BETH DIN*, QUAND TU NOUS TIENS…
PAR MAURICE CHALOM, PH.D
Essayiste, romancier et directeur de publications, Dr Maurice Chalom est titulaire d’un doctorat en éducation de l’Université de Montréal. Depuis une trentaine d’années, ses domaines d’expertise sont les mouvements migratoires, les relations interculturelles et la gestion de la diversité. Au plan communautaire, Maurice Chalom est chroniqueur à La Voix Sépharade (LVS) et programmateur au Festival du cinéma israélien de Montréal (FCIM).
Juif au pays des Soviets
Elle est née à Moscou, en Union soviétique, comme ses parents et ses grands-parents. Elle est juive, comme ses parents et les parents de ses parents; juive, comme sa mère et ses grands-mères. Ainsi en a statué le soviet suprême. Sur sa carte d’identité, à la case nationalité, il n’est pas inscrit Caucasien, Géorgien, Tadjik ou Russe, mais Juif. Ainsi en ont décrété les gardiens de la Révolution. Mais pour les tribunaux rabbiniques, c’est loin d’être une preuve de judéité. Qu’est-ce, aux yeux des gardiens de la Loi, qu’un tampon sur une pièce d’identité soviétique ? Du-nul-et-non-avenu. Pour ces doctes juges, il faut de l’indiscutable, de l’indéniable, de l’hors-de-tout-doute : la Ketoubah, maternelle 1.
Seulement voilà, au pays des Soviets il n’y avait ni rabbin, ni ketoubah. Ses parents se sont mariés devant un commissaire du peuple, sans houppah, ni verre brisé 2. Et puis, au pays de l’égalitarisme, exprimer, de quelque façon que ce soit, sa judéité, c’était aller au-devant des emmerdements : tracasseries administratives, visites impromptues des nervis du régime, déclassement professionnel, perte d’emploi, séjour en Sibérie, etc. Seule ligne de conduite possible : se taire, ne rien laisser paraître et faire comme si. Marranos in USSR, auraient pu chanter les Beatles 3. Ses parents et grands-parents ont été Juifs sans l’être. Elle fut Juive sans le savoir, jusqu’à son arrivée à Montréal et son insertion au sein de la communauté juive. Au fil du temps et tout au long de son implication bénévole, elle découvre son judaïsme, renoue avec sa judéité et se ressent totalement et authentiquement juive.
C’est à l’occasion d’un évènement communautaire de réseautage pour jeunes professionnels qu’elle rencontre l’âme sœur avec qui, pour une première fois, elle se voit faire route ensemble et partager le quotidien. Après plusieurs mois de fréquentation, ils parlent mariage. Et qui dit mariage, dit mariage juif; une évidente évidence pour les deux tourtereaux. Mais qui dit mariage juif, dit obligation de montrer patte blanche, en fournissant l’incontournable ketoubah maternelle. Le « chemin de croix » de cette jeune femme, à la judéité nouvellement éprouvée, commence. Voici donc une jeune femme, « estampée » juive par un régime totalitaire qui, des années durant, fut contrainte de faire fi de sa judéité et qui se voit aujourd’hui dénier une part fondamentale de son identité par un tribunal rabbinique montréalais, au prétexte qu’elle ne peut, faute de ketoubah maternelle, faire la preuve de sa filiation au peuple juif. Autrement dit, aux yeux des gardiens de la Loi, histoire d’ajouter l’outrage à l’offense, elle n’est pas juive, tout simplement.
Deux voies s’offrent à elle, aussi inacceptables l’une que l’autre. La première, recourir aux services d’une filière d’avocats et de rabbins spécialisés dans la recherche des origines juives de citoyens russes et de leur appartenance au peuple du Livre. Une filière glauque, coûteuse et sans garantie de succès. La seconde, suivre le processus classique de la conversion. Processus long, ardu, complexe et sans assurance de réussir l’examen de passage. Et, dans son cas, un processus profondément injuste, voire insultant. Pourquoi rechercher ses origines ou se convertir alors que depuis au moins trois générations, son père, sa mère et ses grands-parents savent mieux que quiconque qu’ils sont Juifs ? Chacun d’eux pouvant témoigner des soucis et de la stigmatisation que leur judéité leur a valus pendant des décennies sous le joug communiste. Leur quotidien, leur sentiment d’appartenance et l’ostracisme vécu des années durant valent-ils moins qu’une « recherche en paternité » et pèsent-ils moins que la décision arrêtée d’un tribunal rabbinique ?
