CES RIRES ISRAÉLIENS QUI SOIGNENT

PAR SYLVIE HALPERN

Sylvie Halpern

Sylvie Halpern a été toute sa vie journaliste en presse magazine, notamment pendant 20 ans à L’actualité. Elle a récemment créé Mémoire Vive, une entreprise de rédaction d’histoires de vie: à la demande des familles, elle rédige des livres en publication privée racontant la trajectoire de leurs parents.

Nimrod Eisenberg and Keren Asor-Kliger during their annual army reservist training with the Field Hospital Unit of the IDF

 

Nimrod Eisenberg and Keren Asor-Kliger during their annual army reservist training with the Field Hospital Unit of the IDF

 

Alexey Gavrielov in Dana Dwek Children’s Hospital at Tel Aviv Medical Center

 

Des thérapeutes d’un nouveau type font des miracles dans les hôpitaux d’Israël. Et le monde entier y déferle pour s’inspirer des Dream Doctors, ces clowns engagés qui ont l’art de faire oublier la douleur et ravaler les larmes.

Comme dans tous les hôpitaux d’Israël, à Jérusalem les clowns d’Hadassah Ein Kerem ont une pièce qui leur est réservée. C’est là qu’ils entreposent leurs vêtements et leurs accessoires, se préparent psychologiquement, se métamorphosent pour l’horaire de travail que l’hôpital leur a assigné. Ici, guère de nez rouges, surtout pas de maquillage, mais beaucoup de reguishout (sensibilité) et de courage. « Comme chez tous les membres de l’équipe médicale », dit modestement Jérôme Arous, qui a été Dream Doctor dès les tout débuts : « On est tous artistes, mais on ne vient pas là pour chercher des applaudissements. Notre travail, c’est de créer une autre atmosphère à l’hôpital, d’être très à l’écoute du patient et d’apporter ce qu’en situation de détresse, on oublie : la joie de vivre, le rêve. »

L’idée de faire venir des clowns à l’hôpital pour distraire les jeunes patients est loin d’être nouvelle. Tsour Shriqui, le directeur de Dream Doctors, a d’ailleurs dans son bureau la photo d’un article du Petit Journal de novembre 1907 qui était consacré aux clowns des hôpitaux de Londres et de Paris. Et bien plus tard, dans les années 80, on a vu se multiplier dans les hôpitaux – aux États-Unis, au Canada, en Europe, en Amérique latine – les apparitions du Big Apple Circus, toujours mues par cette belle idée : puisque les enfants malades ne peuvent pas aller au cirque, c’est le cirque qui ira à eux. Avec ses ballons, ses cadeaux et ses éclats de rire.

Les clowns, membres des équipes médicales

« Nous, en Israël, on n’est pas meilleurs que les autres, dit Tsour Shriqui, mais on a vu les choses autrement. Est-ce une question de chutspah (culot), est-ce parce que nous sommes moins hiérarchisés ou qu’on a la peau un peu plus épaisse ? Mais on a voulu aller plus loin. Ici, on ne se contente pas de distraire, on a résolument choisi l’approche thérapeutique : la centaine de clowns qui travaillent dans les hôpitaux du pays ne relèvent pas d’un organisme extérieur. Les Dream Doctors sont membres à part entière des équipes médicales et chacun travaille dans un hôpital bien précis où on lui indique à son arrivée le service où il doit se rendre. Ils viennent certains jours de la semaine, à des heures précises – tout comme les anesthésistes ou les orthopédistes. Et ils ont réussi à se rendre indispensables. »

Des intrus passés dans le paysage

Le programme Dream Doctors a germé en 2002 dans la tête de Yaakov Shriqui – le père de Tsour, originaire de Casablanca, grand sioniste devant l’Éternel : il avait vu des clowns dans les hôpitaux d’Europe et en a voulu pour son pays. « Quand Yaakov m’a contacté, raconte Jérôme Arous qui était tout juste diplômé de l’École Lecoq de Paris, il a bien insisté sur le fait qu’il cherchait des clowns de métier et pas des amateurs ». Pour une première année-test, Jérôme a démarré sur le tas avec deux autres clowns à Hadassah, le premier hôpital israélien qui leur a fait confiance : dans un univers médical totalement inconnu pour eux où ils ont commencé par… déranger tout le monde. « C’est sûr que nous étions des intrus et qu’on nous regardait un peu de travers, dit-il. Les parents étaient surpris de nous voir débarquer dans la chambre de leur enfant, bien des médecins nous ont fermé la porte de leur service. Mais assez rapidement, nous sommes passés dans le paysage. »

