L’identité musicale des Sépharades
Nous ressentons un sentiment de bien-être intérieur quand nous chantons ou écoutons de la musique liée à notre héritage musical. Elle nous fait vibrer parce qu’elle est associée à notre enfance, ou à des moments qui se sont gravés dans notre mémoire collective.

L’ethnomusicologue français, Yves Defrance1L’article en question traite des identités musicales et fut publié à Genève en 2007 dans la revue « Cahiers d’ethnomusicologie »., a distingué deux catégories d’identité musicale : l’identité personnelle et l’identité de groupe. L’identité personnelle est rivée à un grand nombre de paramètres : (sexe, âge, position sociale, environnement familiale et d’autres). Cette identité se construit tout au long de notre vie dès l’enfance, et évolue en fonction de notre personnalité, notre apprentissage, notre éducation, notre monde émotionnel, et nos valeurs esthétiques. Cette identité musicale varie chez chacun d’entre nous.
La deuxième catégorie d’identité musicale, est celle d’un groupe, qui peut opérer dans un clan, une tribu, au sein d’une communauté, d’une religion. Elle fait l’objet de mon article : l’identité musicale d’un groupe, en l’occurrence de la communauté sépharade de Montréal, laquelle se réfère au même système esthétique,
et au même monde sonore.
- Ce monde sonore se compose des catégories musicales suivantes :
- La musique liturgique associée à la religion
- La musique paraliturgique associée à la religion et aux cérémonies religieuses (différents piyutim c’est-à-dire des poèmes à caractère religieux chantés au cours de diverses cérémonies familiales et fêtes du calendrier liturgique.)
- La musique judéo espagnole (Romanceros) associée aux événements d’ordre social et religieux
- La musique de concert qui est composée essentiellement de la musique andalouse et de Romanceros
Toutes ces différentes catégories de musique sont définitivement liées à notre héritage musical et font partie de notre identité de groupe.
En écrivant ces lignes je pense notamment à plusieurs moments que nous vivons ensemble, et où l’émotion est palpable : À Rosh Hashana, nouvel an juif, à l’heure de la sonnerie du shofar, ou encore quand la pièce liturgique « Et Shaare Ratson2Ce poème liturgique fut écrit par Rabbi Yehuda Ben Shmuel Iben Abbas qui a vécu 12ème siècle.» est chantée par toute la congrégation. Je vous rappelle que ce texte évoque d’une manière magistrale la « Akedat Itshak » (l’épisode biblique de la ligature d’Isaac). Je voudrais mentionner également le moment de la Ne’ila, de la prière finale à Kippour, au cours de laquelle ou la pièce liturgique « E-L Nora Alila3Piyut écrit par Rabbi Moshe Ibn Ezra qui a vécu au 11ème siècle. » est entamée par tous les membres.
Un autre genre d’émotion est celui ou le rabbin interprète en cantillation biblique les dix commandements durant la fête de Shavuot. Toute l’assemblée, se tenant debout, suit chaque mot de ce texte.
Dans un autre registre, j’évoquerai aussi les lamentions chantées à l’unisson le jour de jeûne du 9 Av, comme par exemple la lamentation « Bore Ad Ana4Seul le prénom du poète est connu, Binyamin, il apparait en acrostiche. Cette lamentation est chantée dans toutes les communautés de rite Sépharade, il est donc probable que le poète soit originaire d’Espagne.». Tous les membres de la Synagogue, assis par terre, et chantent dans une salle peu éclairée. L’émotion de tristesse contribue aussi à renforcer l’identité musicale du groupe en question.
J’arrive inévitablement à la conclusion que plus la communauté participe activement à son héritage musical, et plus le degré de son identité musicale — en tant que groupe — sera ressentie avec une grande intensité.
En assistant à un concert de musique andalouse, ou à un concert de chant en judéo espagnol, de quoi s’agit-il exactement ?L’identité musicale du groupe passe par les événements historiques vécus ensemble, et par le pays de résidence dans lequel nous avons vécu, notamment l’Espagne et le Maroc, ou d’une manière générale, les pays d’Afrique du Nord. Bien que pour un grand nombre d’entre nous, l’Espagne soit quelque chose de mystique et lointain, il demeure un attachement émotionnel, difficile à décrire. C’est la raison pour laquelle ces mélodies nous font vibrer, même si on ne comprend pas toujours leur contenu thématique.
