Les gardiens du Temple : une famille juive du Myanmar ou de Birmanie

Sylvie Halpern

Ils étaient plusieurs milliers de Juifs au Myanmar, aujourd’hui il n’en reste que 20. Mais de père en fils, les Samuels continuent à tenir imperturbablement le fort de Musmeah Yeshua, la seule synagogue du pays. Parce qu’ils sont convaincus que « ce n’est pas le nombre, mais l’esprit qui compte ». Et apparemment, ils ont eu raison. Sylvie Halpern a été toute sa vie journaliste en presse magazine, notamment pendant 20 ans à L’actualité. Elle a récemment créé Mémoire Vive, une entreprise de rédaction d’histoires de vie: à la demande des familles, elle rédige des livres en publication privée racontant la trajectoire de leurs parents.

 

Comme bien des petites rues de Yangon, la populeuse capitale économique du Myanmar, la 26e est poussiéreuse et bruyante, envahie par les étals de nourriture des marchands de rue, les vendeurs à la criée, les chiens errants, et ce capharnaüm libre et joyeux d’articles en tous genres typique des métropoles asiatiques. Comme au Moyen-Âge, chaque rue a sa spécialité et la 26e, c’est celle des pots de peinture qui s’empilent en montagnes sur les trottoirs. C’est aussi, depuis 1896, celle de Musmeah Yeshua, la seule synagogue de ce pays de 53 millions d’habitants constellé de temples bouddhistes dorés : un havre de paix et de beauté, légèrement en retrait de la rue, où le gazouillis des oiseaux a depuis longtemps remplacé les mélopées du hazan (chantre d’une synagogue). Il reste aujourd’hui 20 Juifs birmans qui se comptent et se content encore le passé. Dans leur monde d’hier, ils se marchaient presque sur les pieds.

Il en faut toujours un premier, plus hardi que les autres. Ici, il s’est appelé Solomon Gabirol et il est venu s’aventurer dans ces contrées lointaines au 18e siècle : il a même été officier dans l’armée du roi Alaungpaya. Le gros des troupes n’a suivi qu’un siècle plus tard : à partir de 1850, des Juifs se sont mis à affluer de plus en plus nombreux en Birmanie, attirés par ce nouvel Eldorado de l’Empire britannique. Ils y ont vu avec justesse une terre promise luxuriante où, du riz au précieux teck en passant par le coton, les possibilités de faire du commerce semblaient infinies, et ils se sont donné le mot. La plupart étaient originaires d’Irak, ils étaient souvent passés par l’Inde, et puis ils ont poussé vers l’Est : on les appelait les Baghdadis, ils sont arrivés avec leurs minhagim (coutumes) sépharades, ils étaient industrieux et ont abondamment investi. Beaucoup ont fait fortune. Ils s’appelaient Sassoon (ou « les Rotschild de l’Est »), Ezra, Kadoorie (propriétaires du luxueux Peninsula de Hong Kong qui s’annonçait, dès son ouverture en 1928, comme « le meilleur hôtel à l’ouest de Suez »). Ou bien Jacob Samuels.

« C’est lui, mon arrière-grand-père, qui a décidé de faire le grand saut », raconte Sammy Samuels, un sympathique petit homme vif et mobile, qui veille aujourd’hui sur la minuscule communauté juive birmane et fait moins que ses 36 ans. Originaires d’Angleterre, les Samuels vivaient depuis six générations à Bagdad quand, comme tant d’autres, Jacob a décidé de partir à la « conquête de l’Est ». Il s’est installé vers 1870 à Yangon où il est vite devenu un des piliers de la communauté naissante, un kahal (communauté) de plus en plus nombreux et prospère qui a spontanément fait appel à l’un des meilleurs architectes de Bagdad pour dessiner sa maison de prière. Une belle synagogue sépharade orthodoxe, très haute de plafond, toute en pierres pour remplacer celle des débuts qui était en bois, et bien placée à deux pas du port, de Merchant St., des ministères, du Stock Exchange – autant de magnifiques édifices qui font penser à ceux du Vieux-Montréal. « Ils habitaient bien sûr à proximité de Musmeah Yeshua, dit Sammy, il y a même un quartier de Yangon qui s’appelait Jewtown. Ils étaient plutôt aisés, les familles avaient souvent plusieurs domestiques. C’était une communauté dynamique, soudée, très organisée : avec son Talmud Torah (cours religieux), ses écoles (comme la Jewish English School dont une jolie photo de classe, datée de 1937, est à l’entrée de la synagogue et respire le bien-être et la tranquillité des jours heureux), son groupe sioniste, ses œuvres sociales, ses scouts, ses nombreux commerces… »

