Les enfants Yézidis réfugiés sur l’île de Leros : Des résistants en quête de liberté

Miléna Kartowski-Aïach

Miléna Kartowski-Aïach

D’origine sépharade par son père et ashkénaze par sa mère, Miléna Kartowski-Aïach est titulaire d’une licence en philosophie et d’un master de recherche en socio-anthropologie des religions ainsi que d’un diplôme de l’école des arts politiques de sciences PO Paris. Elle poursuit son doctorat en anthropologie à l’université d’Aix-Marseille. Sa thèse porte sur : « un chant d’exil en terre promise ? La création artistique engagée chez les jeunes artistes Mizrahi 1 en israël : construction identitaire, rébellion et désir de retour. » Elle a notamment travaillé sur la culture des Judéo-Berbères du Maroc, et mené une ethnographie dans les montagnes de l’Atlas. Elle est également chanteuse, auteure et développe depuis plusieurs années un théâtre anthropologique laboratoire de recherche et création, en lien avec ses terrains de recherche.

 

 

L’île de Leros

Au bout de la Grèce, à la pointe de l’archipel du Dodécanèse, existe l’île des damnés. Prison insulaire, sa fonction était d’isoler les poètes révoltés et les orphelins aliénés. De mettre à l’abri du regard, ceux qui dérangent l’ordre et la norme ; ceux qui questionnent la condition humaine par leurs mots/maux écrits et éprouvés. Enfermer les marginaux pour ne plus avoir à sonder le réel et puis vivre sur cette misère humaine en remerciant l’insondable d’envoyer une telle manne. L’île, fort naturel, a été prise d’assaut par l’armée italienne, qui en a fait sa base face aux côtes Turques et Libyennes pendant plusieurs décennies 2. Elle a éventré la nature afin d’y creuser des réseaux souterrains et détruit les abîmes marins pour sa flotte navale. Les prés sont devenus pistes aériennes et les collines, cibles de tir. Les îliens, pêcheurs et bergers, se sont reconvertis en agents de l’administration italienne, interdits de parler le Grec, la langue mère. Exil linguistique et terrestre, sur cette terre sauvage où les pins accompagnent les sifflemments violents des bourrasques. Les palais italiens ont fleuri sur l’île, roses, jaunes et blancs, parfois avec des barreaux et des meurtrières et des enfants sont nés de l’occupation étrangère. Et puis, il a fallu se battre face aux nazis qui allaient bientôt, triomphants, occuper l’île à leur tour. Fin de la guerre, débâcle des allemands, autre départ et souveraineté retrouvée dans les décombres d’une île éventrée. Désormais, Leros doit se reconstruire et repeupler les palais, les prisons et les tunnels abandonnés, panser les plaies de l’occupation et retrouver son âme blessée. Mais la guerre civile brise un peu plus le peuple grec déchiré et nombre de Lériens tentent l’exil pour survivre, de la Syrie à l’Australie.

A la fin de la guerre, sur des cargos marchands, arrivent bientôt par centaines, depuis le continent, les patients des hôpitaux psychiatriques engorgés. Sont envoyés sur l’île, les malades non visités par leur famille depuis plus de deux ans. Ils ne savent pas encore qu’à Leros ils seront désormais orphelins captifs, coupés à jamais des leurs. Dans les palais vides, les patients sont entassés par centaines, nus, soumis, sans traitement. Certains tentent de s’échapper par la mer où ils sont engloutis par les flots. D’autres se pendent aux barreaux des palais-prisons. Leros, rebaptisée l’île des fous, prospère sur ce drame où toute dignité humaine est confisquée aux « anormaux ». Les îliens travaillent auprès des patients, sans formation, sans connaissance des pathologies, sans rien savoir de leur passé. Beaucoup d’internés meurent, notamment des enfants, dans le silence et l’oubli. Le scandale éclate dans les années 1980 et des psychiatres du monde entier se rendent sur l’île, au début des années 1990, afin de sortir les patients de leur enfermement macabre. Les grillages sont brisés, les palais vidés, les malades vivent désormais dans des villas et apprennent l’artisanat. Leros devient un symbole de la lutte pour les droits des personnes internées en psychiatrie.

Des réfugiés sur l’île de Leros

Vingt-cinq ans plus tard, des milliers de réfugiés échouent sur l’île de Leros avant de continuer leur route vers l’Europe. Certains trouvent refuge le temps de quelques nuits, dans les palais vides où quelques lits d’hôpital peuplent encore les salles. Bientôt un hotspot, camps de réfugiés, est construit par l’UNHCR en collaboration avec le maire, à côté des villas des vieux patients et, entre deux palais/hôpitaux abandonnés, à cinq kilomètres du port de Lakki. En Mars 2016, un accord bilatéral entre l’Union Européenne et la Turquie est signé, menant à la fermeture des frontières de l’Europe. Désormais, les réfugiés arrivés après cette date sur l’île, ne pourrons continuer leur périple vers l’Europe et seront détenus dans le hotspot jusqu’à ce que leur demande d’asile soit traitée. Un an plus tard, des centaines d’exilés attendent toujours désespérément que leur sort soit considéré.

