FRAGMENTS D’HISTOIRE

Miléna Kartowski-Aïach

Miléna Kartowski-Aïach

D’origine sépharade par son père et ashkénaze par sa mère, Miléna Kartowski-Aïach est titulaire d’une licence en philosophie et d’un master de recherche en socio-anthropologie des religions ainsi que d’un diplôme de l’école des arts politiques de sciences PO Paris. Elle poursuit son doctorat en anthropologie à l’université d’Aix-Marseille. Sa thèse porte sur : « un chant d’exil en terre promise ? La création artistique engagée chez les jeunes artistes Mizrahi 1 en israël : construction identitaire, rébellion et désir de retour. » Elle a notamment travaillé sur la culture des Judéo-Berbères du Maroc, et mené une ethnographie dans les montagnes de l’Atlas. Elle est également chanteuse, auteure et développe depuis plusieurs années un théâtre anthropologique laboratoire de recherche et création, en lien avec ses terrains de recherche. Ce texte inaugure une série de fragments d’histoire(s) issus du carnet de route et de recherche de l’auteure, qui a parcouru le monde à la recherche de ses racines, mais aussi d’elle-même. La rédaction du LVS est heureuse de vous en donner la primeur.

 

« Éloigne-toi de ton pays, de ton lieu natal et de la maison paternelle, et va au pays que je t’indiquerai. » (Genèse 12; 1)

Faut-il s’arracher pour devenir ? Quitter le pays natal, le foyer parental et tendre vers un idéal ? Un incertain, un ailleurs, une ligne de fuite en douceur ? Tomber vers l’inconnu avec grâce. Effacer ses marques pour apprendre à marcher derechef, sans appui, sans cliché, sans voix familière et se désaccoutumer. Naître à soi et s’inventer, loin de toute attache-racine, loin de toute filiation. Un amont effacé et une tension ultime vers l’instant d’après. Comme un cycle retrouvé, celui de l’être déchargé, qui ne charrie ni image, ni souvenir, ni trauma hérité. Un être à l’aube de ses possibles et qui a su briser les chaînes du conditionnement. Lucide, limpide dans ses choix et libre. Il ne doit pas se souvenir, il ne doit pas accomplir, il ne doit pas appartenir. Face aux abîmes de la non-appartenance, il sourit et léger, il avance. Équilibriste confiant, il embrasse sonultime solitude et caresse sa renaissance. Sa mémoire est à construire sur un cours descendant. Fugue intouchable, il est ce fluide vital sans entrave et se joue de la vie avec brio, tout en nuance. Séraphin dans la plénitude de l’existence, il vole toujours plus haut, andante, andante. Beauté insoumise, amant inconditionnel, il est, il est…

Ce rêve que je fais souvent où les appartenances s’évanouissent et les douleurs avec. Mais ma chimère n’a qu’un temps puisque le réel m’empoigne à nouveau et qu’il me faut vivre avec mes ascendants. La lutte est vaine puisque nous sommes inexorablement un maillon dans la chaînedes générations et que nous sommes responsables face à nos héritages. Être dépositaire, mais aussi transmetteur, catalyseur, révélateur. J’ai souvent voulu m’enfuir, effacer ce qui collait à ma peau et explorer les contrées les plus lointaines, mais mes origines revenaient toujours de plus belle. L’échappée est un sublime leurre. Alors j’ai décidé d’embrasser mes passés au présent, de construire poétiquement les souvenirs brumeux des aïeux, et de remonter le fil de l’histoire bien avant les guerres. Oui, car longtemps j’ai cru que nous étions les enfants de  la destruction et du néant, les rescapés qui cherchaient des bribes de vie et d’espoir dans les interstices de la catastrophe. Égarés au monde, effarés devant l’immensité du désastre. Il a fallu transformer l’innommable et réinjecter beaucoup de souffle. Mais surtout commencer à tisser de nouveau nos destins communs, se lier, s’interconnecter malgré les morts, les destructions, les exils et les séparations. Tenter de rassembler les fragments de pierres tombales épars dans les cimetières d’Ighil N’oughou, village de l’Anti-Atlas marocain et de Bizerte en Tunisie, et photographier nos synagogues, nos mikveh (bains rituels), nos portes laissés à l’abandon en Pologne, en Algérie ou sous la menace de l’effacement dans un Moyen-Orient à feu et à sang. Numériser ce qui n’est déjà plus et créer un géo-musée des patrimoines juifs en terre d’islam 2.