Le besoin d’identité se caractérise par le besoin de se distinguer de l’autre. C’est ce qui arriva notamment en Israël. Les Juifs marocains éprouvaient fortement le besoin de se distinguer des autres par le biais musical. Ils ont donc créé un orchestre pour valoriser la musique et le chant andalou, notamment les chants des piyutim. La création de l’orchestre andalou à Ashdod en 1994, a bouleversé toutes les données de la musique israélienne, et a contribué à son enrichissement. Son grand exploit, c’est d’avoir réussi à rendre le chant des piyutim et la musique andalouse comme une parcelle intégrante de la musique israélienne.
Son second exploit est le fait que cet orchestre est composé à la fois de musiciens qui lisent la musique, et d’autres qui jouent uniquement à l’oreille ce qui se transmettait d’une génération à une autre. L’interaction sociale et musicale entre les deux groupes issus de différents pays et cultures, fut très fructueuse. En me mettant à la place du chef d’orchestre, je me demande comment fait-il durant les répétitions ? Il s’adresse à deux cultures différentes, et le point de référence de chaque groupe est distinct. Pourtant, ce miracle a lieu et l’orchestre arrive à fonctionner à merveille.
C’est pour toutes ces raisons que le prix d’Israël leur fut discerné en 2006.
En consultant la programmation de l’orchestre, on constate qu’il y eut avec les années quelques changements. Au tout début, la vocation de l’orchestre était, semble-t-il, d’accompagner des chanteurs de piyutim c’est à dire des paytanim comme le rabbin Hayim Louk, Emile Zrihen, et d’autres, pour faire renaître ce répertoire de musique andalouse. Mais avec le temps l’orchestre a diversifié son répertoire et a accueilli aussi de nombreux chanteurs et chanteuses d’Israël et d’ailleurs, ainsi que divers groupes musicaux aux différents styles.
Quel est le public de cet orchestre andalou? Des milliers de personnes qui vivent dans les différentes villes d’Israël, mais aussi les écoliers de tout âge, allant de la maternelle aux écoles élémentaires et secondaires. Le rayonnement de l’orchestre andalou de Ashdod fut tel, que dans plusieurs villes d’Israël, des orchestres andalous ont vu le jour et fonctionnent sur ce même modèle. Cet orchestre se déplace en Israël et à l’étranger, en y apportant son parfum unique.
À Montréal, nous sommes tombés sous son charme durant leur visite qui eut lieu en juillet 2006. Mais nous n’étions pas en mesure de poursuivre cette voie, en créant ici un orchestre similaire sans doute par manque de recrues qualifiées ou à cause d’impératifs budgétaires.
Heureusement toutefois qu’à Montréal, les écoles juives francophones, Maimonide et Yavné, assurent la transmission de ce répertoire traditionnel, qui inclut la liturgie des fêtes, les piyutim, la lecture à la manière sépharade de la Haggadah de Pessah. Tout cet apprentissage fait partie du programme des Études Juives.
Radio Shalom aussi a le mérite de diffuser sur les ondes la musique traditionnelle de source judéo marocaine, judéo espagnole et andalouse.
Quant aux concerts de piyutim, il semblerait qu’il y ait une certaine lassitude puisque que ces dernières années le public n’a pas manifesté le même engouement qu’autrefois.
Cependant, dans toutes les cultures on remarque cet effort afin de promouvoir la musique de tradition orale, même chez les grands musiciens. Pour illustrer mes propos je vous donne l’exemple du grand violoncelliste espagnol, de Catalogne, Pablo Casals5Pablo Casals était également chef d’orchestre et compositeur, décédé en 1973., qui ouvrait chaque concert par une chanson catalane, « Le chant des oiseaux », par amour au répertoire traditionnel qu’il chérissait tant.
J’espère que notre communauté continuera à oeuvrer à la promotion de notre identité musicale de groupe, car elle est indispensable à notre sentiment «d’être Sépharade ».
Dina Sabbah, Ph.D
Musicologue
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