À LA DÉCOUVERTE DE LA PLUS VIEILLE SYNAGOGUE AU CANADA :

la synagogue espagnole et portugaise

Sharon Gubbay Helfer

Sharon Gubbay Helfer

Sharon Gubbay Helfer est historienne orale et vidéo-biographe, fondatrice et responsable de l’entreprise Big Tree Life Stories 1 qui propose des (auto) biographies sous forme de vidéos. Membre au Centre d’histoire orale et de récits numérisés à Concordia, elle est également chercheure associée à l’Institut d’Études juives canadiennes à Concordia.

 

J’entre dans le foyer de la synagogue hispano-portugaise de Montréal accompagnée d’une vingtaine d’étudiants de mon cours Introduction au judaïsme à l’Université de Montréal. Pour la plupart d’entre eux, c’est leur première visite dans une synagogue et ils sont fascinés. Il est neuf heures. Les hommes qui viennent pour les prières matinales sont déjà partis depuis au moins une heure. Les grandes salles en haut où se tiendront plus tard dans la journée des réunions communautaires sur des sujets d’actualité ou des célébrations restent vides, belles, silencieuses. Mais l’espace en bas où nous nous trouvons bouillonne de vie. Comme plusieurs synagogues et églises de nos jours, cette institution loue une de ses salles à une garderie, et l’effervescence de ces petites présences se fait sentir.

Un peu plus loin, nous entrevoyons dans la beit midrash (la salle d’étude), le rabbin hazzan (chantre) Yehuda Abbitan, livres de Talmud et Torah sur la table, entouré d’un petit groupe de fidèles. Ils sont en train de discuter avec passion des questions de vérité ultime, en l’occurrence, s’il est possible que Dieu nous cache des secrets concernant la fin des temps, pour notre bien… Soudain, des cris de surprise de la part de quelques-unes des étudiantes qui découvrent une vaste série de portraits des présidents de la synagogue. Les premiers datent du XVIIIe siècle, des messieurs aux perruques poudrées, ayant l’air des temps révolus. Des Juifs ici au Québec ? À cette période ? En effet. Fondée en 1768, la synagogue espagnole et portugaise 2 est la plus vieille au Canada. À part sa richesse historique, elle renferme une grande diversité de sous-communautés dont la provenance en dit long sur l’histoire de la diaspora juive, millénaire, ainsi que sur les grands points tournants de notre ère. De plus, comme toute synagogue depuis les débuts de l’Empire romain, celle-ci réunit les trois fonctions traditionnelles de beit tefillah (maison de prière), beit midrash (maison d’étude) et beit knesset (maison de réunions communautaires). Qu’en est-il donc de cette synagogue, pareille aux autres partout dans le monde et à travers le temps, mais dont l’histoire particulière, québécoise, fait d’elle une institution assez « distincte » ?

Premiers Juifs, première communauté, première synagogue

Pendant le Régime français, les non-catholiques furent exclus par les règlements du Code noir, promulgué par Louis XIV. C’est donc aux débuts du Régime britannique qu’arrivent les premiers Juifs au Québec. Ces Juifs se risquèrent à faire le voyage transatlantique à partir de la Grande-Bretagne, ou bien sont venus des Antilles ou des colonies américaines. Tout comme les Écossais protestants qui commencèrent à arriver à la même période, certains étaient animés par l’esprit entrepreneurial. Alors qu’ils ne formaient qu’un trèsfaible pourcentage de la population (en 1831, 0,01 % du total au Canada), leurs contributions aidèrent à structurer la vie économique de la ville de Montréal, du Québec et du Canada. Aaron Hart (1724-1800), que l’on considère comme étant le père de la communauté juive du Canada, s’installe à Trois-Rivières en 1761, où il ouvre un commerce, investit dans la traite des fourrures et devient seigneur. Son fils Ezekiel Hart (1767-1843), homme d’affaires et militaire, est le premier Juif élu à la Chambre d’assemblée du Bas-Canada. Parmi les neveux d’Aaron Hart, nous trouvons les quatre frères Joseph, fils de Rachel Solomon et d’Henry Joseph, grand entrepreneur de la traite des fourrures. Tous se sont distingués par leur esprit d’entreprise et leursens civique. Abraham Joseph se présente aux électionsmunicipales de Québec. Jesse Joseph est président de la Montreal Gas Company qui devient la Montreal Light, Heat and Power Consolidated, aujourd’hui Hydro-Québec. Parmi ses autres contributions aux villes de Montréal et de Québec, Jesse Joseph est président de la Montreal Street Railway, qui devient plus tard la Montréal Tramways et par la suite la Société de transport de Montréal. Une autre famille fondatrice de la synagogue est celle des David, dont le patriarche, Lazarus David, a prêté un terrain à la communauté pour sa première synagogue. Son fils, David David, fut l’un des fondateurs de la Banque de Montréal et membre fondateur de l’organisme qui devient la Chambre de commerce de Montréal. Et ainsi de suite pour d’autres familles fondatrices, les Benjamin, Jacobs, Judah, Solomons et Hays, pour ne nommer que celles-là.

