L’historienne Yolande Cohen et le scientifique Yeshoua Benjio

Sylvie Halpern

Sylvie Halpern a été toute sa vie journaliste en presse magazine, notamment pendant 20 ans à L’actualité. Elle a récemment créé Mémoire Vive, une entreprise de rédaction d’histoires de vie: à la demande des familles, elle rédige des livres en publication privée racontant la trajectoire de leurs parents.

 

Rien de moins que l’Ordre du Québec pour elle, l’Ordre du Canada pour lui! En juin dernier, l’historienne Yolande Cohen et le cerveau de l’intelligence artificielle Yoshua Bengio ont fait briller la communauté montréalaise. Coup de cœur et de fierté assurés pour nous tous 1.

Elle, elle raffole du couscous sucré; lui, il se gavait de la dafina de sa grand-mère. Elle, elle est née à Meknès; lui, sa famille vient des environs de Tanger. Yolande Cohen a depuis longtemps choisi la réalité des sciences humaines et sociales, Yoshua Bengio virevolte dans le monde de l’abstraction et des algorithmes. À première vue, tout les sépare. Sauf l’essentiel : la passion de leur métier, la force de l’engagement, le besoin d’être utile.

« La justice sociale m’a toujours importé, dit Yolande Cohen, je crois que ça me vient de mai 68 : j’ai réagi au traditionalisme ambiant dans lequel ma famille vivait comme les autres au Maroc. À part mon travail de professeur et de chercheuse en histoire (depuis 40 ans à l’UQAM), la politique est mon autre grande passion : j’ai toujours été très engagée – dans les mouvements féministes, écologistes… » Au point d’avoir consacré sa thèse de doctorat, soutenue à Paris, aux mouvements de jeunesse socialistes au tournant du (dernier) siècle. Et, bien des années plus tard, en 1994, d’avoir sérieusement songé à devenir la première mairesse de Montréal.

Yoshua Bengio n’a pas eu ces ambitions politiques, mais il est animé des mêmes convictions :
« L’important, c’est de travailler à l’avancement de la science, pour l’humanité en général et pas seulement pour le profit de quelques-uns. » Sommité dans son domaine, il a évidemment participé en juin dernier au premier sommet organisé par l’ONU à Genève pour voir comment les nouvelles technologies de l’intelligence artificielle pourraient contribuer à solutionner la pauvreté et la faim, améliorer la santé, l’éducation, ou la protection de
l’environnement. Et que toute la planète en profite… C’est d’ailleurs dans cet esprit que, contrairement à tant d’autres chercheurs attirés par les sirènes du secteur privé – américain –, il préfère rester à l’Université… de Montréal où, depuis 1993, il enseigne au département d’informatique et de recherche opérationnelle, a fondé un institut et est titulaire de deux chaires de recherche. En plus, Yoshua Bengio a cofondé l’an dernier Element AI, une sorte de plaque tournante créée pour faire le pont entre les entrepreneurs, les grandes entreprises et les chercheurs du domaine de l’intelligence artificielle. Avec l’idée de garder et même de rapatrier le talent au Québec et de faire de Montréal une ville-phare dans ce domaine. « À l’université, dit-il, on n’est pas contraint par des objectifs financiers de court terme, on peut voir plus loin et on est son propre patron. Et puis c’est un lieu de débats intellectuels, d’innombrables discussions. C’est enrichissant et c’est important. »

Ça l’est d’autant plus quand il s’agit de ces nouveaux outils qui, sans contrôle ou presque, s’immiscent de plus en plus dans nos vies : en battant déjà l’homme aux jeux d’échecs et de go, en s’emparant de nos voitures pour autonomiser leur conduite, en animant des robots qui explorent les eaux profondes ou vont parcourir la lune et qui ressemblent à des humains pour mieux interagir avec eux… Toute une révolution qui pose d’innombrables questions éthiques autant aux chercheurs qu’aux gouvernements : « On a vraiment besoin de sociétés fortes, qui ne vivent pas sous la loi de la jungle, pour s’assurer que ces avancées soient pour le bien de tous, dit Yoshua Bengio. N’importe quelle puissante technologie peut être utilisée à bon ou à mauvais escient et il est nécessaire de l’encadrer. Quand on connaît tout de vous, par exemple, on peut aisément vous manipuler. Et dans le domaine militaire, les robots tueurs, ces armes autonomes capables de sélectionner leurs cibles, me soucient évidemment. »

Dans son panthéon philosophique personnel, Yoshua Bengio a placé bien en vue Spinoza. Non pas parce qu’il était juif : « Je lis les auteurs sans tenir compte de leur religion! C’est plutôt parce qu’il a été l’un des premiers philosophes à aborder la démocratie et le sens de la vie, en sortant du schéma classique de la religion et en donnant une place plus importante à la connaissance, à la logique et à la nature. » Tout récemment, il a trouvé « génial » Sapiens, une brève histoire de l’humanité, le best-seller de l’historien israélien Yuval Noah Harari. Pendant que cet été, à son chalet, Yolande Cohen se délectait avec 4 3 2 1 – le dernier roman-fleuve de Paul Auster – et avec la biographie d’Einstein. Tout au long de sa vie, des auteurs juifs l’ont accompagnée : Bashevi Singer, Philip Roth… ou de grands historiens comme Saul Friedlander ou Carlo Ginzburg. Plus jeune, elle se souvient avoir été happée par le Guide des égarés de Maimonide, et elle a été imprégnée de ses lectures de Freud et de sa rencontre avec Simone Weil. « Mais quant à dire quelle est la personnalité du monde juif qui m’a le plus marquée, dit-elle, c’est difficile. C’est comme si je découvrais après coup, par hasard, que les gens qui m’inspirent sont juifs. Mais est-ce que c’est vraiment le hasard ? »