Au milieu de ce désastre, quelques familles Yézidis irakiennes réfugiées, rescapées du génocide perpétré par Daech, tentent de survivre, sans connaître la lourde histoire de Leros. Les enfants sont nombreux et irradient par leur force de vie. Ils vont jouer dans le palais/hôpital abandonné mitoyen du camp, où le sol est jonché d’excréments de chèvres, désormais les résidentes de l’antre. Les fenêtres et les portes claquent, les rires éclatent en échos, et l’on cherche des alcôves pour jouer à cache-cache. Le décompte en Kurmandji 3 touche à sa fin et il faut débusquer les frères et sœurs. Derrière le grillage ? Dans les casiers ? A l’étage ? Veiller à ce que personne ne vienne prendre la place. Se cacher et courir, sans s’arrêter, compter et recompter en grec, en anglais, s’asseoir sur l’insouciance et oublier. Oublier que, quelques années auparavant, il a fallu courir sans trêve, de jour comme de nuit, et se cacher dans la montagne pour survivre. Oublier le jeu de la survie qui s’est mu en attente interminable. Jouer, avec le cœur qui bat de joie pour oublier la mort laissée là-bas. Et puis soudain chanter en cœur les comptines du pays, étaler les couvertures grisâtres de l’UNHCR, s’asseoir en cercle et s’adonner à des jeux de mains. S’interrompre lorsque le déjeuner traditionnel, concocté par les mères, dans les containers du camp, arrive, servi sur un plateau, porté fièrement par les petits. Disposer les salades et mettre le tashrib 4 au centre, trophée gouteux, cuisiné entre trois lits de camps, sur une minuscule plaque électrique. Chacun prend un verre et commence à boire son petit lait tout en se délectant du pain imbibé dans la sauce et les oignons. Chaque jour, le pique-nique est déployé devant le palais-hôpital, en une fraction de seconde. L’Irak revient de loin, titiller les papilles et apaiser l’exil. Ils ne mangent pas ce qui est distribué aux réfugiés dans le camp : riz accompagné de sa sauce marronnâtes, pommes de terre bouillies natures, pain baguette élastique et sa feta sous vide. Seules les oranges volent de mains en mains et réjouissent. Ils préfèrent utiliser les subsides versés aux réfugiés pour acheter leurs denrées et retrouver le goût de chez eux. Chaque jour, un jeune garçon de la famille, part à vélo jusqu’à Lakki, pour acheter la viande et les épices. Il est le coursier de la communauté et dévale la route à toute vitesse, sans voir les mausolées qui scandent la mémoire du paysage. Beaucoup de jeunes Lériens, perdus, ont emprunté cette route avant lui, et, sous les vapeurs de l’alcool, se sont abîmés à flanc de falaise.

Où jouent les enfants Yézidis ?

Puis un jour, les enfants Yézidis gravissent les marches du palais et trouvent ses portes fermées. Une pancarte, écrite par la police, condamne en anglais et en arabe toute personne tentant désormais de pénétrer les lieux. Les jeunes filles Yézidis se révoltent, elles ont découvert ce lieu avant tous, c’est leur palais : qui peut les empêcher d’y rêver ? Les enfants cherchent une brèche pour se hisser au balcon. Les fenêtres sont closes et les portes cadenassées. Mais l’un d’entre eux trouve l’issue, un verrou coulissant, une porte à légèrement enfoncer, et le palais peut à nouveau résonner. Ils s’infiltrent tous, en se lançant des chut tonitruants, en prenant la main des plus petits, comme si un danger pouvait surgir à tout moment et les déloger. Les garçons s’amusent à imiter la police pour effrayer les filles. Soudain, dans une grande pièce lumineuse, où se trouvaient les latrines des patients, chaque jeune fille prend place derrière des alcôves alignées, et, ensemble, elles improvisent un procès. L’avocat de la défense défend le droit des Yézidis à quitter l’île de Leros et dénonce les mauvais traitements dans le hotspot, ainsi que le manque de soins. La juge tente de faire régner l’ordre dans le chaos qui emplit bientôt la pièce. Une des sœurs est désignée pour représenter la voix onusienne du camp et se voit accablée de tous les maux possibles. Puis elles forment un cercle et jettent un foulard au centre qui sera le totem de l’enfermement. Elles se défoulent sur l’objet-symbole, exorcisme, que les patients avaient peut-être eux aussi pratiqué. Qui sait, les fantômes du lieu guident probablement les jeunes Yézidis dans leur théâtre des possibles.

