« PATRIE, C’EST FINI! » POUR LES JUIFS DE TURQUIE…

PAR ELIE GERSON

Elie Gerson

Né à Istanbul. Elie Gerson, journaliste Web, a été correspondant en France pour le journal Shalom (Turquie) de 1980 à 1982. Membre fondateur et ancien responsable d’antenne de Radio Judaïca à Strasbourg, il a été également collaborateur du journal en ligne ProcheOrient.info de 2002 à 2006. Il est actuellement Web éditeur d’un Media Watch sur la Turquie.

 

Les manifestations violentes des groupuscules ultras islamo-nationalistes turcs devant les synagogues de Neve Shalom et d’Ahrida (l’une des plus anciennes synagogues d’Istanbul) du 20 et 22 juillet dernier, sont, sans doute, un tournant dans l’histoire de cette communauté juive de Turquie qui est l’une des rares survivantes du monde arabo-musulman. On ne sait pas réellement combien il y a de Juifs aujourd’hui en Turquie. Les responsables communautaires annoncent entre 15 000 et 17 000 alors qu’ils étaient 77 000 en 1945 et 46 000 en 1948, année de la fondation de l’État d’Israël. Ils sont de moins en moins nombreux au fil des ans.

Pas loin de la célèbre Tour de Galata, ancien quartier juif, les assaillants ont tenté de défoncer la porte d’entrée et jeté des pierres devant la synagogue de Neve Shalom. Ensuite, ils ont déclaré : « Si vous empêchez notre liberté de culte, nous empêcherons votre liberté de culte ici ». Pourtant les synagogues, prises pour cible par les islamistes et autres terroristes en Turquie par le passé, sont sous l’étroite surveillance des forces de l’ordre. Le 6 septembre 1986, un shabbat, 22 personnes ont été tuées par les hommes du Palestinien Abou Nidal à Neve Shalom. Le 1er mars 1992, le Hezbollah libanais a échoué dans sa tentative, une attaque à la grenade, déjouée par le personnel de sécurité. Mais le 16 novembre 2003, deux voitures piégées, déposées par Al-Qaïda, explosent devant la synagogue Neve Shalom, puis quelques minutes plus tard devant la synagogue Beth Israël. Cette double attaque fait 23 morts.

La « menace” »des islamo-nationalistes visait la décision prise par Israël concernant la mise en place de détecteurs de métaux, après un attentat terroriste meurtrier, à l’entrée du Mont du Temple, aussi connu pour les musulmans sous le nom de Haram al-Sharif. Les autorités turques ont sans doute fermé les yeux en voulant donner un avertissement aux « Juifs du monde entier » »”. La Turquie a été l’un des plus fervents opposants aux détecteurs de métaux. Un porte-parole du gouvernement a affirmé les jours précédant les manifestations que ces installations étaient un « crime contre l’humanité » (!). Le 21 juillet des milliers de Turcs répondant à l’appel de l’ONG turque IHH, se sont rassemblés sur la place Beyazit pour affirmer « leur soutien à la mosquée al-Aqsa ». Pour mémoire, l’IHH est l’organisateur de l’expédition dramatique de Mavi Marmara, l’incident de la flottille de 2010 au cours duquel des activistes propalestiniens et des troupes de l’armée israélienne s’étaient affrontés à bord du navire Mavi Marmara qui faisait cap vers Gaza.

Depuis 2009, Erdogan a dévoilé au grand jour une rhétorique anti-israélienne dont il fait l’un des axes essentiels de sa politique. Ce n’est plus seulement Israël et sa politique à l’égard des Palestiniens qu’il dénonce, mais aussi le « lobby juif » ou la « diaspora juive ». À chaque fois qu’il se trouve dans une position délicate, Erdogan réagit en s’en prenant à Israël ou en invoquant un supposé complot du « lobby juif ». De cette façon, il détourne l’attention et adopte une tactique plutôt payante en termes de popularité dans le monde musulman, au risque d’un amalgame dangereux.

Récemment, le Qatar, en crise avec les autres pays du Golf, s’est trouvé soumis à une pression extrême. La Turquie d’Erdogan, qui est sur la même ligne que le Qatar pour ce qui concerne les Frères musulmans et le Hamas s’efforce de soutenir celui-ci. Erdogan a appelé les musulmans à venir en Israël pour « protéger » la mosquée Al-Aqsa après l’installation de détecteurs de métaux.
« Dans la mesure où la Mecque est une moitié de notre cœur et que Médine est l’autre moitié, avec al-Quds tel un drap en gaze légère posé sur eux, nous devons défendre ensemble al-Quds (nom arabe de Jérusalem ndr). Défendons al-Quds comme si nous défendions la Mecque et Médine », a-t-il dit aux membres de son parti de l’AKP durant une réunion du Parlement à Ankara.

C’est dans cette logique des « guerres de religion » que se placent les « incidents » qu’ont laissé faire les autorités turques devant les synagogues d’Istanbul. « Le danger de dérapage comme lors des pogroms du 6 et 7 septembre 1955 est réel » 1, s’inquiétait l’éminent journaliste Murat Yetkin dans sa chronique du 21 juillet dans le quotidien Hürriyet. À Istanbul, le consul général d’Espagne, Pablo Benavides, reçoit en moyenne dix candidats par jour. 2 600 juifs turcs ont entrepris des démarches, dont beaucoup avant même la promulgation de cette loi. Les juifs de Turquie ont conscience du danger. Malgré leur attachement à leur pays, « Patrie, c’est fini! » pensent-ils.

« Plus que jamais tous ont en poche un visa en cours de validité : pour les États-Unis, l’Espagne, l’Italie ou Israël… Malgré cela, ils sont encore nombreux à vouloir minimiser les risques », souligne la journaliste Ariane Bonzon et d’ajouter : Nora Seni (historienne française d’origine juive stambouliote) confirme mon impression. Elle a, me dit-elle, sa petite idée sur le pourquoi de cette tendance à minorer : « Les Turcs n’ont pas vécu la Shoah; ils ne sont pas vraiment sensibles aux signes avant-coureurs du totalitarisme… » 2.

 

 

 

 

 

Notes:

  1. Pogroms contre les communautés grecques, juives et arméniennes ayant entrainé la mort d’une douzaine de personnes.
  2. Voir «Être juif en Turquie», Slate, 06.08.2013
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