DE RIMBAUD À RAMBAM*, PARCOURS D’UNE FEMME SUR LES CHEMINS DE LA CONNAISSANCE.

PAR GAELLE HANNA SERERO

Gaelle Hanna Serero

Originaire de France, Gaelle Hanna Serero, née Sebbagh, 35 ans, enseigne en Israël où elle vit avec son mari et ses deux enfants. Dans ce texte, elle retrace son parcours dans l’étude juive conjuguée à la littérature et la philosophie. Une quête incessante.

 

Je suis née en posant des questions. La phrase que j’ai le plus entendue étant petite, c’est « Gaelle tais toi ! ». Et aussi : « n’oublie pas que tu es différente ». Née à Lyon en 1981, je suis allée à l’école de mon quartier, à Vaise. Entre la Saône et les monts du Lyonnais. Entre la rivière et les chants de coucous. Quand je suis née, ma mère a décidé d’arrêter de travailler pour s’occuper de moi. Je suis allée très tard à la maternelle. J’ai grandi dans les livres, les chansons, les balades en forêt et les siestes dans l’herbe fraîche.

Nous habitions une petite maison de deux étages, en bas mes parents, en haut mes grands parents et au rez-de-chaussée, l’atelier de mon grand-père, tapissier. J’ai connu l’odeur du crin, le bruit de la cardeuse, le rebondi des clous dorés et tous les styles de fauteuils en bois à recouvrir. J’ai manqué, la plus grande partie de ma scolarité, la classe le samedi matin. J’étais la juive de l’école, je faisais chabat, je rattrapais les cours le lundi matin. Extravertie à la maison, complexée dehors. Mais dans ma tête, toujours libre. Je n’avais peur de personne, seulement de Dieu. Je lui parlais le soir dans mon lit, pleurais pour qu’il me pardonne. Je lui en voulais toujours terriblement quand ça n’allait pas.

Je voulais tout comprendre. Effrontée et impertinente. Les profs m’aimaient bien parce que je voulais savoir, j’étais curieuse de tout. J’ai commencé par la bibliothèque du quartier, d’abord la section enfant, puis les bibliothécaires ont fait semblant de ne pas me voir me cacher au fond des rayonnages pour lire ceux de la section adulte. C’est là-bas que j’ai découvert la Shoah, dans un livre qui décrivait les abat-jours en peau de juif… J’ai étouffé de rage et de peine. J’ai passé des jours et des nuits à lire tout Zola, tout Hugo, tout Balzac et tout Tolstoï.

Le chabat, quand on était chez les parents de mon père, à Villeurbanne, dans la communauté du Grand Rabbin Maman (z’l’)**, il n’y avait qu’un seul livre en français, la bible illustrée, je l’apprenais par cœur. Je vivais avec les prophètes. Quand on était à la maison, on ramenait de la bibliothèque le caddie des courses plein de bandes dessinées. Et à la cave, il y avait tous les bouquins de science-fiction de mon père… les parents de ma mère venaient de Turquie et parlaient le ladino. Loukoum, confiture de rose, yaprak et bimoelos 1. Chants et danses espagnoles. Ceux de mon père de Colomb-Béchar, un petit village aux portes du Sahara, à la frontière du Maroc, en Algérie française. Pépé et mémé étaient arrivés en France avant la guerre et avaient vécu l’occupation, la peur, les restrictions, la faim, les rafles et les rigolades entre cousins sur les pentes de la Croix-Rousse, à Lyon. Mais il fallait cacher qu’on était juifs, ne pas le dire. Seuls les rituels de Pessah, Kippour et Roch Hachana subsistaient, le sens des valeurs, celui de la famille. Mon grand-père avait vu son oncle fusillé sur la place des Terreaux, on n’allait pas l’embêter avec ça quand même ! De l’autre côté, on était partis en hâte quand les Arabes ont commencé à jeter des pierres et à crier « mort aux Juifs », on a fermé la porte de la villa et du magasin sous le soleil et les palmiers, et mon grand-père a mis le trousseau dans sa poche. Ils sont partis sans rien, famille nombreuse chaude et souriante sortie du désert et débarquée du bateau à Marseille, froide, grise, HLM… et puis Lyon. Ils avaient pour tout bien, leur fierté, leur piété, les traditions et le soleil du désert dans leur cœur. Baba Salé 2, de Colomb-Béchar, étendait sa bénédiction sur eux, ils retroussèrent leurs manches et ouvrirent une épicerie… et moi j’étais tout ça, née sur les pavés de Lyon, familière du quartier de Saint-Jean à l’ombre de la Basilique, j’allais au Lycée Ampère Bourse, la chapelle à côté, la place des terreaux, la rue de la République, les lampadaires tarabiscotés et les jardins secrets du musée… j’en étais à l’étape suivante, Platon, Kant, Nietschze, Shopenhauer, Pascal, Rimbaud, Baudelaire et Gide. Le théâtre, l’anarchisme. Je lisais Proudhon, Marx, Freud et Bakounine. J’écrivais des tracts pour La plume noire 3. Je sortais avec des garçons et j’écrivais des poésies pleines de sang, de violence et de mélancolie. Mais j’étais toujours seule dans ma tête, jamais attachée, toujours en quête. Dans les livres, sur les lèvres, je cherchais quelque chose sans savoir quoi. Je buvais, je fumais et pleurais avec Dieu comme témoin. Je m’amusais bien, je découvrais mon corps, la force des mots, j’écrivais les miens, je me perdais dans un langage qui signifiait plusieurs mondes à la fois et je cherchais encore. Écartelée. Gentille fille à la maison, folle dehors. Bavarde, muette. Lectrice. Et tous les dimanches matin au Talmud Torah, dans la classe d’enseignement de l’hébreu et de la tradition juive des garçons du Rabbin Malka (z’l’), à la Duchère, parce que j’étais la seule fille. On apprenait la prière par cœur et à lire l’hébreu sans les voyelles.