La communauté qui fut établie en 1768 par ces hommes, par leurs frères ou leur père, porta le nom de congrégation portugaise. Pourquoi portugaise ? La désignation, tout comme la modification adoptée en 1891, congrégation espagnole et portugaise, se réfère à l’une des grandes familles culturelles juives à l’intérieur du judaïsme. Il s’agit des Juifs séfarades, le mot « séfarade » voulant dire « Espagne » en hébreu. Pendant au moins 1 000 ans, des communautés juives développèrent dans la péninsule ibérique traditions, langues,coutumes, mélodies, et ce, en relation avec les différents empires et cultures qui s’y succédèrent. Expulsés de l’Espagne en 1492 par les souverains catholiques Ferdinand et Isabelle, certains de ces Juifs trouvent refuge au Portugal, avant d’être renvoyés de ce pays quelques années plus tard. La culture et les rites que portèrent ces Juifs dans les pays de leur dispersion deviennent partie intégrante de leur identité, portée avec grande fierté à cause de toute sa richesse et sa sophistication culturelle. Même si des membres de la communauté fondatrice, y compris la famille Hart, furent membres d’une des deux autres grandes familles culturelles, les ashkénazes, le prestige associé à l’identité séfarade à cette époque fut tel que la communauté préfère s’y identifier. D’où la désignation portugaise, et par la suite espagnole et portugaise.

\La ville grandit, la synagogue déménage

De 1768 à 1777, la vingtaine de personnes qui forment la congrégation portugaise se réunit dans des locaux loués. En 1777, elles érigent leur première synagogue sur la rue Notre-Dame, à l’intérieur de l’enceinte de la vieille ville fortifiée. La colonie croît assez rapidement, poursuivant son expansion vers le nord-ouest. En 1832, Moses Judah Hays, architecte et membre de la communauté, construit une deuxième synagogue pour sa congrégation. Cet édifice de fines pierres grises, à l’air classique, fut érigé rue Chenneville au nord de la rue La Gauchetière. La population juive de la ville continue d’augmenter, et la congrégation portugaise n’est plus la seule. En 1890, l’édifice de la rue Chenneville est acheté par une communauté juive roumaine, qui l’occupe jusqu’en 1929. En 1846, la congrégation portugaise fait venir de Londres un jeune rabbin. Âgé de 21 ans, Abraham de Sola est le fils du renommé révérend David Aaron de Sola. Pendant presque 40 ans de service, Abraham de Sola se fait reconnaître non seulement par sa communauté pour ses qualités d’orateur dynamique, mais également par la population montréalaise, pour ses activités en tant que professeur de langues sémitiques et orientales à l’Université McGill.

En 1882, Abraham de Sola est suivi comme rabbin par son fils, Meldola de Sola, qui préside de manière exemplaire jusqu’en 1918, marquant ainsi 72 ans de service pour le père et le fils. En 1892, la congrégation déménage dans un troisième édifice, rue Stanley, au nord de la rue Sainte-Catherine. L’architecte est Clarence I. de Sola, un autre fils du rabbin Abraham de Sola. Ce bel édifice de style judéo-égyptien sert bien la congrégation pendant plus d’un demi-siècle. C’est à contrecœur donc, en 1946, que la congrégation vend cet édifice au Collège Sir George Williams. Elle se trouveappauvrie par les années de la crise et par la guerre. Après une courte pause, la communauté décide d’aller de l’avant et de quitter le centre-ville. Le 13 septembre 1947, elle célèbre un premier office dans un nouveau bâtiment moderne et multifonctionnel, situé à proximité des quartiers résidentiels en construction dans le nord-ouest, dans le quartier Côte-des-Neiges, près de Snowdon. Ce déménagement s’avère prévoyant. Au cours des décennies suivantes, une grande partie de la communauté juive suit. Toutefois, la synagogue connaîtra des moments difficiles à cet endroit avant de renaître de manière quasi miraculeuse à partir des années 1970.

Séfarade? Ashkénaze? Mizrachi ?… une évolution quasi miraculeuse

Malgré son nom, changé en 1890 pour The Corporation of Spanish and Portuguese Jews, Shearith Israël, la composition de la congrégation cesse d’être à majorité séfarade dès 1860. Les nouveaux membres sont de provenance ashkénaze, cette autre grande famille culturelle qui a évolué pendant plus de 1 000 années en Europe, en France, en Allemagne, en Pologne et dans l’ancienne Union soviétique. La langue des ashkénazes, le yiddish, ainsi que leurs coutumes alimentaires et vestimentaires, leurs chants et leurs mélodies de prière portent l’empreinte des cultures chrétiennes avoisinantes. Ces éléments culturels diffèrent ainsi des séfarades, dont l’évolution largement à l’intérieur des empires musulmans a légué des couleurs bien différentes.

