L’art musical andalou
Une identité pérenne et florissante à Montréal
Autour de 1490, « une légende qui ne manque pas d’une certaine saveur dit que lorsque les Espagnols avaient commencé leur attaque contre Grenade, l’un des habitants, entrant chez lui tout effaré, demanda à sa femme d’aller lui chercher son fusil. Le voyant si bouleversé, celle-ci lui demanda la raison : « L’ennemi est à nos portes ! » s’était-il écrié. – « Tu m’as fait peur, lui répondit sa femme ; j’ai pensé un moment que tu avais rompu les cordes de ton luth. » 1
Éléments de contexte historique
Les historiens soutiennent que l’Andalousie médiévale représente le précurseur principal de la renaissance européenne et que sans l’Andalousie, le monde ne serait pas devenu tel qu’on le connaît aujourd’hui. Des avancées marquées de nature technologique, commerciale, architecturale et culturelle ont vu le jour sur le sol andalou. En effet, depuis l’occupation de la péninsule Ibérique par les phéniciens (1000 av. J.-C.), par les Wisigoths (4e siècle A.D.), puis par les musulmans (8e siècle), jusqu’à la chute de Grenade en 1492, le terme qui décrirait le mieux cette civilisation composée de peuples d’ethnies diverses est la convivencia (qui pourrait se traduire par cohabitation et harmonie transreligieuses). Chaque peuple a apporté, à sa façon, sa touche culturelle à cette civilisation, devenue commune et collective.
Certes, l’époque finale (du 8e au 15e siècle) n’a pas manqué de périodes de crises, mais la cohabitation et les enrichissements mutuels sont les qualificatifs sur lesquels beaucoup d’historiens s’accordent pour désigner le mode de vie social qui régnait entre ces Andalous. Il en résulte la création d’une identité andalouse dont les prolongements sont présents jusqu’à nos jours partout au pourtour méditerranéen, surtout au Maghreb. Pourtant, les frontières géographique dessinées par la Méditerranée ont toujours été jusqu’à une certaine mesure restrictives puisque la culture andalouse s’étend là où les descendants maures et sépharades s’établissent. Ainsi, les aspects culturels, représentés notamment par le style de vie et par la musique andalouse sont demeurés vivants jusqu’à nos jours.
Après ce bref aperçu historique qui trace les grandes lignes des principales sources de la musique andalouse, la question à laquelle cet écrit tente de répondre se décline en deux volets : l’évolution de cet art auprès des communautés juive et musulmane et son état à l’heure actuelle à Montréal.
La musique andalouse, un héritage commun
Actuellement, aussi bien les Chrétiens espagnols, les Séfarades d’Israël ou de l’Amérique du Nord, que les Musulmans maghrébins s’identifient, avec raison d’ailleurs, comme étant des héritiers de cet art musical élaboré par leurs ancêtres qui vivaient sur la péninsule Ibérique pendant des siècles. La musique andalouse ne s’écrivait pas, elle a toujours été basée sur l’oralité, c’est-à-dire apprise par les disciples en côtoyant les maîtres. Sa maîtrise requiert des conditions strictes et un cheminement ardu. D’abord, de par sa vastitude, il faut en apprendre le maximum. De plus, respecter les maîtres et les façons traditionnelles de l’exécution de cette musique, assimiler ses normes littéraires ; et, avec la pratique constante, maîtriser l’essence de ses règles mélodiques qui diffèrent selon le style. Ce dernier peut être classé globalement en trois catégories : l’Andalou marocain, le gharnati algérien et le malouf tunisien et libyen. Ainsi, pendant plusieurs siècles, la musique andalouse est restée un art oral, jusqu’au début du 20e siècle quand le musicologue français Jules Rouanet et le musicien Edmond-Nathan Yafil (mort en 1928) ont transcrit en notation moderne une grande partie de la musique andalouse algérienne dans le seul but de la sauver de l’oubli. Parallèlement au Maroc, 6 des 11 noubas (chapitres) de la musique andalouse marocaine ont récemment été transcrites par des musiciens
et des musicologues. Les paroles de cette musique sont certes en arabe, une langue que les Juifs et les Musulmans maîtrisaient sans difficulté au temps de l’Andalousie et continue de l’être au Maghreb, mais des traductions et des créations de paroles quasi complètes de ces textes en hébreu existent aussi.