Ça s’est fait petit à petit, en douceur. Un matin à son arrivée, Jérôme s’est fait envoyer par une cheffe de service réputée au chevet d’un enfant qui hurlait et se plaignait de maux de ventre. Médicaments, compresses, elle avait tout essayé, mais rien ne le soulageait. « Elle m’a dit : tu peux faire quelque chose, Jérôme ? Bon, j’étais flatté : à moi le clown, ce grand médecin me demandait mon avis ! Alors je suis allé dans la chambre du petit, j’ai demandé à sa maman de sortir, j’ai gonflé un ballon pour établir un contact avec lui, je lui ai lancé un coussin qu’il m’a tout de suite relancé, et je lui ai parlé en clownesque – en dibrish, un jargon enfantin imaginaire qui permet de communiquer dans toutes les langues du monde et sur toute la gamme des émotions. Il a complètement oublié ses bobos… jusqu’à ce que sa mère revienne. C’est là que j’ai compris que ce gosse avait tout simplement besoin d’attention et qu’il s’était inventé une maladie pour qu’on s’occupe de lui. J’en ai vu beaucoup comme ça ».

Pas de vedette, pas d’ego

C’est loin d’être toujours aussi simple. Quand ils ont passé des heures en oncologie, ou auprès d’enfants handicapés, ou au service des grands brûlés, quand ils sont les premiers à se faire dévoiler un cas d’inceste ou qu’ils se retrouvent au chevet d’une petite fille en phase terminale, les Dream Doctors se mettent souvent à faire des cauchemars. Mais ils vont de l’avant, comme tous les autres membres de l’équipe. « On est là pour aider, dit Jérôme, pour rentrer dans l’univers du patient : que ce soit un enfant qui aime jouer, un ado passionné de foot ou une vieille dame atteinte d’Alzheimer. On ne vient pas à l’hôpital pour faire un spectacle, pour être la vedette. Il faut ranger son ego d’artiste, c’est le patient qui est le roi et qui doit être plus fort que toi : quand je fais faire des bulles de savon à un enfant qui a du mal à respirer, il est important que ce soit toujours lui qui gagne. » Parlant de roi d’ailleurs, c’est à grands sons de trompette que Jérôme se souvient avoir annoncé un jour l’arrivée, dans la salle à manger de l’hôpital, d’un jeune de 18 ans qui refusait de se nourrir depuis qu’on lui avait annoncé qu’il avait le sida : « Tous les regards se sont tournés vers lui, il avait retrouvé un statut, et il s’est mis à dévorer ! »

Les piqûres qui font si peur

C’est toute l’atmosphère – lourde, stressante, douloureuse – de l’hôpital que la présence du clown contribue à changer. Aussi bien quand il fait rire tout le monde en enfermant les femmes de ménage dans le local des balais. Quand il passe et repasse, silencieux, mais si solidaire, dans le cabinet médical où des parents sont en train de se faire annoncer que leur petit a un cancer. Quand il accompagne, de la salle d’endormissement jusqu’au bloc opératoire, un enfant anesthésié en le faisant rigoler. Quand il demande à la mère bouleversée d’une petite fille gravement brûlée comment elle lui prépare ses boulettes du vendredi soir. Quand il apporte sa chaleur et ses sourires pendant les séances de chimio, les dialyses, les piqûres qui font si peur. « Rapidement, dit Tsour Shriqui, le personnel médical a vu à quel point la présence du clown peut l’aider. Souvent, il a pu diminuer la dose des médicaments. Et au lieu d’ausculter avec difficulté un enfant en souffrance qui évidemment se braque, le médecin peut plus facilement faire son examen. Quant aux parents, inutile de dire qu’ils sont beaucoup moins tendus ! »