Étape suivante, la fac. Lyon 2. Lettres modernes. Deleuze, Derrida, philologie, grec et latin… et moi je descendais aux enfers, Bukowsky, Kerouac, Lawrence, Sade, Sacher-Masoch, Maiakosky, Kundera, Bataille, Nabokov, Anaïs Nin et un premier amour, pas juif. Je me sentais couler. Je devenais mots, je devenais le pur produit de tous ces livres que j’avais si bien assimilé, j’étais la culture française torturée par un je ne sais quoi juif qui me rivait à ma condition d’être et m’empêchait de lâcher totalement prise. J’aimais tout ça. Dieu que la France était belle, que je chantais sous la pluie, que je riais avec mes amis ! Et puis je suis partie, je me suis arrachée,d’un mouvement brusque, presque de force, comme on arrache une dent, ou une mauvaise herbe…

Autre étape. Israël. Mes parents s’étaient rencontrés à l’Hachomer Hatsair 4, on leur donna un nouveau prénom. Moi j’allais au Bétar 5, je revins à mon prénom d’origine. Hanna. Sionisme de gauche et de droite, amour d’Israël. Fusion avec la terre. Fulgurance du soleil.

Retour.

Je devais aller faire ma classe d’hébreu à l’oulpan Etsion à Jérusalem, et puis sur ma route, une rencontre. Un Rabbin, un ami, un maître, un père. Elie Kling avec un chapeau de cow-boy sur la tête et des mélodies plein son sourire. La chaleur de sa mère, Madame Kling.

L’enseignement de son père et l’héritage de la yeshiva, école talmudique pour garçons de Montreux. On passe un contrat. Je viens dans sa Midracha, séminaire pour filles où l’on s’initie aussi au Talmud, perdue à Nétivot dans le désert du Néguev, mais je garde mes jeans sous la jupe obligatoire… « tu ne le regretteras pas » me dit-il avec un clin d’œil après que je lui ai dit que je cherchais à acquérir les richesses « qui jamais ne s’altèrent » dont parlait Goethe…

Et ma vie bascule. Séminaire. Découverte. Baba Salé rigole dans son tombeau, juste en face, en me tendant un verre d’Arak. Maimonide, André Neher, Abrabanel, Rachi, le Kuzari, le Maharal de Prague… J’en pleure de frustration devant ces rayonnages en hébreu que je ne peux pas déchiffrer ! J’ai trouvé! Il me semble, quelque chose bouge, pousse à l’intérieur de moi… Université. Littérature juive française. Albert Cohen, Romain Gary. Midracha. Des femmes étudient le Talmud, portent les rouleaux de la Torah. Dehors les roses et les montagnes de Emek israel 6. Le Jourdain. La lumière. Je m’occupe de convertis. Je leur apprends les prières par cœur, je parle des fêtes juives. Elie et Dvora Kahn, André Neher et Manitou. J’apprends l’hébreu de l’intérieur. Je lis l’Âme de la vie. Le Chemin des justes. Le Guide des égarés. Je fais la paix avec les deux parties de moi-même, celle qui veut savoir et celle qui veut vivre.