Ces jours bénis, Sammy ne les a évidemment pas connus, mais il les porte au fond de lui comme s’il les avait vécus. Comme s’il avait fréquenté le magasin de vins et de spiritueux de la famille Sofaers, ou l’échoppe des frères Solomon qui, dès 1927, ont été les premiers à importer du Coke en Birmanie. Comme s’il avait assisté à l’élection, dans les années 30, du maire David Sophaer. Chaque fois qu’il entre dans Musmeah Yeshua, il lui semble entendre leurs voix, leurs chants, leurs rires des jours de Fêtes… Au moment où l’Occident affrontait la Crise de 1929, la vie juive était belle à Yangon et ils étaient plus de 3 000 à se sentir pleinement chez eux dans ce Gan Eden, paradis, tour à tour célébré par Kipling, Somerset Maugham, Kessel, et George Orwell qui y a écrit son premier livre. Résolument restés almost Englishmen – comme l’anthropologue américaine Ruth Fredman Cernea a titré l’ouvrage qu’elle leur a consacré, ces ces Juifs d’Asie fréquentaient les clubs British, parlaient la langue de Shakespeare, s’habillaient à l’européenne alors que leurs compatriotes portaient le longyi, le traditionnel sarong birman. Et, de Calcutta à Mandalay, de Hong Kong à Singapour, ils virevoltaient avec aisance dans cet immense Empire des Indes sur lequel, ils en étaient les premiers convaincus, le soleil ne se coucherait jamais.

Sauf qu’il s’est couché le 23 décembre 1941, quand les Japonais ont bombardé Yangon et qu’ils ont envahi tout le pays. « Comme ils étaient convaincus que les Juifs espionnaient pour le compte des Anglais, explique Sammy, l’une des premières choses qu’ils ont faites a été de fermer la synagogue et d’interner sept dirigeants de la communauté – dont mon grand-père, Isaac, qui la présidait ». Faute de preuves, au bout de deux mois ils ont été relâchés et Musmeah Yeshua a été décadenassée, mais le glas des illusions avait sonné : pris de panique, des milliers de Juifs birmans ont reflué vers l’Inde encore britannique, quand ils ne se sont pas exilés plus loin. Certains sont revenus après la guerre, mais quand le Myanmar est devenu indépendant en 1948, ils n’y étaient déjà plus que 500 : « Après le départ des Anglais, dit Sammy, les conditions de vie se sont très vite détériorées, les affaires n’étaient plus aussi bonnes. Et puis trop de gens étaient partis. La communauté n’avait plus rien à voir avec ce qu’elle avait été ». Le coup d’État du Général Ne Win en 1962, le lot de nationalisations qui a suivi et la fermeture progressive du pays ont fait le reste : la quasi-totalité des Juifs sont repartis, en emportant 124 de leurs 126 Sifré Torah (Rouleaux de la Torah).