Les nouveaux membres ashkénazes de la synagogue ressemblent aux séfarades en faisant partie de la bourgeoisie. Cette communauté n’a jamais été celle des pauvres, comme l’étaient les petites synagogues autour du boulevard Saint-Laurent à partir des années 1850, qui desservaient les immigrants juifs venus sans le sou de l’Europe de l’Est. Toutefois, le fait d’être une communauté presque exclusivement ashkénaze pratiquant le rite séfarade apporte une certaine confusion identitaire. La fidélité à ses racines et la fierté qui s’y associe vont à l’encontre des habitudes de la majorité. C’est en 1970 que le jeune Howard Joseph arrive de Schenectady, dans l’État de New York, pour travailler aux côtés du très respecté rabbin Solomon Frank et pour prendre la relève comme rabbin à la synagogue espagnole et portugaise. Sous sa présidence, le nombre de familles membres de la synagogue passe de 330 à 700. Cette croissance fulgurante est due en grande partie à la vision du rabbin Joseph, conscient de l’importance d’accueillir de nouveaux immigrants juifs issus de différents pays arabes.

La raison de ces immigrations remonte aux retombées politiques de la création de l’État d’Israël en 1948. Cet événement ainsi que les nouveaux nationalismes à la même période dans les pays arabes ont  forcé les Juifs à fuir l’Iraq, l’Égypte, le Maroc et plus tard le Liban. Les communautés juives de ces pays étaient millénaires. Les Juifs de Bagdad y comptaient 2 500 années de présence. Chaque groupe est arrivé au Québec avec des rites colorés d’une culture propre, avec ses propres mélodies et variations. À Montréal, ils se sont regroupés pour prier entre eux. Le rabbin Joseph apprécia profondément l’attachement de ces groupes à leurs coutumes. Ainsi, il a ouvert les portes de sa synagogue pour les inviter à entrer, en leur offrant la possibilité de garder leurs rites. Les Irakiens, les Marocains et les Libanais ont leurs propres salles de prière lors des grandes fêtes de Roch Hashana et Yom Kippour. Toutes ces sous-communautés sont séfarades ou mizrachis (orientales). Un grand apport des communautés marocaine et libanaise fut leur préférence pour la langue française, ce qui fait que cette langue est sur un pied d’égalité avec l’anglais parlé dans la synagogue qui a des racines britanniques. On a aussi accordé une salle de prière à une communauté ashkénaze, formée de sept petites synagogues qui étaient à l’origine celles des immigrants pauvres venus de l’Europe de l’Est, une des seules ethnies du paysage juif montréalais qui manquait ! Dans la vision du rabbin Joseph, il y a de la place pour toutes ces cultures sous la grande tente de l’orthodoxie moderne. Malgré les différentes coutumes, tous respectent les commandements de la même loi juive.

À l’heure actuelle

Notre matinée de visites à la synagogue se termine par une séance de questions-réponses avec le rabbin. S’attendant à se trouver face à un vieux monsieur avec des cheveux grisonnants et des boudins, les étudiants s’étonnent de voir cet homme qui arrive avec quelques minutes de retard, un peu essoufflé, casque de bicyclette à la main. Né en Israël, élevé à Winnipeg, le rabbin Schachar Orenstein compte des racines séfarades parmi ses ancêtres ashkénazes. Orenstein incarne la relève orthodoxe moderne. Il leur parle de Teva Québec 3, l’alliance juive pour l’environnement au Québec, qu’il a fondée. Il répond également avec simplicité et franchise à toutes les questions des étudiants, allant de la perspective juive sur le Messie, à sa fête juive favorite et au sort des Palestiniens. Il partage aussi ses soucis concernant l’intention du gouvernement d’interdire toute formed’enseignement religieux dans les centres de la petite enfance et les garderies subventionnées. C’est surtout les implications pour la capacité de transmettre le judaïsme à la prochaine génération qui l’inquiète. Nos échanges sont accompagnés d’une musique joyeuse, mais persistante, qui nous vient de la salle d’à côté. De petites voix s’élèvent au son d’une guitare. C’est Moshe Scodnick, Mr. Music, qui visite les enfants de la garderie. Nous apprenons par la suite que Mr. Music et le rabbin Orenstein viennent de faire un CD pour enfants avec des chansons en hébreu et en français, Bonjour mes amis. Contributions, défis, négociations, la vie de cette vénérable institution continue d’évoluer au sein d’un Québec en mouvement.

Sharon Gubbay Helfer

Cet article est paru dans
la Revue Cap-aux-Diamants, n° 105,
« Une réalité méconnue.Les Juifs au Québec », p.15-19.

 
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