Nous grandissons, nous troisième génération, dans les récits qui s’éloignent à mesure que le temps court. Chaque soir, dans les bains moussants de mon enfance, mon père mecontait les récits de son Bab-El-Oued natif. Je m’imaginais une Algérie de miel où les effluves divins guidaient les cœurs, éternelle, forte et poétique. Je savais que papa avait dû quitter son pays et qu’il portait péniblement les fractures de cet arrachement sous ses récits fertiles, mais guère plus. Je voyais ma famille juive d’Algérie fragmentée, déchirée, souvent amère et peu encline à s’épancher. Ils constituaient cet autre pan de moi-même que je voulais conjurer, jusqu’à notre patronyme commun auquel je ne voulais me rallier.

J’ai toujours joué sur cette ligne sinueuse de l’identité judéo-algérienne. Dans le quartier populaire où j’ai grandi à Paris, je ne taisais pas ces origines pour me rallier au groupe et peut-être même parfois me protéger. Bouclier ambivalent qui intriguait dès lors que j’énonçais ma judéité. Parmi mes proches peu connaissaient mes racines méditerranéennes. La shoah, la yiddishkayt 3 et la figure pittoresque de mon grand-père rescapé étaient au centre de mon existence et, afin de reconstituer les tessons du vase et de sublimer nos douleurs inhérentes, je m’étais rendue en Pologne, en Allemagne, à New York et jusqu’à Montréal.

Mais les printemps arabes ont éclaté et avec eux l’intuition profonde qu’il me fallait rencontrer les dernières communautés juives du Maghreb et devenir à mon tour témoin. J’ai alors décidé de quitter mes études de philosophie, où j’étais frustrée par cette absence substantielle d’application directe des idées à notre société dans une visée politique et engagée pour l’anthropologie qui tente de saisir les réels et de créer des écritures plurielles pour les décrypter. Je me suis rendue sur l’ile de Djerba en Tunisie afin de rencontrer les communautés juives de Houmt Souk,  Hara Kebira et  Hara Sghira, lors de Pessah 2012.

Dix familles juives viennent alors de quitter l’île pour Israël, les touristes sont absents, et les artisans peinent à haranguer les quelques visiteurs fantômes dont je fais partie. Il n’y a plus de patrouille policière à l’entrée de la Hara Kebira où juifs et musulmans vivent de concert, désormais dans une tension palpable et parfois violente. Les ordures jonchent le pavé brûlant de chaleur. Torpeur électrique et rues vides. Les femmes ne sortent plus depuis plusieurs jours pour s’adonner à la lourde tâche du nettoyage de Pessah et le gan (jardin d’enfants) vient de fermer ses portes.

