Le Musée du Montréal juif,
une entreprise originale au service de l’histoire et de la culture juives
PAR ANNIE OUSSET-KRIEF
Le Musée du Montréal Juif (MMJ) a vu le jour en 2010, alors que la communauté juive de Montréal fêtait ses 250 ans. Musée original puisqu’il s’agissait d’un musée numérique sur Internet 1 et qu’il n’avait, jusqu’à ce jour, aucune réalité physique (un « musée sans murs », comme le décrit son créateur). Le MMJ est né de l’initiative d’un jeune urbaniste montréalais, Zev Moses. Réalisant que la ville recélait de centaines de lieux juifs dont les traces s’effaçaient petit à petit, il a souhaité répertorier et cartographier tous ces endroits qui appartiennent à l’histoire juive de Montréal. Il a alors créé « un musée virtuel et mobile de la communauté juive de Montréal », projet qui a pu se concrétiser grâce à des subventions de diverses fondations, des fonds gouvernementaux ainsi que des donations privées. Basé sur l’interface de Google maps, le Musée permet aux visiteurs d’explorer la ville « en ligne ». Quelque 125 points d’intérêt figurent sur la carte : un simple clic vous renseigne sur le lieu et vous dirige sur d’autres sources complémentaires.
Depuis le mois de mai 2016, le MMJ a désormais un ancrage sur le Plateau : il occupe le rez-de-chaussée d’un ancien atelier de vêtements au 4040, boulevard Saint-Laurent, cœur historique de l’immigration juive d’Europe de l’Est au début du XXe siècle à Montréal. Le MMJ accroît ses activités et espère ainsi transmettre la richesse de l’expérience juive montréalaise. Nous avons rencontré Zev Moses, le fondateur et directeur du MMJ.
Annie Ousset-Krief est maître de conférence en civilisations americaines à l’Universite de la Sorbonne Nouvelle à Paris.
A O.K – Comment avez-vous conçu ce projet d’un musée virtuel ?
Z. M. – Mon projet initial était juste de cartographier le Montréal juif. Je voulais faire revivre ces lieux où avaient vécu les immigrants juifs, retrouver les liens avec le passé. Il y a 5 ou 6 ans, les applications numériques commençaient à vraiment se développer, et on pouvait envisager l’idée de créer une infrastructure digitale pour la ville tout entière et relater son histoire. De simple cartographie, la structure a évolué ensuite en musée. Car c’est la ville tout entière qui est notre musée ! En partant de ce projet, nous avons ajouté d’autres expériences : conférences, visites thématiques guidées sur le Montréal juif 2, etc. Et on a ensuite monté des expositions temporaires dans des galeries. Le 1er mars 2014, nous avons organisé « Parkley Clothes, 1937 », une exposition sur les ouvriers qui travaillaient dans le shmatte, l’industrie du vêtement, durant la Nuit Blanche de Montréal. En 2015, nous avons consacré une exposition 3 à Samy El-Maghribi, ancien hazzan (chantre) à Montréal, mais aussi vedette de la chanson populaire au Maroc.
Qui a travaillé avec vous sur ce projet de musée ?
J’ai commencé avec l’aide de quelques chercheurs, notamment Stéphanie Schwartz, qui travaillait sur les Juifs sépharades et leurs liens avec Montréal. Aujourd’hui, nous sommes toute une équipe, une vingtaine de personnes, dont cinq permanents. Nous nous sommes vraiment développés depuis le mois de juin avec l’acquisition de cet espace, mais l’entreprise est encore expérimentale. Nous voulons accueillir la communauté juive, mais aussi bâtir des ponts entre les communautés et toucher la population non juive qui souhaite s’informer sur la culture juive. Car à Montréal, beaucoup de gens pensent que le judaïsme, c’est le hassidisme d’Outremont. Nous voulons bien sûr célébrer la culture hassidique, mais ce n’est qu’une face du judaïsme. Il est important de montrer le judaïsme ashkénaze, sépharade, toutes les variantes culturelles et religieuses. Les Juifs sont venus de tous les coins du monde et ont laissé des traces, des influences sur la ville. Montréal a été définie en partie par ces influences juives, qui peuvent être encore source d’inspiration.
Pourquoi êtes-vous passé à un musée physique ?
Un espace physique permet d’aborder plus de thèmes et d’avoir une vraie présence. Mais ce n’est pas un musée traditionnel, une sorte de panthéon de la communauté juive. Le musée reste un outil éducatif. L’espace est ouvert, et est utilisé pour traiter de la diversité de l’expérience juive. C’est pourquoi nous avons un café dans cette salle, le Fletchers, où les visiteurs peuvent goûterà toutes sortes de nourritures – traditions culinaires ashkénaze ou sépharade. Pendant la journée, le café accueille les visiteurs, et le soir, nous ouvrons l’espace à des manifestations événementielles en lien avec le judaïsme. Par exemple, il y a un mois, le musée a accueilli une exposition de photos en hommage à Bernd Jager, professeur de psychologie à l’UQAM, décédé en 2015, qui était originaire de Hollande, et dont la famille avait sauvé des Juifs pendant la Shoah. De même, nous souhaitons travailler avec des festivals qui ont des thématiques reliées au judaïsme – et pourquoi pas avec le Festival Sefarad.