N’est-il pas ironique de penser que, si cette jeune femme était née en Allemagne dans les années 30, elle aurait été soumise aux lois de Nuremberg, aurait été inscrite comme non-aryenne, du fait de son ascendance juive, aurait porté l’infamante étoile jaune et n’aurait pu épouser un Allemand ? N’est-il pas ironique de penser que, si cette jeune femme était née à Paris dans les années 30, elle aurait été obligée de s’enregistrer au Commissariat aux questions juives et aurait été contrainte de porter l’étoile jaune? N’est-il pas ironique de constater que cette jeune femme, considérée comme Juive par des régimes totalitaires, alors que pour sauver sa peau elle aurait tout fait pour passer pour chrétienne, se voit dénier sa judéité revendiquée par un tribunal rabbinique, à Montréal, en cette année 2017 ? Ce qu’une dictature lui aurait reconnu, une institution juive orthodoxe, et non la moindre, lui dénie. Trouvez l’erreur.
Aux dernières nouvelles, la jeune femme et son âme sœur sont membres d’une synagogue libérale et suivent assidument les cours dispensés par son rabbin. À les entendre, le judaïsme libéral prône un judaïsme ouvert à tous les Juifs, indépendamment de leurs convictions ou de leurs origines, et qui désirent rejoindre le klal Israël, la communauté d’Israël. Il y a du kidouchin dans l’air 4…
Divorce au pays de Herzl
Elle est née à Bruxelles au sein d’une famille juive laïque, ou plutôt, comme dit son père, dans une famille juive libérale. Dès son plus jeune âge, elle fréquente le Dror Habonim, un mouvement de jeunesse sioniste socialiste, et c’est tout naturellement qu’elle fait son alyah, sa montée en Israël, après avoir complété ses humanités.
Lui, est né à Tel-Aviv dans une famille juive proche du mifleget ha avoda, le parti travailliste. Des Juifs du Kippour, comme dit son père, c’est-à-dire une famille non-pratiquante, sauf pour les incontournables célébrations du Nouvel An, le jeûne du Grand Pardon, la fête des Lumières et celle de la sortie d’Égypte; autant d’occasions de se retrouver en famille. Sans oublier le Yom Hazikaron et le Yom Hatzmaout; journées commémorant les soldats tombés au combat et l’indépendance de l’État d’Israël. Après son baccalauréat et trois ans d’armée passés dans une unité d’élite, il commence ses études en droit à l’université hébraïque de Jérusalem, la même année où elle amorce, elle aussi, ses études en droit. Il y a quarante-cinq ans, ils ont lié leurs destinées lors du cours « Fondements du droit israélien ».
Dès la fin de leur première année de fac, ils emménagent ensemble, enchaînent les petits boulots et esquissent leur futur à deux. Ils décident de se marier, moins par bienséance que par confort matériel. En effet, en tant qu’étudiants mariés, et lui ayant rempli ses obligations militaires, ils ont droit à une aide au logement. Dès lors, pourquoi se priver; le mariage n’étant qu’une formalité. Tout baigne : parents aux anges, date et lieu arrêtés et, pour leur voyage de noces, les futurs tirent des plans sur la comète Europe. Seul point noir : la préparation au mariage et la cérémonie nuptiale. Hors de question de subir, des mois durant, les prêches d’un rabbin sur le respect des lois alimentaires, l’importance de la prière, la paix du foyer et l’observance du shabbat; des cours for Women only sur le rôle de l’épouse juive et les lois de la pureté familiale, sans oublier l’incontournable bain rituel pour la future qui devra prouver sa judéité en brandissant la ketoubah maternelle. Uff ! Vraiment pas leur tasse de thé. Ce sera donc un mariage civil. Interdit au pays de Theodor Herzl, LE visionnaire de l’État des Juifs, le khozeh haMedinah, ils convoleront en justes noces à Chypre.
