Une intégration réussie ou une communauté désintégrée?

Nous reproduisons ci-dessous des extraits de l’article de l’auteure Dr Esther Benaïm-Ouaknine, Sociolgue et professeur à l’Université de Montréal.
paru dans l’ouvrage « Juifs du Maroc. Identité et dialogue. » Édition La pensée sauvage, Grenoble 1980. (Pages 359-370).

Du vécu au mythe

Que savait-on du Québec dans le Maroc des années 1950 ? Peu de choses : qu’il se situait au nord des États-Unis (mieux connus, quant à eux), qu’il y faisait froid et, à la rigueur, qu’on y parlait français). Ce que tout le monde savait, en revanche, c’est que le Québec se trouvait au Canada et que le Canada c’était déjà l’Amérique : immense, généreuse et opulente, où richesse et liberté sont le lot de tous et de chacun ! Pays-continent aux inépuisables promesses ; autre grand mythe, auquel ont cru tant de générations d’immigrants ?

Or, les États-Unis des années 1950 avaient fermé leurs portes alors que le Canada les maintenait bien larges, il était donc facile d’y immigrer, du Maroc comme d’ailleurs. Les Juifs marocains vinrent donc au Canada et comme ils parlaient français plutôt qu’anglais, ils choisirent le Québec. La majorité, immigrée dans les années 1960, avait fait un choix plus conscient. Elle optait délibérément pour Montréal, métropole francophone et commerciale du Canada.
Ils ne pouvaient pas se douter qu’il y aurait méprise : venus au Canada dans une société pluraliste où le « melting pot » devait, dans leur esprit, avoir les mêmes effets bénéfiques qu’aux États-Unis, les voici au Québec dans une province, dont l’éveil de son identité ne devait commencer réellement que vingt ans plus tard au moment même où cette génération d’immigrants croyait s’être insérée dans la quiétude et l’oubli. La terre de promesses pouvait-elle à nouveau devenir un symbole d’inquiétude ?

Du mythe à l’analyse

La perception et les attentes de l’immigrant correspondent rarement à la réalité. Les Juifs marocains immigrés au Canada ont donc dû se forger une nouvelle vie, faite de réajustements et d’adaptations diverses. Dans la plus grande ville francophone, la connaissance de l’anglais s’avérait primordiale ; dans cette métropole d’abondance, l’instabilité des emplois et l’absence d’un système social pour les travailleurs, faisaient déchanter. Dans ce pays libre, enfin être juif n’était pas chose commode : « Pour les Juifs anglais, nous n’étions pas juifs, pour les chrétiens, rigoureusement chauvins à l’époque, nous étions juifs… » constate une personne interrogée.

Vingt années passent qui leur permettent de connaître leur nouveau milieu, mais aussi de s’y inscrire. La société nord-américaine, dans laquelle ils voulaient s’insérer, leur offrait les moyens de maintenir et d’améliorer le statut social et économique qui était déjà le leur au Maroc.

Identité collective

En 1969-1970, de jeunes responsables communautaires, qui avaient perçu cet attachement indicible à une manière d’être, se sont exercé à lui donner une forme concrète (et de ce fait, reproduisaient le modèle de la communauté anglaise), en comblant le vide entre les deux lignes de force assimilatrices. Ils avaient compris que la volonté du groupe de perdurer dans sa spécificité et de préserver ainsi l’équilibre culturel originel résidait dans la combinaison de ses allégeances : la judéité demeurait le noyau de sa personnalité ; la sépharadité lui octroyait le sens communautaire ; la francité lui donnait les moyens de se reconnaître dans son environnement social.

La communauté sépharade du Québec fut alors fondée et son action porta sur la création ou le renforcement du système scolaire (fondation de la première et seule école juive de langue française, école Maimonide) ; d’un réseau d’activités socio-récréatives à la suite de la réorganisation du centre communautaire juif ; d’un rabbinat qui devait regrouper les différentes synagogues existantes et satisfaire aux exigences d’ordre spirituel et religieux. Parallèlement, la Fédération sépharade canadienne participait, à l’échelle nationale, au mouvement d’éveil des Sépharades du monde et aux actions de solidarité avec ceux-ci.
Les conséquences d’une telle action communautaire sont désormais visibles :

  • Dans le milieu juif anglophone, l’apport culturel sépharade et un judaïsme francophone dans une Province où le français reprenait ses lettres de noblesse, étaient alors perçus comme un enrichissement ;
  • Dans la société québécoise, la présence de cette communauté a sensiblement modifié l’image du juif, qui n’était pas dénuée de préjugés ; les Québécois découvraient une judéité nouvelle et somme toute moins étrangère .
  • Enfin, les Juifs marocains accédaient, par leur francophonie, à certains milieux officiels (éducation nationale, professions libérales, administration provinciale) et ils étaient reconnus indispensables, par leur différence culturelle, dans les organismes juifs comme l’A.J.C.S., le Congrès juif ou, plus récemment, le Conseil des Fédérations juives nord-américaines.

Dans cette tentative de synthèse entre les différents éléments de leur passé, ils redonnent un sens à leur existence juive et ouvrent une phase nouvelle de leur histoire.

Au plan culturel, un formidable retour aux sources s’est opéré. Ils reconnaissent la richesse de la terre arabe et historique et recréent dans leur vie familiale les structures qui régissaient leur mode de vie au Maroc. Cessant de mettre en avant ce que leur différence avait de plus ostensible (son folklore ou l’âge d’or de l’Andalousie musulmane), ils optent désormais pour l’affirmation de soi et regardent leur culture d’origine avec étonnement. Au sein de la communauté, se manifestent des signes de renouveau : sous l’égide d’universitaires de plus en plus nombreux, institutions et enseignements juifs sont revalorisés ; par ailleurs, manifestations culturelles, contributions artistiques et vocations d’érudition laissent présager que la communauté du Québec s’inscrira dans le cadre de la renaissance actuelle du judaïsme maghrébin.

Au plan politique et institutionnel : il se développe par-delà les frontières une forme de solidarité qui rattache les Juifs marocains à leurs autres frères d’Israël. Cette solidarité n’est pas seulement conceptuelle, elle s’inscrit dans les différents projets de renouveau et de réhabilitation des collectivités défavorisées d’Israël. Ils ont désormais trouvé une voie dans le cheminement et l’éveil d’une judéité trop longtemps méconnue et souvent dépréciée.

Par sa forte personnalité, son intégration économique et son insertion politique dans des organismes solides, la communauté sépharade du Canada est assurée d’une évolution dynamique et de pouvoir conduire des actions importantes. Si les discordes internes qui surgissent périodiquement et qui ont pris très récemment la forme d’une situation conflictuelle entre religieux et laïcs, sont résolues, la désintégration qui pouvait résulter de la multiplicité des allégeances de la communauté, pourrait faire place à une réussite originale.

En quittant le Maroc, le Juif ne perdait pas seulement un climat et une histoire, mais les assises d’une vie globale inscrite dans la structure religieuse et familiale. En ayant fait l’apprentissage de l’émiettement européen, le Juif marocain a aujourd’hui une conscience lucide de tout ce qu’il était, parce qu’il a une conscience historique de ce qu’il a perdu. En ayant rassemblé les facettes de son identité, il a rejoint la philosophie pluraliste et fondamentale du pays qui est devenu le sien. Et c’est ce parcours qui lui permet d’interroger le réel.

Dr Esther Benaïm-Ouaknine

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