes de ma tante, il est mort sur le bord d’un chemin, les pieds gelés. Monsieur, il ne faut pas sous-estimer les petits peuples même au plus profond de la souffrance, il leur reste leur génie. »

C’est aussi à Heidelberg en Allemagne que Frauke Gewecke la professeure qui nous avait invités nous a reçus chez elle. Elle faisait étudier à ses étudiants La Reine Soleil Levée de Gérard Étienne. Le souffle court, les yeux exorbités, elle m’a confié : « Mon père était SS, il est dans la chambre contiguë, il reçoit encore des journaux pros nazis; chaque matin je le lave, mais je ne le rase plus. Je lui apporte un miroir, lui montre son visage en lui disant : Père, regarde ta longue barbe, tu ressembles à tes victimes. Assis en fauteuil roulant, il ne peut réagir. » À cet instant, j’eus la certitude que je préférais être une fille de victimes plutôt que de coupables.

Il y a eu ma découverte des boutiques d’antiquité qui vendaient des bougeoirs en argent, évidemment, fruits de pillages durant l’époque de la Shoah. Plus tard, j’ai croisé la jeune fille qui s’est enfuie quand elle a su que nous étions Juifs, son oncle était réfugié en Amérique latine. Et la vieille dame de 92 ans qui a pleuré en nous emmenant sur les ruines d’une synagogue encore debout. Au coin de la rue, les commerçants prétendaient ne pas savoir qu’elle existait. Elle nous a dit que petite fille, elle allumait la lumière à la synagogue les jours de Shabbat.

Mais partout, il suffit que le temps passe pour que l’oubli s’installe. À Sousse, en Tunisie, un  jour de shabbat, les jeunes dans la rue ne pouvaient pas nous aider à trouver la synagogue, ils ne connaissaient pas ce mot et se sont tournés vers un vieillard qui a expliqué que c’était à deux pas de là. Une civilisation éradiquée en l’espace d’une génération.

Alors que la petite Jérusalem du sud, l’ancienne Salonique a vu détruire son cimetière et des siècles de culture juive riche et vivante par les nazis, l’on s’est dépêché de mettre au musée quelques pierres tombales brisées et de construire l’université sur ce lieu.

Et en Amérique n’a-t-on pas été épargné ? Voyons, dans les années soixante dans l’Ohio il y avait des affiches proclamant : « Interdit aux Noirs, aux Juifs et aux chiens. » Et les universités canadiennes et américaines avaient des quotas empêchant les Juifs de faire des études dans des carrières professionnelles. Certains changeaient de noms, d’autres se convertissaient ou partaient à l’étranger étudier pour surmonter les barrières.

Le sociologue André-Marcel D’Ans a écrit que les Noirs étaient les colonisés de l’extérieur, par contre à l’intérieur les Juifs subissaient le même sort. C’était évident à l’époque des Mellahs ou des Ghettos. Cela confirme le fait que les Juifs n’ont jamais été Blancs, un concept inventé pour justifier toutes les exploitations. Et le Juif a endossé longtemps le choix de sa différence pour exister. Il faut visiter le ghetto de Bologne en Italie dont la ruelle principale du ghetto juif s’appelle via Del Inferno (le nom ne nécessite pas de traduction en français). L’entrée débouche sur le parvis d’une église. On imagine que les chauds dimanches d’été les Juifs ne pouvaient pas sortir du ghetto. Une des meilleures illustrations du courage que représentait le choix de rester fidèle aux traditions ancestrales ou de quitter le costume ridicule et l’étouffant ghetto et de s’agenouiller pour jouir de l’espace et être intégré.

Le respect de soi, le courage pour la continuité de l’Alliance a été ce qui a préparé la création de l’État Israël et la possibilité de l’affirmation de notre foi dans la modernité. Notre langue et notre culture auraient eu le sort de la pierre de Rosette, n’eussent été nos sacrifices, notre langue, notre culture, notre foi seraient devenues des hiéroglyphes. En Israël, surtout et aussi dans la diaspora les différences s’estompent. Il y a deux générations, les jeunes gens de Meknès étaient encouragés à épouser des jeunes filles de leur milieu, celles venues d’une autre ville étaient considérées comme des étrangères. Heureusement, les mouvements de population et le côté positif des nombreux exils ont commencé à gommer les incompréhensions. Les juifs algériens, brésiliens, égyptiens, éthiopiens, français, grecs, haïtiens, hongrois, indiens, italiens, iraniens, marocains, ouzbèques, polonais, russes, sud-africains, tunisiens, turcs, ukrainiens pour ne citer que quelques-unes des nations représentant le peuple qui s’est retrouvé enfin. Avec eux, tous ceux quise sont joints au peuple d’Israël célèbrent leurs différences et ce qui les unit.

Il y a à peine deux générations, un mariage entre Juifs français et Juifs polonais était improbable. Est-il trop tôt pour affirmer que tous les Juifs sont Noirs? Le train 73 a emmené mon oncle le docteur Salomon Gluck et le père et le frère de Simone Weil vers un des destins les plus atroces, seul train parti vers Kaunas ou Kovno en Lituanie. Dans le fort IX de cette cité, quelques-unes des pires exactions ont été commises. Eve Line Blum a recueilli les documents sur les près de 900 Français qui ont subi cette tragédie, seuls 23 survivants ont pu témoigner. Parmi les victimes on découvre qu’elles sont d’origine de Salonique, de Pologne, d’Alsace, de Lorraine, d’Autriche, d’Allemagne, de Turquie, du Maroc, d’Algérie, de Suisse, d’Irak. Les nazis ont maintenu méticuleusement en détail les informations sur leurs victimes. Ainsi sont connus les adresses, les métiers et les lieux de naissance des hommes qui ont fait partie de ce convoi. La désolante liste, témoigne que religieux ou non, riches et pauvres, de partout ashkénazes et sépharades, ils sont partis dans le même train dans la même direction.

Alors que le métissage devient la norme, nous sommes des Juifs Noirs parce que nous assumons nos différences, ce qui nous rassemble et fait de nous un peuple riche grâce à sa diversité.

 

 

Notes:

  1. Zemirotes : chants folkloriques, psaumes, poèmes.
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