En juin, la nouvelle chevalière (oui, le titre a été féminisé !) de l’Ordre du Québec a été ravie d’être reconnue par son pays d’adoption le même jour que Gad Elmaleh : « Comme bien du monde, je le trouve génial et c’était un bon compagnonnage! ». Parmi ses nombreux travaux de recherche, Yolande Cohen a beaucoup travaillé sur l’itinéraire des Sépharades, manière pour elle de rester encore attachée au Maroc et à la communauté. Manière intellectuelle : cet automne, avec ses étudiants, elle sort un livre sur le sujet, Les Sépharades du Québec. « La communauté, c’est comme une extension de la famille, surtout en émigration : du coup, pour se préserver dans son puits d’identité, elle a tendance à se refermer sur elle-même. Je sais combien la communauté est une référence essentielle. Aussi bien du côté de mon père que de ma mère, il y a toujours eu des gens très impliqués, soit comme présidents de communauté, soit comme activistes ou rabbins. Et même après avoir quitté le Maroc, à Paris une bonne partie des dirigeants communautaires actuels sont de ma famille… Mais le communautaire, ça peut aussi devenir un ghetto qui vous enferme et moi, c’est ce qui me dérange le plus. »

Si E.T. débarquait de sa soucoupe ici, sans absolument rien connaître des Sépharades, elle lui dirait d’emblée ce qui les caractérise : « Leur ouverture à l’autre et une résilience devant l’adversité. » Mais elle qui, tout comme Yoshua Bengio, est arrivée à Montréal dans les années 70, c’est envers le Québec qu’elle se sent aussi redevable : « Je ne crois pas que j’aurais pu avoir cette carrière ailleurs qu’ici. En France, j’étais déjà passionnée par l’histoire et très tôt, j’ai voulu en faire mon métier. Mais comme étrangère, je ne pouvais pas passer l’agrégation et envisager d’obtenir un poste à l’université. Si j’étais restée à Paris – ce qui ne m’aurait pas déplu, j’étais très parisienne ! –, je me serais sûrement retrouvée dans l’import-export, dans l’entreprise de conserves alimentaires de mon cousin à Rungis. J’y travaillais quand j’étais étudiante et j’étais d’ailleurs assez bonne pour acheter et pour vendre ! Mais quand mes parents ont émigrédu Maroc à Montréal en 1974, je les ai vite rejoints. Et très peu de tempsaprès, j’ai eu mon premier poste de chargée de cours à L’Université du Québec à Rimouski. »

Quand Yoshua Bengio est arrivé au Québec, lui, il avait 12 ans, adorait la science-fiction, les robots. Et s’est très vite mis à se passionner pour les sciences. C’est leur père, qui était biologiste, qui les a poussés, son frère Samy et lui, à faire de la science. Aujourd’hui, Samy Bengio fait d’ailleurs lui aussi de la recherche en intelligence artificielle, mais en Californie, pour Google… Le temps de s’adapter (vite) au système scolaire québécois à l’école Saint-Luc, de dépasser (un peu plus lentement) le premier choc linguistique (Yoshua Bengio l’a d’ailleurs si bien fait qu’il parle aujourd’hui avec un léger accent québécois!) et de s’essayer (un peu plus laborieusement) au hockey, il s’est vite senti chez lui : « Le Québec pour moi, c’est un lieu où les valeurs de la société sont plus en accord avec les miennes, un endroit où j’ai élevé ma famille, où je me sens bien. »

Des rapports fréquents avec la communauté juive de Montréal ? Yoshua Bengio n’en a jamais eu beaucoup. Même si jusqu’à récemment, son père, Carlo Bengio, s’est longtemps occupé de la mise en scène de pièces de théâtre au sein de la communauté sépharade de Montréal. « Mes parents n’étaient pas religieux et mon seul vrai souvenir de fête, ce sont ces repas où le plus jeune de la famille devait poser des questions. » Quant à Yolande Cohen qui, elle non plus, n’a pas reçu une grande éducation religieuse, elle pense avec tendresse à Rosh Hashana : « Parce que contrairement à beaucoup d’autres, c’est une fête de liesse. Pessah aussi c’est triste, même si on s’en sort à la fin avec la mimouna! » Et à l’occasion, il lui revient à l’esprit un de ces beaux proverbes judéo-arabes que sa grand-mère utilisait souvent. De ces proverbes inimitables comme : « Il vient pour l’embrasser, il l’aveugle ». Comme quoi parfois, malgré les meilleures intentions du monde, on peut faire du mal.

 

 

Notes:

  1. Au cours de l’entretien, nos deux interlocuteurs ont répondu aux questions suivantes du « mini questionnaire à la Proust à la sauce juive et… sépharade » : Parmi tous les textes de la littérature juive, de la Bible en passant par le Talmud jusqu’aux auteurs contemporains, quel est le texte ou l’auteur qui vous inspire et pour quelle raison ? La personnalité du monde juif, tous siècles confondus, qui vous a le plus marqué? Y a-t-il une citation de la culture     juive qui vous viendrait à l’esprit ? Quelle est la fête juive qui vous touche particulièrement  ? Le trait de la culture    sépharade que vous mettriez en avant ? Après les nourritures spirituelles, les nourritures terrestres… Quel est votre plat préféré de la cuisine juive ? (ndr)
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