Chaque jour, c’est une résistance au pire qui s’organise secrètement dans les couloirs du palais et sur ses marches, devant les immenses portes condamnées, que les enfants ont finalement réussi à ouvrir. Ils chantent et lancent à la face du monde un Bella ciao, transposé en Irak où ils sont les partisans de la liberté.

Ils jouent et créent sans savoir qu’avant eux les patients ont retrouvé goût à la vie grâce au théâtre sur ces mêmes marches. Sans savoir qu’à quelques kilomètres de là, enfermé, le poète Yannis Rítsos 5 écrivait en un jour ses dix-huit petites chansons de la patrie amère, sur des bouts de papiers, cachés dans sa cellule.

Ces enfants s’inscrivent dans une longue histoire de résistance pour la liberté et la vie, sans le savoir. La force de l’histoire les dépasse mais les porte aussi certainement. Ils sont enfermés mais cherchent tous les micro-territoires de liberté qui s’offrent à eux, en se jouant habilement des forces armées. Ils ne savent pas où est Leros sur la carte du monde et encore moins où se situe le camp sur l’île. Ils ne savent pas que la montagne, face à leur palais vide, ressemble au mont Sinjar où ils se sont réfugiés dans leur fuite en Irak. Ils savent juste qu’ils ont soif de vie et de liberté et que leur périmètre de vie réduit ne les empêche pas de rêver. Bien au contraire, le soir, dans les containers, les jeunes filles chantent, tissent des bracelets et se racontent leurs vies futures. Les rires fusent et importunent les pères qui jouent à la fraiche aux dominos. L’une sera chef cuisinière en Allemagne et servira des spécialités Yézidis à ses clients, dans un décor inspiré du temple sacré de Lalish. Il y aura peut-être une photo de Leros dans le restaurant, mais rien n’est encore certain. Une autre, se battra pour les droits et l’égalité des femmes au sein de la communauté Yézidi, afin qu’elles puissent aller à l’université et prendre en main leur destin.

Ces enfants s’accrochent à leurs rêves, mais la détention grignote leur espérance. Parfois, les cauchemars remontent et le regard s’assombrit. La voix devient sourde et s’étrangle pour se taire. La terre de Leros pleure, avec eux, les morts, l’arrachement, la déchirure. L’humus souffrant de l’île absorbe le drame jusqu’à son épicentre. La blessure est trop profonde, et les barbelés du camp la ravivent chaque jour. Parfois les enfants se demandent pourquoi ils n’habitent pas leur palais abandonné plutôt que le camp. Toute la communauté Yézidi pourrait s’y installer, et les enfants auraient de grandes chambres avec de larges et hautes fenêtres. Ils verraient la mer et n’auraient pas à franchir chaque jour un barrage policier. Ils pourraient enfin retrouver une maison, comme celle qu’ils ont laissée en Irak et dont ils aiment à dessiner les plans détaillés. Et, peut-être, qu’ils pourraient adopter une des chèvres visiteuses et lui donner le même nom que celle qu’ils ont laissée à la maison, attachée dans le jardin, là-bas, trop loin déjà.

 

 

Notes:

  1. Terme utilisé en Israël pour désigner les Juifs originaires du Moyen-Orient et du Maghreb
  2. En 1912, à la suite de la guerre italo-turque, Leros passa comme le reste du Dodécanèse de l’occupation ottomane à l’occupation italienne. Au cours de cette période, les Italiens réalisèrent de nombreuses constructions de grande envergure, telles que la base aéronavale de Leros et la ville de Porto Lago (aujourd’hui Lakki). Cette île fut en effet choisie pour son importance stratégique et sa géomorphologie présentant de nombreuses baies naturelles bien protégées.
  3. Le Kurmandji est une des langues kurdes. Elle est parlée par le peuple Yézidi.
  4. Le Tashrib est un plat traditionnel des Yézidis d’Irak.
  5. Yannis Ritsos (1909-1990), célèbre poète et militant grec. En avril 1967, suite au coup d’État des Colonels, il est arrêté et déporté à l’île de Yaros, un grand rocher sans arbre et sans eau, infesté de rats. Il sera ensuite transféré sur l’île de Léros puis placé en résidence surveillée à Samos. Pendant tout ce temps, il continue d’écrire plusieurs séries de poèmes, toujours en cachette, regroupés sous le titre Pierres Répétitions Grilles.
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