Amour. Chants. Mariage juif : houpa (dais nuptial). Réunion de deux âmes esseulées et nouvelle mélodie.

Je donne la vie, je vis à deux, puis à trois. Je travaille, j’enseigne, je renais. Judith Kaufman entre rire et résistance illumine Bar Ilan. Elle est prof de littérature, ancienne élève des Neher.

C’est avec elle que je me lance dans l’aventure, hélas pas pour longtemps… atteinte de la maladie, bien trop tôt, son rire s’éteint et seule, je dois continuer. Autre étape. Doctorat. Dr Hanoh Ben Pazi, spécialiste à la fois de Lévinas et du Rav Kook devient mon directeur de thèse. Je saute le pas. Je rencontre le Pr Elisheva Revel qui cherche justement quelqu’un pour travailler sur l’œuvre d’André Neher, son oncle… Philosophie et pensée juive, en hébreu. Talmud, en araméen avec le dayan, juge au tribunal rabbinique, Rav Michael Avrahams. Je me sens bien. Mon esprit vibre. Mon âme chante. Je donne à nouveau la vie, j’enseigne et je transmets. Je rencontre des jeunes filles, elles ne savent pas qui elles sont, ce qu’elles veulent, mais quand je leur parle de ce que je cherche, leurs yeux s’allument, elles s’arrêtent de parler, elles écoutent, se perdent, se retrouvent… Je dis Hillel et Chamay, Sarah et Rivka, l’effronterie de Hanna. Je dors avec Scholem, Buber, Lévinas et Rosenzweig. Je dévore Mopsik, Soloveitchik, Heschel et Herman Cohen. J’écoute Beno Gross et Ephraim Méir. À la Midracha, c’est moi à présent qui tourne les pages du traité Sanhédrin puis Baba Batra du Talmud de Babylone. Abel et Caïn continuent de s’entretuer, mais Eliane Amado Levy Valensi me conte la poétique du Zohar 7et Ruth Reichelberg me conduit dans le ventre du poisson avec Jonas et Don Quichotte 8. Je suis Sancho Pança. Je suis la fiancée du Cantique des Cantiques et tout se remet en place. Rimbaud et Verlaine ne me font plus souffrir. Ils ont leur place dans l’économie de la création comme j’ai la mienne.

Pourtant, certaines nuits, quand mes enfants et mon mari dorment, que le frigo ronronne, je me lève et je regarde la lune. Quelque chose brûle toujours en moi. Je Lui parle encore. Je Le harangue. Je Le tanne. On débat. Je cherche encore, je cherche toujours. Je crois que ça fait partie de moi, c’est ma liberté, ma part indomptable, l’amour de l’incertitude, du danger, du feu, de savoir, de trouver, de chercher, de toucher ce qu’il y a derrière, ce qu’il y a plus haut.

Pourquoi les hommes courent, chantent, dansent, aiment ? Qu’est-ce-qui les meut ? Qu’est-ce que Dieu attend de moi ? Que je cherche ? Et qu’est-ce que je cherche ?

Ma vie, peut-être, et je suis toujours en quête, alors je tourne les pages et j’écris….

 

* Rambam ou Maimonide, (1135-1204), l’un des plus grands maîtres de la pensée juive.

** Abréviation de l’expression hébraique : zikhono livrakha (que sa mémoire soit une bénédiction).

 

Notes:

  1. Spécialités culinaires des juifs de Turquie : yaprak, feuilles de vigne farcies au riz et à la viande hachée. Bimoelos, galettes frites au pain azyme et à l’oeuf
  2. « Baba Salé de Colomb-Béchar, le sultan du Sahara » : Rabbi Israel Abouhassira, fils de Aaron, enterré à Colomb-Béchar en Algérie, cousin de Rabbi Israel Abouhassira, fils de Rabbi Messaoud, enterré à Nétivot en Israël.
  3. La Plume Noire : librairie et repère anarchiste sur les pentes de la Croix Rousse à Lyon
  4. Hachomer Hatsair : mouvement de jeunesse juif sioniste de gauche.
  5. Bétar : mouvement de jeunesse juif sioniste de droite.
  6. Emek Israel : vallée du Jourdain, entre Afoula et le Mont Tavor.
  7. Eliane Amado Levy Valensi, La poétique du Zohar, Édition de l’Éclat, 1996
  8. Ruth Reichelberg, L’ Aventure prophétique : Jonas, le menteur de Vérité, Albin Michel, Paris1995 et Don Quichotte ou le Roman du Juif masqué, Éditions du Seuil, Paris, 1999.
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