LES SCHTETLECH* DU QUÉBEC : L’EXPÉRIENCE RURALE JUIVE !

ENTRETIEN AVEC ÉRIC YAAKOV DEBROISE

Éric Yaakov Debroise

Éric Yaakov Debroise, Maître en science de l’information de l’Université de Montréal (UdeM), candidat à la maîtrise en histoire de la criminalité et la justice (UdeM) et candidat à la maîtrise en gestion à l’École Nationale d’Administration Publique (ENAP), il publie régulièrement dans le Huffington Post Québec et France et le Times of Israël.

 

 

En 1901, la population juive canadienne est de 16 000 individus, elle atteint en 1931 près de 150 000 personnes. L’effervescence migratoire des Juifs d’Europe de l’Est est due aux nombreux pogroms et plus spécifiquement, aux persécutions russes. Pour beaucoup de ces Juifs, ils n’avaient connu que la réalité des schtetlech.

Arrivés au Québec, nombre d’entre eux transitèrent par les lieux de quarantaine obligatoire comme à Grosse-Île, proche de Québec ou l’Île aux Noix en Montérégie. Leur voyage aboutit pour la plupart d’entre eux à Montréal. En 1931, les Juifs à Montréal sont environ 60 000.

En 2011, 97 % des Juifs québécois résidaient à Montréal ou à proximité 1. À tel point que l’on peut affirmer que la communauté juive québécoise se confond avec Montréal. Quant à la communauté juive en dehors de la métropole, elle est résiduelle à quelques rares exceptions telles que la communauté hassidique de Tosh installée à Boisbriand depuis 1963 et le reste du Québec.

Toutefois, cette forte prédominance montréalaise jusqu’à récemment ne doit pas nous faire oublier ces nombreuses communautés juives qui ont existé en Estrie (Sherbrooke), dans les Laurentides (Sainte-Agathe-des-Monts, Val-David ou Joliette) ou encore en Abitibi-Témiscamingue (Val-d’Or, Rouyn-Noranda ou Cadillac) et le reste du Québec. Partons à la découverte de quelques-unes de ces communautés rurales.

Les communautés juives du nord minier

Au-delà des communautés juives urbaines de Québec, Sherbrooke ou encore de Montréal, il existe de Gaspé à Rouyn-Noranda des îlots de présence juive au Québec. Entre autres, au temps de la colonisation du nord du Québec et du développement minier, deux communautés sont parvenues à notre connaissance.

Rouyn-Noranda

Les premières familles juives de Rouyn-Noranda arrivent avec le chemin de fer (1924-1925). Juifs de l’Ontario, ils accompagnent les pérégrinations des travailleurs itinérants de mine en mine. Au cours des années 1930, d’Europe de l’Est, de Russie et de Pologne, les Juifs se lancent dans le commerce de détail comme à Québec. La première synagogue en bois ouvre en 1932, une seconde en brique en 1949. Le rabbin Katz y était chargé de l’enseignement religieux et de la cérémonie du culte.

Pour une quarantaine de familles, il y avait trois sections religieuses qui se côtoyaient : Orthodoxes, les Massorti et les réformés. Dans le sous-sol de la synagogue se tenaient les activités sociales des associations Hadassah (The Women’s Zionist Organization of America) et du B’nai Brith ou encore l’école du dimanche pour les enfants.

Peu à peu, la migration rurale asphyxie cette communauté. Les jeunes partent à Montréal ou quittent la province. La communauté juive de Rouyn-Noranda s’éteint peu à peu dans les années 1970. Dès 1972, la synagogue de Rouyn-Noranda n’est plus. En 1982, il ne restait plus dans cette ville que 2 familles juives.

Val-d’Or

Des recherches avec Judith Miller, native de Rouyn-Noranda, pour promouvoir l’histoire juive de cette ville a conduit une lectrice du Canadian Jewish News à la contacter pour l’informer qu’à une centaine de kilomètres de Rouyn-Noranda, durant les années 1940-50 il y avait entre une dizaine et une trentaine de familles juives à Val-d’Or.

Cette petite communauté a su tirer profit de sa force communautaire pour ouvrir une synagogue pendant 2 ans. À ce jour, la Magen David, l’étoile de David, serait encore visible sur le bâtiment de l’ancienne synagogue. Peu documentée, l’histoire de cette communauté nous a permis de retracer que la mémoire locale indiquerait aussi une présence juive à Cadillac, canton à la croisée des villes d’Amos, Rouyn-Noranda et Val-d’Or. Ce qui ne serait donc pas impossible !

