NAÏM, EMMANUEL KATTAN : UN DIALOGUE PÈRE-FILS PASSIONNANT

PAR ELIAS LEVY

Elias Levy

Elias Levy

Figure marquante des paysages littéraires québécois et canadien, ayant à son actif une œuvre importante, l’écrivain Naïm Kattan vient de publier, à 88 ans, aux Éditions du Boréal, un livre d’entretiens passionnant avec son fils, Emmanuel Kattan. 

Témoin privilégié des transformations culturelles majeures qui ont façonné le Québec depuis les années 50, Naïm Kattan relate son parcours, depuis son arrivée à Montréal en 1954, et nous livre ses réflexions sur une foule de sujets toujours d’une brûlante actualité : le Québec et sa mémoire, l’avenir de l’identité culturelle québécoise, le Québec et la langue française, le rôle de la culture et des politiques culturelles, les écrivains migrants, la construction des identités collectives, les grands défis du multiculturalisme canadien… Ce livre est une radioscopie remarquable de l’histoire culturelle et intellectuelle du Québec contemporain.

Né à Montréal, Emmanuel Kattan est l’un des écrivains les plus prometteurs de la scène littéraire québécoise. Détenteur d’un doctorat en philosophie de l’Université de Montréal et lauréat de la prestigieuse Bourse Rhodes, qui lui a permis de poursuivre des études postdoctorales à l’Université d’Oxford, en Grande-Bretagne, il est l’auteur de trois romans encensés par la critique. Il est directeur du British Council à New York, où il vit depuis 2010. 

Nous nous sommes entretenus avec le père et le fils au sujet de leur livre en commun. Elias Levy est journaliste à l’hebdomadaire The Canadian Jewish News (CJN).

Évoquer les moments les plus marquants de la vie de votre père, Naïm Kattan, à travers de longs entretiens, ça a été un exercice intellectuel aisé ou fort exigeant ?

Emmanuel Kattan : Ces entretiens avec mon père ont été pourmoi une expérience passionnante.

Mon père a toujours été pour moi  une grande source d’inspiration et de découvertes intarissables. Je le connaissais jusqu’ici dans ma vie quotidienne et intime, mais j’ai eu, à l’occasionde ces échanges très stimulants, l’opportunité de découvrir des moments charnières de sa vie publique. Par exemple,l’amitié étroite qu’il a nouée, dans les années 50 et 60, avec des personnalités intellectuelles majeures du paysage culturel québécois que je n’ai pas connues, n’étant pas encore né, telles qu’André Laurendeau, directeur du journal Le Devoir, René Lévesque, alors journaliste à Radio-Canada, le père Georges-Henri Lévesque…

Ça a été aussi une véritable découverte pour moi d’imaginer ce jeune Juif irakien francophone débarquant dans une société très homogène, celle du Québec des années 50, très curieux des autres et qui tisse des amitiés avec un riche échantillon de la culture québécoise de l’époque : des universitaires, des écrivains, des personnalités religieuses…

Lors de son arrivée au Québec en 1954, en plein hiver, il fallait un bon cran de courage pour aller à la rencontre de l’autre, dont mon père ignorait tout. Par ailleurs, je trouve tout à fait remarquable la manière dont la société québécoise des années 50, dont on dit encore aujourd’hui qu’elle était très fermée, a accueilli cet immigrant juif irakien. Ce que j’ai découvert à travers le témoignage de mon père, ce n’est pas une société hermétique et réfractaire aux étrangers, mais, au contraire, une société beaucoup plus ouverte et curieuse des nouveaux immigrants que celle qu’on dépeint dans les livres d’Histoire du Québec. On y retrouve, avant la Révolution tranquille, des intellectuels, des prêtres et des artistes qui avaient soif de connaître d’autres cultures et de s’ouvrir au monde.

Quels sentiments avez-vous ressentis en revisitant avec votre fils Emmanuel des épisodes clés de votre vie intellectuelle et citoyenne au Québec et au Canada ?

Naïm Kattan : J’entretiens avec Emmanuel une correspondance intime depuis de nombreuses années. Mais une génération nous  sépare. Cette différence de génération est très importante parce  qu’elle a contribué, d’une manière déterminante, à construire le Québec et le Canada d’aujourd’hui. Ce fut une période de bouillonnement culturel extraordinaire, dont j’ai eu le privilège d’être le témoin. Quand je suis arrivé au Conseil des arts du Canada en 1967, j’ai eu la pleine latitude pour mener à terme plusieurs projets ambitieux qui ont favorisé l’essor culturel du Québec. On me confia la direction de la section des lettres et de l’édition. J’ai institué un fonds pour la traduction du français à l’anglais des œuvres d’écrivains canadiens-français — à mon arrivée, seulement quatre ou cinq livres de ces derniers avaient été traduits en anglais — et un fonds de bourses pour les écrivains, créé un programme d’aide à l’édition, un programme de lectures publiques à l’échelle Canada… À la fin des années 60, le Conseil des arts du Canada était devenu un foyer culturel incontournable où tout pouvait se faire. Emmanuel n’a pas connu cette époque d’effervescence culturelle inouïe. Je lui ai raconté ces années mémorables au cours de nos entretiens.

Naïm, vous avez toujours revendiqué avec fierté vos racines identitaires juives et irakiennes dans le Québec très catholique des années 50.