Seuls quelques irréductibles ont tenu bon, quelques « Gaulois » qui faisaient encore semblant d’y croire, alors que la synagogue devenait de plus en plus silencieuse. Car, faute de minyan (quorum de dix hommes nécessaire à la prière collective), à partir de 1965, il n’y a plus eu de service régulier de chabbat. Et, dès 1969, plus de rabbin en poste à Yangon. Plus d’institutions juives, plus de cacherout… « Tout d’un coup, tout est devenu difficile, nous nous sentions coupés du monde et l’horizon semblait bouché, dit Sammy. Comme tant d’autres, la famille aurait pu partir vers Israël. Mais mon grand-père a décidé qu’il fallait rester, que si nous quittions le Myanmar, tout volerait en éclat – le passé, la synagogue, notre cimetière de 700 tombes, toute une mémoire. Que le Gouvernement reprendrait sûrement Musmeah Yeshua, comme il a repris tant de lieux de culte. Que nous ne devions pas… » Avant de s’éteindre en 1978, c’est ce qu’Isaac a transmis à son fils Moses. Alors à son tour, le père de Sammy a repris le flambeau, pendant les décennies de dictature et d’isolement de ce pays décrié et banni de la mappemonde que personne ne songeait à aller visiter. Il a veillé comme sur un enfant sur la synagogue, fait chaque année bien nettoyer le cimetière de la 91e rue qui est envahi par les hautes herbes après chaque mousson. « Chaque jour, matin et soir, il s’est fait toute sa vie un devoir d’aller ouvrir Musmeah Yeshua, se souvient Sammy. Et quand mes sœurs et moi, nous lui demandions pourquoi, puisqu’il ne venait jamais personne, il nous disait toujours : « Le nombre n’a pas d’importance, c’est le cœur qui compte, la foi : c’est ça qui te fait sentir plus grand, plus nombreux… Et puis si ce soir, demain, un Juif venait et qu’il trouve la porte de la synagogue fermée ? C’est pour lui que nous sommes restés ! »

Un peu comme une prière, sans doute un de ces jours où il s’est retrouvé tout seul sur un banc de Musmeah Yeshua, Moses Samuels a apposé sur un mur cette conviction qui l’a animé toute sa vie : « Un arbre peut bien être seul au milieu d’un champ. Un homme peut bien se retrouver seul. Un Juif n’est jamais seul au monde ». Et quelque part, au loin, sa prière a été entendue. Le seul pays qui, malgré les aléas politiques et les vicissitudes, n’a jamais rompu ses relations avec le Myanmar, c’est Israël. Les deux pays sont nés la même année, la Birmanie a été le premier pays asiatique à reconnaître l’État juif, et dès les années 50, tout ce qu’Israël comptait de personnalités est venu faire son tour à Yangon : Golda Meir, Moshé Sharett, Ben Zvi, Moshé Dayan, Shimon Peres… Quand il y a inauguré l’ambassade d’Israël en 1957, Ben Gourion a même séjourné deux semaines au Myanmar, profitant de l’occasion pour s’offrir une semaine de méditation bouddhiste ! Alors tout naturellement, quand le temps est venu, Moses Samuels, alias Than Lwin qui lisait si mal l’hébreu, a envoyé son fils pendant deux ans  à l’oulpan (cours intensif d’hébreu) du kibboutz Ma’agan Michaël : « Je n’avais pas pu aller à l’école juive, dit Sammy, il n’y en avait plus depuis belle lurette à Yangon ! Mon père n’était pas religieux, mais il tenait aux traditions : pour lui, c’était important que j’aie une vraie éducation ».

Son éducation juive, Sammy l’a parfaite à la Yeshiva University de New York d’où il a été diplômé cum laude, avec distinction, ce qui l’a aidé à passer une dizaine d’années au Jewish American Congress. Il y a noué des contacts bien utiles pour trouver des fonds pour entretenir Musmeah Yeshua et s’y est constitué un solide réseau qui lui a permis de monter Myanmar Shalom, une agence de voyages, qui a un pied dans la 31e rue de Yangon et l’autre dans la 109th St de New York… Surtout, il est rentré chez lui au bon moment. Car depuis quelques années, un vent nouveau souffle sur le Myanmar et, parmi  les employés des multinationales ou des ONG, dans les groupes de touristes souvent venus d’Israël, il se trouve des Juifs qui viennent remplir les bancs de la synagogue sur laquelle Sammy veille à son tour depuis que Moses est parti… C’est même là qu’en 2013, la communauté birmane a connu son premier mariage au bout de 27 ans : celui de Sammy Samuels avec Zahava Elfhady qu’il connaissait depuis l’enfance, célébré par un rabbin spécialement dépêché d’Israël pour l’occasion.

 

 
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