Dans 29 hôpitaux israéliens

Du coup, dès 2003, le test d’un an s’est avéré concluant et il ne cesse de l’être depuis : en Israël, la présence réconfortante des clowns est devenue une prestation régulière que 29 hôpitaux du pays offrent aux patients et à leur famille. Et, alors que la première année, l’association Dream Doctors (qui vit de dons et en a bien besoin !) payait ses artistes thérapeutes, à présent chaque hôpital paie la moitié du salaire des clowns qui sont à son service et – très symboliquement, pour que chacun sente bien qu’ils sont membres à part entière des équipes médicales – c’est le total de leur rémunération qui leur est versé par chaque établissement. Ce qui est unique au monde, tout comme le fait que chaque clown travaille toujours seul, même s’ils sont plusieurs par hôpital : « Ils ne sont pas là pour faire un spectacle entre eux, dit Tsour Shriqui. Leurs partenaires de jeu, ce sont les enfants, leurs parents, le personnel médical. Et c’est très important ! »

D’ailleurs, fort des demandes pressantes et renouvelées des hôpitaux, Tsour Shriqui se bat depuis des années pour que la profession de clown médical soit officiellement reconnue par le ministère israélien de la Santé. Car la présence bénéfique de ces thérapeutes d’un nouveau type dépasse de loin aujourd’hui les services de pédiatrie. Les Dream Doctors apportent aussi soutien et réconfort aux patients adultes en oncologie, en gériatrie : ils sont notamment à l’hôpital Herzog de Jérusalem, auprès de patients atteints de Parkinson et près de Pardes Hanna, auprès de survivants de l’holocauste hospitalisés au Shaar Menashe Mental Health Center. Ils s’occupent aussi des enfants autistes, comme des prématurés auxquels ils jouent de la musique. On les voit de plus en plus souvent dans les salles d’accouchement. Et plus souvent qu’autrement à l’urgence.

Une référence internationale

« La force du clown, dit Jérôme Arous, c’est qu’il peut aller partout et se permettre de dépasser les limites. À un patient qui était cloué dans son lit, un de mes collègues a pu lancer : « Tu ne peux plus marcher ? Alors, nage ! Et il y en a un autre qui pendant ce temps se promenait au département d’oncologie avec un filet de pêche rempli de crabes-cancers en peluche ». Autant d’autodérision et d’autres regards sur soi et sur sa maladie qui soignent parce qu’ils permettent de s’échapper. Alors du coup, avec le temps, le rêve de Yaakov Shriqui a non seulement pris forme, mais la petite association israélienne des débuts est devenue une référence internationale.

Réservistes dans Tsahal et reconnus par l’OMS

Aujourd’hui, Dream Doctors n’assure pas seulement chaque année 200 heures de formation continue à ses clowns, mais depuis 2006, à son instigation, un BA en Nursing & Clowning a démarré à l’université de Haïfa. L’association multiplie les conférences à l’étranger et a récemment été reconnue par l’OMS comme spécialisée en urgence et en santé mentale. Car depuis des années, il n’y a guère eu de drame ou de crise humanitaire quelque part dans le monde – hier en Haïti, en Thaïlande, en Indonésie, lors du tsunami au Népal; ou tout récemment au Texas ou en Floride – sans que les Dream Doctors n’accourent. « Le monde a souvent d’Israël l’image d’un pays en guerre et de son armée, dit Jérôme, et voilà qu’ils nous voient débarquer chez eux avec des clowns ! » Parlant de l’armée israélienne d’ailleurs, les clowns thérapeutes font depuis 2016 partie de l’unité humanitaire de Tsahal : reconnus comme réservistes, ils sont assurés, en cas de catastrophe, d’avoir deux sièges dans l’avion. Et bien évidemment, pendant l’opération Bordure protectrice à Gaza en 2014, on en a vu beaucoup dans les abris… « C’est dans notre ADN d’Israéliens assure fièrement Jérôme, et notre histoire nous a contraints à manier l’humour. Vous saviez qu’il y avait des clowns dans le ghetto de Varsovie ? »

 

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