Je suis seule dans une ville déserte où la communauté se dérobe à mes velléités et questions. L’unique ouvrage scientifique francophone sur les communautés juives de Djerba, Juifs en terre d’Islam. Les communautés de Djerba écrit par Lucette Valensi et Abraham L. Udovitch et publié en 1984 aux Archives contemporaines m’accompagne, mais trente ans après, la communauté n’a-t-elle pas radicalement évolué ? A-t-elle préservé ses traditions millénaires grâce à l’insularité et à son absence d’écoles de l’Alliance israélite universelle ? La technologie n’a-t-elle pas pénétré le tissu de la jeunesse ? Que m’est-il permis d’espérer dans cette période trouble d’incertitudes et de peurs ? Chaque jour je parcours 2 km pour me rendre à la HaraKebira et je prends place dans la gargote qui vend des bricks. C’est le seul espace ouvert et qui peut se prêter aux rencontres avec la communauté dans la commensalité. Je commande dès lors plusieurs bricks, zélée dans ma recherche, malgré les cris de l’intestin éreinté par la harissa, mais les rencontres se font rares et difficiles, car les Juifs parlent pour leurgrande majorité l’arabe et l’hébreu biblique. Ma constance dans l’échoppe commence à éveiller les soupçons. Depuis la révolution, de nombreux journalistes peu scrupuleux se sont rendus au chevet de la communauté afin de recueillir ses impressions et intentions. Je décide de quitter mon poste à l’orée de la Hara pour me rendre à Houmt Souk, où les bijoutiers juifs parlent aussi le français et devraient pouvoir plus aisément s’ouvrir. Le fils du célèbre chanteur, Yaakov Bchiri, figure de la musique judéo-tunisienne et roi des mariages djerbiens, devrait également y tenir une boutique. Arrivée sur la petite place du souk, où juifs et musulmans jouent aux cartes et dominos, les badauds m’indiquent immédiatement le magasin de M. Bchiri. Dans la pénombre de l’antre remplie de vêtements, il est le premier à me parler librement et avec acuité de la communauté. Il a parcouru le monde, a vécu plusieurs vies avant de décider de venir se réinstallerà Djerba dont il connaît les limites.Je l’accompagne à la Hara pour acheter l’agneau de Pessah qui vient du continent. Un seul et petit étal où une vingtaine d’hommes attendent déterminés les morceaux dévolus. Le boucher et à la fois shohet (abatteur rituel), fait face aux invectives des clients sur la qualité de la viande et le rationnement auquel ils sont soumis cette année. Sur le trottoir, un employé brûle au chalumeau les têtes qui peinent à noircir et semblent éprises de stupeur. J’observe la scène, seule femme et étrangère dans les lieux.

Ce souvenir, je le garde précieusement, car il marque le début d’un long travail en cours sur les communautés juives en terre d’Islam, leurs départs et reconstruction en Israël ou ailleurs en diaspora. Un travail sur la transmission intergénérationnelle et l’acculturation, la revendication des origines et l’oubli volontaire. Sépharade, Juif du Maghreb et du Moyen-Orient, mizrahi, Juif-arabe, judéo-berbère… Qui sont-ils ? Qui sommes-nous ? Nous, la jeune génération vivant à Paris, Montréal ou Jérusalem. Quelles attaches gardons-nous avec les pays d’origine, connus ou inconnus ? Ce départ des aïeux a-t-il définitivement brisé nos ancrages ? Retourner sur les lieux ? Péleriner ? Demander un passeport ? Apprendre le judéo-arabe, le pratiquer, de la Goulette à Belleville, puis à son tour l’enseigner. Danser ce qui s’impose aux sens et pleurer sur les réminiscences des goûts de l’enfance. S’inviter réciproquement à déguster un tajine, une loubia, une pkaila 4 et rire de nous, de nos cuisines, de nos récurrences maladroites comme si nous étions nés à Alger, Marrakech et Gabès. Une partie de nous demeure là-bas et nous revendiquons notre lien millénaire aux lieux, à la terre. Nous voulons revenir, inexorablement, comme atteints de nostalgie, et révéler ce que nous portons, ce que nous taisons et qui ne demande qu’à vivre.

Miléna Kartowski-Aïach

 

 

Notes:

  1. Terme utilisé en Israël pour désigner les Juifs originaires du Moyen-Orient et du Maghreb
  2. C’est la mission que s’est donnée le groupe de recherche Diarna.org
  3. Le monde yiddish, constitué par la langue, la culture et la cuisine
  4. Plat chaud typique de la cuisine judéo-tunisienne à base  de haricots et d’épinards (ndr)
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