Diplôme en poche, cœur au ventre et elle sur le point d’accoucher, ils ouvrent leur cabinet-conseil deux mois avant la guerre du Liban. Les cieux auraient pu être plus cléments pour le jeune couple en passe de fonder famille. Depuis, et pour faire dans le cliché, ils ne virent pas le temps passer. En vrac et à grands traits : naissance d’un premier garçon; inflation galopante hors de contrôle et dévaluation de la devise; étiolement du mouvement kibboutsique; crise de la trentaine; guerre du Golfe et pluie de Scuds sur Israël; masques à gaz en bandoulière et calfeutrage des fenêtres; déliquescence de la gauche et du mouvement La paix maintenant; droitisation de la société et retour en force du religieux; première intifada; assassinat de Rabin; seconde naissance et second garçon; période annuelle de réserve pour lui; Intifada deux; attentats dans les bus, dans les rues, à la voiture bélier, à la ceinture explosive, au couteau; la Judée et la Samarie toujours plus colonisées; vagues d’immigration russe et éthiopienne; racisme tous azimuts, anti-noirs, anti-Arabes et anti migrants; nouveau Shekel israélien, augmentation du coût de la vie et fins de mois dans le rouge; crise de la quarantaine; augmentation des impôts; haredisation (ultra orthodoxisation) de Jérusalem et embourgeoisement de Tel-Aviv; endettement pour les études universitaires de leurs fils; conscription de l’aîné, inquiétudes et angoisses parentales; la bande de Gaza en ébullition; intrusions par tunnels contre guérilla urbaine, tirs de missiles contre dôme de fer, terreur aveugle du Hamas contre frappes chirurgicales; crise de la cinquantaine; tensions entre laïcs et religieux, entre possédants et les autres; magouilles, scandales et dévoiement de la classe politique; populisme rampant et cynisme généralisé; désillusion d’une nation sentimentale en quête d’idéal, comme le chanterait Souchon.
Les garçons partis, ils se retrouvent comme aux premiers jours, la passion en moins. L’amour a fait place à la tendresse, la tendresse, à l’habitude et elle, à l’indifférence. L’usure du temps, la rudesse du quotidien, comment savoir, les ont éloignés l’un de l’autre, perdus l’un l’autre. Il ne leur reste qu’à divorcer. Mais dans cet état, pourtant séculier et pluriel, au pays de Herzl, seul un Beth Din, un tribunal composé de trois rabbins, est habilité à valider le divorce. Dans ce pays, un couple marié n’est délivré du lien matrimonial qu’à travers la transmission d’un acte de divorce de l’homme à la femme. Le fameux guett, libelle de répudiation, écrit en araméen et qui, impérativement, doit tenir en douze lignes, est seul à acter le divorce. Dans ce pays, le divorce civil n’existe pas. Le visionnaire de l’État juif ne reconnaîtrait plus son rêve.
Pourquoi un couple israélien juif et laïc, devrait-il se soumettre à l’autorité d’un tribunal rabbinique? Pourquoi le libelle de répudiation n’appartiendrait-il qu’au seul époux? Pourquoi, encore aujourd’hui, ce couple doit-il divorcer, sans autre possibilité, dans le cadre d’un système remontant à l’Empire ottoman, en passant par des rabbins dont les décisions sont basées sur la loi juive, la halakha ? Ce n’est qu’en 2011, après des décennies de domination masculine, que la Cour suprême de l’État d’Israël a ordonné à la commission de nomination des juges rabbiniques de compter en son sein des femmes. Changement pour le moins salutaire, car les rabbins orthodoxes, « experts en divorces », ont été vertement critiqués ces dernières années pour ne pas en faire assez pour les agounot, ces femmes enchaînées à qui le guett était refusé. Bien qu’il s’agisse d’une percée, ceci est loin d’être suffisant. Dans ce pays séculier et pluriel, dans cet État de droit, il est temps que tout citoyen aitla possibilité de se marier et de divorcer selon ses valeurs, ses principes et ses convictions. Il est temps que mariage et divorce civil soient instaurés et, de ce fait, soustraits à l’exclusif religieux.
* Tribunal rabbinique
Notes:
- La ketoubah est l’acte de mariage religieux que l’épouse garde. ↩
- La houpah est le dais nuptial sous lequel se tiennent les futurs époux. À l’issue de la cérémonie du mariage religieux, l’homme brise un verre en souvenir de la destruction du Temple de Jérusalem. ↩
- Les marranos ou marranes étaient ces Juifs espagnols ou portugais qui, contraints de s’être convertis au christianisme au 15e siècle, gardaient en secret certains rites juifs. L’auteur fait ici référence au titre des Beatles « Back in USSR » (ndr). ↩
- rières qui sanctifient le mariage juif. ↩
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