Les « Alpes juives » du Québec, la Canada’s Bortsch Belt :

Littéralement la « ceinture du Bortsch 2  », région touristique dans les montagnes Catskill dans les comtés de Sullivan et d’Ulster de l’État de New York. Très fréquentée dans les années 1920 jusqu’aux années 1970 par les Juifs de la ville de New York. À l’instar des États-Unis, le Québec a ses « Alpes juives » : Canada’s Bortsch Belt. Située au nord de Montréal, on y retrouve des communautés juives à Joliette, Sainte-Agathe-des-Monts, Val-David ou Val-Morin.

À Joliette, il y avait le centre de villégiature des Schwartzman. Nous vous partageons quelques récits de cette famille, provenant d’une exposition de David Schwartzman sur le sujet à Joliette (2009), pour en dégager l’ambiance des « Alpes juives » du Québec.

Les familles passaient leur été en campagne,

« Les vendredis soirs, les pères arrivaient pour passer la fin de semaine avec leur famille, apportant avec eux le pain traditionnel du Shabbat […] »  dans  La vie était simple, Marjorie Schwartzman Black (manuscrit de récits familiaux).

Profiter de la nature,

« Je me souviens du feu de camp gigantesque lors des fins de semaine lorsque les pères étaient présents. Je me souviens d’aller à la rivière les après-midi de grande chaleur […] plusieurs familles apportaient leurs paniers de pique-nique, s’installant au long de la plage pour se régaler les après-midi. » – Mémoire sur la ferme, Leslie Lauer (manuscrit de récits familiaux).

Les « Alpes juives » du Québec étaient pour les familles montréalaises, le moyen de profiter de la nature non loin de la métropole. Les pères pouvaient continuer leur activité professionnelle et rejoindre leur famille pour le Shabbat. Bien que la popularité de ces activités a diminué depuis les années 1970, il reste aujourd’hui des communautés juives structurées dans les Laurentides, notamment le séminaire Loubavitch à Sainte-Agathe-des-Monts ou encore les Belz installés à Val-Morin depuis 1930.

Les colonies agricoles

Seuls 4 % à 6 % des Juifs canadiens vivaient en milieu rural dans les années 1920, les trois quarts étaient des marchands et moins souvent des fermiers.

Cependant, la Jewish Colonization Association fondée par le philanthrope le Baron Maurice de Hirsch offrit des terres à ceux qui voulaient tenter l’expérience. C’est grâce à ce soutien qu’en 1900, 50 familles juives fondèrent dans les Hautes-Laurentides une colonie fermière à La Macaza.

Cette colonisation rurale juive entrait en concurrence avec la colonisation canadienne-française prônée par l’Église catholique de l’époque. L’historien Jean-Paul Bélanger dans son manuscrit « Aperçu historique de la colonie juive » de La Macaza note que le Curé Labelle, prêtre promoteur de la colonisation canadienne-française du nord du Québec, cherchait à interdire la colonisation « des citoyens d’une autre race ou d’une autre religion ». L’expérience fermière juive était perçue comme une « invasion  » 3.

Loin de la paisibilité des villégiatures, la vie rurale pour ces Juifs russes et roumains sans expérience fermière auparavant était l’occasion de sortir de la misère de l’Europe de l’Est.

Les communautés juives rurales au Québec sont plus nombreuses que nous pourrions le croire. Certaines vivent dans des villages en pleine croissance économique comme celles du nord minier du Québec, d’autres s’établissent en pleine nature pour la période estivale dans les « Alpes juives » du Québec; quant à d’autres, elles fuient la misère économique des villes ou les pogroms en expérimentant la vie fermière.

L’expérience rurale juive au Québec est encore très peu historicisée. C’est dommage! Des fragments historiques du Québec et de notre communauté se perdent. C’est une mémoire à préserver. N’hésitez pas à nous faire part de vos témoignages.

 

 

* Schtetlech [pluriel] du terme yiddish schtetl : une petite ville, une bourgade juive à forte prédominance agricole

 

Notes:

  1. International Jewish Population, CJA Federation, https://www.federationcja.org/en/isreal-and-overseas/jewish_world/
  2. Dérivé d’un potage de betterave populaire en Europe de l’Est.
  3. « Gare à l’invasion juive », Le Pionnier de Nominingue, 28 avril 1908.
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