N. Kattan : Absolument. Quand je suis arrivé au Canada en 1954, je ne connaissais personne. J’ai trouvé mon chemin parce que je n’ai jamais caché que j’étais un Juif de Bagdad. C’est ce qui m’a permis d’être un homme libre. S’ils ne voulaient pas de moi, ou s’ils voulaient de moi, ils savaient qui j’étais. On me suggéra de changer de nom pour mieux m’intégrer socialement. J’ai refusé catégoriquement. On m’a aussi encouragé à me convertir au catholicisme. J’ai refusé aussi obstinément. Je me suis intéressé à la culture canadienne-française sans rien demander en contrepartie. Ma démarche était sincère et sans aucun a priori. Mes interlocuteurs québécois ont apprécié ma sincérité. C’est ainsi que je suis devenu le proche ami de figures intellectuelles et de personnalités religieuses influentes du Québec des années 50 et 60, que j’ai invitées à donner des conférences au Cercle juif créé par le Congrès juif canadien. Le père Georges-Henri Lévesque, directeur de l’ordre des Dominicains, m’invita un week-end dans son séminaire pour parler du judaïsme. C’était un fait rarissime dans le Québec des années 50 de l’ère Duplessis.

E. Kattan : Ce qui est assez unique dans le parcours de mon père, c’est qu’il a été l’un des premiers Juifs sépharades francophones à  émigrer au Québec. Dans les années 50, l’immigration sépharade était quasi inexistante. Les Juifs marocains ne commencèrent à émigrer en grand nombre au Québec qu’à partir de 1967. Donc, en tant que Juif irakien francophone, il avait un statut assez unique parce qu’à cette époque les immigrants du Moyen-Orient n’étaient pas légion. Il a été aussi un passeur de cultures et d’histoire dans une société québécoise monolithique.Ce n’est qu’à partir de la Révolution tranquille, au début des années 60, que le Québec commencera à s’ouvrir sur le monde. Mon père a embrassé progressivement les identités québécoise, montréalaise et canadienne, et n’en a refusé aucune. Pour lui, ces identités multiples sont des voies de passage qui lui permettent d’être libre puisqu’il considère qu’il appartient pleinement à ces différentes cultures.

Porteur de plusieurs racines culturelles, quelle est celle qui définit le mieux Naïm Kattan l’écrivain ?

N. Kattan : Je suis avant tout un Juif natif de Bagdad. Pour moi, cette identification est essentielle. Dans mon livre Les Villes de naissance, j’explique que je suis né dans trois villes : Bagdad, Paris et Montréal. C’est dans cette dernière ville que j’ai accompli ma vie d’adulte. Ma mémoire des deux autres villes demeure entière et dénuée de nostalgie. Je suis un Juif de Bagdad invétéré et un écrivain québécois et canadien. J’ai toujours affirmé mon judaïsme et n’ai jamais nié ma culture arabe, dont je suis aussi très fier. Cette identité multiple me permet d’appartenir à la francophonie. C’est le cas de tout écrivain, de tout artiste du Québec. La francophonie est une spécificité qui ouvre sur l’universel. Depuis une cinquantaine d’années, j’ai été le témoin de l’éclosion au Québec d’une culture multiple, qui se libère de ses ornières et permet à un immigrant de se proclamer Québécois tout en demeurant foncièrement attaché à son origine identitaire.

E. Kattan : Durant toute sa vie, mon père aura été un passeur de cultures et d’idées. C’est ce qui le caractérise particulièrement. Ce qui me saisit le plus, c’est qu’il n’arrête pas de se questionner et de questionner le monde. Sa curiosité intellectuelle est intarissable. C’est toujours fascinant d’avoir des conversations avec lui sur la politique, l’avenir de la culture et de la littérature, les défis de la langue française au Québec et au Canada… Mon père a maintenu vivace la flamme qui exacerbe sa curiosité intellectuelle et sa soif de connaître et de comprendre. Il ne commence jamais une conversation en disant : « je sais », mais toujours en disant : « je ne sais pas, je veux en savoir plus, je veux comprendre ».

Comment expliquer que Naïm Kattan, qui n’a jamais caché son attachement au fédéralisme canadien, soit devenu l’ami d’écrivains et de figures intellectuelles québécoises prônant l’indépendance du Québec ?

E. Kattan : Mon père s’est toujours tenu à l’écart des engagements politiques. Pour lui, la politique est secondaire par rapport à la culture. Ce qui compte pour lui vraiment, c’est l’engagement des cultures qui, à ses yeux, subsume le politique parce que les cultures incarnent avant tout les individus dans toute la richesse de ce qu’ils sont et pas simplement dans la caractérisation de leur statut de citoyens d’un pays. C’est pourquoi il a réussi à maintenir toutes ces amitiés et affinités intellectuelles avec des personnalités de l’intelligentsia québécoise qui avaient des positions politiques différentes, et parfois très divergentes des siennes. 

Cher Naïm nous te souhaitons de longues et belles années de vie. Mais ce livre n’est-il pas une sorte de testament intellectuel ?

N. Kattan : Ce que je souhaite, c’est qu’on lise ce livre comme les Mémoires d’un Juif de Bagdad qui a réussi son intégration dans les sociétés québécoise et canadienne. Je bénis cette province généreuse qu’est le Québec et ce pays merveilleux qu’est le Canada, qui m’ont accueilli à bras ouverts et m’ont permis de devenir un être libre. Je souhaite ardemment que d’autres immigrants juifs ne nient jamais leur identité première, car celle-ci est une richesse inouïe pour le pays qu’ils ont choisi pour rebâtir une nouvelle vie.

 

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