Avez-vous une idée de la fréquentation du musée ?
Depuis le mois de juin, nous avons eu plus de 7 000 visiteurs, y compris ceux qui ont participé aux visites guidées. Parmi ces derniers, beaucoup venaient du reste du Canada et des États-Unis. Ce quartier était essentiellement ashkénaze, ce qui attire beaucoup les Juifs américains – à la recherche de leur propre mémoire.
Montréal est un peu le Lower East Side 4 du Canada. Mais beaucoup de non-Juifs participent aussi à certains événements, par exemple jeudi 20 octobre, nous avons organisé un dîner pour Souccot, en accommodant des plats québécois à la mode juive – fusion des cultures et traditions culinaires qui a eu un grand succès.
Vous insistez sur le côté interactif du musée en ligne.
Comment cela fonctionne-t-il ?
Nous avons une application Internet qui permet aux gens d’intervenir directement, par exemple pour partager une histoire. Dans les deux dernières années, nous avons rassemblé une quarantaine de récits. Même si la technologie peut encore être améliorée, cela fonctionne assez bien et offre une bonne occasion à chacun d’être un acteur du musée. Car c’est un musée construit à partir de la communauté. Nous cherchons à raconter l’histoire en partant de la base, des expériences individuelles. C’est donc un travail toujours en cours et nous lançons un programme de volontariat pour développer notre entreprise. Si parmi vos lecteurs certains sont intéressés, cet appel s’adresse aussi à eux ! Nous cherchons des volontaires de tous les milieux, des gens qui pourraient raconter leur expérience, leur vie quotidienne, leur immigration, leur vie à l’école, au travail… Chaque histoire que nous enregistrons est une histoire qui ne sera jamais perdue !
Le musée est largement consacré aux Juifs ashkénazes, qui ont fondé la communauté de Montréal. Quelle place donnerez-vous aux Juifs sépharades, d’immigration plus récente ?
J’ai mentionné précédemment l’exposition consacrée à Samy Elmaghribi, exposition pour laquelle nous avons travaillé avec, entre autres, Yolande Amzallag, la fille de Samy Elmaghribi et directrice de la fondation Samy Elmaghribi, et avec la professeure Yolande Cohen. J’étais très fier de cette exposition, c’est l’une des meilleures choses que nous ayons réalisées. Elle a attiré un millier de visiteurs, et fait intéressant, environ 60 % des visiteurs n’étaient pas juifs. Peu de gens connaissent le judaïsme sépharade, c’était l’opportunité de populariser la culture de cette communauté qui elle-même est multiple : Juifs originaires du Maroc, de Tunisie, d’Égypte… Toutes ces composantes enrichissent la communauté juive. Notre travail est de rendre compte de la diversité de la ville et dans le futur, nous allons montrer davantage le côté sépharade. Nous avons déjà répertorié des points d’intérêt en lien avec la communauté sépharade. Par exemple, un point rouge signale la résidence de l’un des fondateurs du département francophone du YM-YWHA, Cabri (pseudonyme de James Dahan), Juif marocain arrivé au Québec en 1968, et qui joua un rôle fondamental dans le développement de la communauté sépharade de Montréal. Une fiche et des photos sont accessibles en cliquant sur ce point. Dans les lieux répertoriés figure également la Spanish and Portuguese Synagogue : cliquez sur le point rouge, et vous aurez tout l’historique du lieu, des photos, ainsi que des explications sur l’une des figures essentielles du XIXe siècle, le rabbin Abraham de Sola. La fiche explicative est complétée par des photos d’archives, une liste de sources bibliographiques, et des liens vers d’autres sites, qui complètent l’information. Nous avons donc un panorama complet du lieu et de sa signification, ainsi qu’un accès à des informations supplémentaires. De plus, lorsque nous faisons visiter les quartiers ashkénazes, nous parlons toujours des Sépharades dans les origines de la ville, et bien sûr de l’immigration des années 1950-1960. Nous espérons démarrer des visites guidées du quartier de Côte-des-Neiges l’été prochain, afin d’explorer l’histoire sépharade de la Cité, comme nous le faisons pour la Main 5. C’est l’une de nos priorités : faire pour les Sépharades l’équivalent de ce que nous avons fait avec l’histoire ashkénaze. Redonner vie à l’histoire, en explorant tous les aspects, religieux, culturels, linguistiques…
Il y a tant à préserver et à partager ! Un musée est une inspiration pour l’avenir, une deuxième naissance.
Notes:
- http://imjm.ca ↩
- « Au-delà du bagel : Tour gastronomique », « Tur malka : Montréal réimaginée », « Laisser leurs traces », « Rabbins, écrivains et militants radicaux ». Les visites sont en anglais et en français. Pour des visites en groupe ou privées, vous pouvez écrire à tours@imjm.ca ou téléphoner au 514 840-9300. ↩
- « Sacré Profane : Samy Elmaghribi », 25 février-6 mars 2015. Edifice Belgo, 372, rue Sainte-Catherine Ouest. ↩
- Le Lower East Side : quartier de Manhattan où s’installèrent des centaines de milliers d’immigrants juifs venus d’Europe orientale à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. ↩
- La Main : nom donné au boulevard Saint-Laurent, lieu d’installation des immigrants tout au long du XIXe siècle, et au début du XXe. ↩