ENTREVUE AVEC L’ÉCRIVAIN ET MÉDECIN MARTIN WINCKLER

PAR ELIAS LEVY

Elias Levy

Elias Levy

Né en 1955 à Alger (Algérie) et médecin de formation, Marc Zaffran a exercé en France comme médecin de famille en milieu rural et en milieu hospitalier. Comme romancier et essayiste, il est connu sous le pseudonyme de Martin Winckler. Il est l’auteur d’une quarantaine de livres de différents genres : romans, récits autobiographiques, contes, recueils  de nouvelles, articles scientifiques, analyses filmiques de séries télévisées, essais sur le soin, manuels médicaux pour le grand public. En 1998, son roman « La Maladie de Sachs » (Éditions P.O.L), traduit en une quinzaine de langues, rencontre un très grand succès public. Martin Winckler vit depuis 2009 à Montréal, où il se consacre pleinement à l’écriture et à l’enseignement en milieu universitaire. Il anime des ateliers d’écriture de fiction aux Facultés de médecine de l’Université McGill et de l’Université d’Ottawa, où il a participé à la mise sur pied d’un programme d’humanité médicale. « Je ne cesse de rappeler à mes élèves, futurs médecins, que l’écriture, c’est 5 % d’inspiration et 95 % de transpiration ! », lance-t-il en entrevue sur un ton goguenard. Martin Winkler vient de publier « Les Histoires de Franz » (P.O.L.), le deuxième volet de la suite romanesque inaugurée en 2016 par « Abraham et fils ». Un récit fascinant relatant les parcours insolites du Docteur Farkas, médecin rapatrié d’Algérie, et de son fils Franz, âgé d’une dizaine d’années, arrivés en 1963 à Tilliers, petite ville de la Beauce, région agricole de France. Dans la deuxième partie de cette trilogie des plus captivantes, Martin Winkler évoque avec brio la France de la fin des années 60-début des années 70 à travers d’autres voix que celles qui façonnent habituellement les livres d’Histoire. Quand la petite histoire se mêle à la grande Histoire, des mythes historiques tenaces sont déboulonnés. Une saga historique et romanesque remarquable. Elias Levy est journaliste à l’hebdomadaire The Canadian Jewish News (CJN).

Dans Les Histoires de Franz, vous interpellez, d’une manière plutôt abrupte, la mémoire des Français.

Le deuxième volet de cette trilogie suit la famille Farkas entre 1965 et 1970. Au fil de leurs engagements, les Farkas croiseront des fantômes — les disparus de la guerre d’Algérie, les laissés-pour-compte de l’empire colonial français…— et vivront intensément des moments charnières de l’histoire de la France de la fin des années 60  : Mai 68, un cataclysme social dévastateur, le combat homérique mené par le mouvement de libération des femmes… Ce roman m’a permis de revisiter une époque que j’ai vécue, mais sans me rendre compte de ses répercussions énormes parce que j’étais alors trop jeune. C’est aussi une manière de raconter la France de la fin des années 60 d’une façon non complaisante. En effet, la France, qui se targue d’être le pays des droits de l’homme, de la liberté et des valeurs républicaines, n’est en réalité qu’un pays fondamentalement inégalitaire, sexiste et colonialiste, non seulement à l’extérieur, mais aussi à l’intérieur. Force est de rappeler que le premier colonialisme, c’est celui que les femmes, qui, regrettablement, sont toujours majoritairement des prolétaires, subissent quotidiennement. Je suis très en colère d’avoir été élevé dans un pays où on nous a tout le temps rabâché que c’était le pays de la culture et des droits de l’homme. C’est un grand mensonge. Pendant ma jeunesse, j’ai été témoin d’inégalités sociales effarantes.

Cette amnésie historique des Français vous est insupportable ?

Absolument. Les Allemands font des films sur l’embrigadement nazi pendant la Seconde Guerre mondiale, les Anglais réalisent des téléséries qui abordent crûment la question sulfureuse du racisme des Britanniques à l’égard des Allemands, des Russes… pendant la dernière Grande Guerre, les Américains font des films sur l’internement des Japonais dans des camps pendant la guerre… Or, les Français ont passé entièrement sous silence les crimes, et autres atrocités, qu’ils ont commis pendant leurs croisades coloniales. Quand j’étais un gamin, ça ne m’empêchait pas de sentir un tas de choses qui me paraissaient anormales. C’est ce sentiment d’injustice profond que j’ai voulu exprimer dans ce roman. Au nom de quoi on nous demandait à tous de penser la même chose ? Au nom de quoi on interdisait à des adolescents de s’exprimer ? Mon but était de faire revivre au héros de mon livre, Franz, une époque que j’ai traversée de façon beaucoup plus tranquille que lui afin de l’inciter à ouvrir les yeux sur une réalité hideuse que la France a toujours occultée. Comme il lui manque un bout de son passé, il est amnésique, Franz est très branché sur le présent, qui le tracasse de plus en plus.

Votre essai Les bruts en blanc. Pourquoi y a-t-il tant de médecins maltraitants? (Éditions Flammarion, 2016) est une charge vitriolique contre le système médical français qui a suscité un immense tollé. 

Ce livre a provoqué de vives polémiques et déclenché contre moi un mouvement de protestation dans les milieux médicaux français. Je démontre, moult exemples patents à l’appui, que dans le système médical français, la maltraitance des patients est une réalité quotidienne ostensible. En France, on m’a empêché d’enseigner la médecine à l’université parce que je suis très critique du système médical hexagonal. La critique du système médical français, qui, selon moi, est très autocratique, j’ai commencé à la faire il y a quarante ans, quand j’étais étudiant en médecine. À cette époque, je publiais régulièrement des textes pamphlétaires dans lesquels je dénonçais vigoureusement le comportement autoritaire des médecins. Quand j’ai publié, en 1998, La maladie de Sachs, j’ai commencé à avoir une plus large audience. Que les choses soient claires. J’étais très heureux durant les années où j’ai pratiqué la médecine dans un centre de planification familiale à l’Hôpital du Mans. Je n’ai jamais été en colère contre mon métier, je le suis contre la société française. La France est un pays où les relations entre les médecins et les patients sont essentiellement des relations de domination et de pouvoir, qui commencent à la faculté de médecine, là où les étudiants sont formés. La culture médicale française est profondément sexiste. C’est ce ras-le-bol qui m’a poussé en 2009 à quitter la France pour m’installer au Canada. J’en avais marre de la société française. La détérioration de la situation socioéconomique en France ces dernières années m’a donné raison.

Êtes-vous aussi critique du système de santé québécois ?

Le système de santé québécois recèle aussi son lot de ratés, me rapportent des confrères médecins. Mais je peux vous assurer que celui-ci est bien plus démocratique, et plus flexible, que le système médical français. Par contre, il y a un problème dans le système médical québécois. Un médecin ne devrait jamais assumer un portefeuille ministériel. À partir du moment où un médecin devient l’élu du peuple, donc susceptible de devenir un politicien important, en l’occurrence un ministre, il favorisera les médecins. Gaétan Barrette et Philippe Couillard illustrent exactement ce que je dis. On ne peut pas être un représentant du peuple et un médecin parce que, de toute façon, on finira par favoriser les médecins.

Dans un roman bouleversant, En souvenir d’André (Éditions P.O.L., 2012), vous abordez frontalement la grave question du suicide assisté. C’est une problématique médico-sociale qui vous taraude profondément .

C’est une question fondamentale qui m’interpelle fortement. La réflexion sur cette problématique est infiniment plus avancée au Canada qu’en France. Le Québec, et surtout le Canada anglophone, sont, malgré des points de rigidité qui subsistent encore, beaucoup plus évolués que la France sur la question de la fin de vie assistée. Dans les pays protestants anglo-saxons, la liberté individuelle, ça ne se discute pas. Celle-ci peut même prendre des caractères excessifs, comme aux États-Unis. Fondamentalement, au Québec, un patient lucide est beaucoup plus maître de sa destinée qu’en France. Je connais le comportement des médecins au Québec et en France.  Au Québec, et aussi au Canada anglais, un patient souffrant d’un cancer qui refuse la chimiothérapie, ou la radiothérapie, on essayera de le convaincre pour qu’il revienne sur sa décision. Mais s’il est résolu à refuser le moindre traitement, on prendra alors toutes les dispositions médicales pour rendre sa souffrance plus supportable. En France, au contraire, on le culpabilisera, on exercera des pressions lancinantes sur sa famille pour le contraindre à changer d’avis. C’est ça la méthode française !

Une méthode coercitive

Tout à fait. En France, on part du principe qu’une personne qui demande à mourir n’a pas toute sa raison. C’est le raisonnement radical de ceux qui s’opposent farouchement au suicide assisté. Sur cette question très sensible, la pensée française est très dogmatique, comme le catholicisme, qui ne cesse de proclamer que la seule vérité, c’est celle prônée par l’Église. En France, dans le domaine éthico-médical, l’empreinte du catholicisme est toujours omniprésente. C’est le fondement du paternalisme français, c’est-à-dire, c’est toujours les autres qui doivent décider à votre place. Il y a toujours au-dessus de vous quelqu’un qui sait ce que vous devez penser et faire.

Quel rapport entretenez-vous avec la culture sépharade ?

Je suis un Juif foncièrement athée. Le monde sépharade de mes parents et grands-parents je ne le connais qu’à travers les récits familiaux qui m’ont été relatés. Je regrette que la culture sépharade ne nous ait laissé que des écrits religieux et très peu de fictions descriptives sur ce qu’a été la vie des Juifs en Afrique du Nord. La culture sépharade est essentiellement orale. J’aurais beaucoup aimé, à l’instar de la culture ashkénaze, qu’elle nous ait légué plus de traces écrites de cette grande civilisation. Sur le plan littéraire, les Sépharades ont été beaucoup moins prolifiques que les Ashkénazes, non pas parce qu’ils ne savaient pas écrire, mais tout simplement parce qu’ils sont les héritiers d’une culture orale plutôt qu’écrite. Chez les Sépharades, la fiction, c’était quelque chose qui se racontait oralement.  On m’a relaté beaucoup d’histoires sur ce qu’a été la vie juive dans les pays du Maghreb. Je suis aussi un héritier de cette tradition orale millénaire.  Je regrette que celle-ci n’ait pas été plus conservée, car c’est une culture très riche.

 

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