La musique andalouse et la religion
On ne peut pas parler de la musique andalouse sans souligner l’importance que cette musique a jouée dans le façonnement des cérémonies religieuses juives et musulmanes. En un mot, les chants religieux de la synagogue et de la mosquée sont en grande majorité basés sur les structures mélodiques andalouses. Le judaïsme marocain a adopté les mélodies andalouses aux cérémonies religieuses et au chant des Piyoutim (poèmes liturgiques juifs). Parallèlement, à la mosquée et à la Zaouïa 2maghrébines, les bases mélodiques de la récitation du Qoran et du samaâ 3 sont andalouses dans leur essence. L’explication est bien simple : ces adaptations remontent à l’époque de l’Andalousie où les concepteurs, les connaisseurs et les adeptes de l’art andalou étaient de grands religieux.
À Montréal, depuis quelques décennies jusqu’à nos jours
Depuis quelques décennies, des musiciens montréalais, à leur tête Samy al-Maghribi, ont pratiqué et promu cet art. Les soirées de différentes natures consistaient à chanter des morceaux de musique tirés des deux styles de la musique andalouse, algérien et marocain et des styles dérivés de ces deux musiques, connus au Maroc sous le nom de « Chgouri » et en Algérie sous le nom de « Chaâbi ». Sans oublier les manifestations artistiques à connotation andalouse, animées par d’autres musiciens comme le célèbre Haim Louk lors de leurs passages, notamment à Montréal. Ces musiciens n’ont fait que suivre les traces de leurs ancêtres qui ont su préserver jalousement cet art ancestral. À titre d’exemple, les deux grands poètes, Ibn Ezra de Grenade (1055 – 1138) auteur de plusieurs livres dont le « livre de la conversation et de la délibération » écrit en langue arabe et Ibn Sahl al-Israeliy de Séville (1212 – 1251), les deux ont composé de nombreux poèmes chantés en musique andalouse, notamment les poèmes d’Ibn Sahl dans la ‘Nouba de qoddam Rasd’, un chapitre musical bien convoité par les mélomanes. Au 16e siècle, Âllal al-Batla al-fassi (m. 1553, Maroc) a été l’un des derniers à partir du Maroc pour passer un long séjour en Andalousie, période durant laquelle il a élaboré toute la nouba d’al-Istihlal. Pendant les derniers siècles, mentionnons la contribution substantielle de Rabbi David Bouzaglo (1903 – 1975) aux pyoutim, les travaux des derniers grands maîtres el-Brihi (1877 – 1944) et el-Mtiri (1876 – 1946) qui ont, à leur tour, passé le flambeau aux fondateurs des quatre grandes écoles marocaines, celle de Fès, représentée par Abdelkrim Rais (1912 – 1996), celle de Tétouan (Ben Larbi Temtamani : 1918 – 2001), de Tanger (Ahmed Zaytouni : 1929 – ) et celle de Rabat (Ahmed Loukili : 1909 – 1988), le fondateur de l’orchestre de la radiotélévision marocaine. À l’heure actuelle, la musique andalouse connaît au Maroc et en Algérie un essor remarquable par l’entremise de nombreuses associations qui pratiquent cet art lors des festivals internationaux de musique.
En 1998, l’orchestre andalou de Montréal fut fondé par des musiciens et mélomanes juifs et musulmans. Il a existé pendant trois ans pour reprendre ses activités en 2011 sous le nom de l’Association Soleil de l’Andalousie de Montréal (ASAM). Parallèlement, un groupe de musiciens algériens a commencé en 2008 des répétitions amicales pour fonder de façon officielle en 2010 l’Association des Amis de la Musique Andalouse à Montréal (AMAM). Ces deux associations ont pour principale mission le partage et l’enseignement de cet art et sa promotion en Amérique du Nord. Elles pérennisent la tradition par l’entremise de soirées bien convoitées par les deux communautés musulmane et sépharade montréalaises. Comme on dit, l’histoire se répète. Ces deux orchestres sont composés de membres des deux confessions et qui s’identifient pleinement dans cet art comme le leur. Encore une fois, l’identité andalouse est bien présente en chacun des membres et constitue la plateforme commune à la réussite de cette ramification nord-américaine de l’entreprise andalouse. Avec ces deux organismes à vocations culturelle et artistique, et par l’entremise de leurs activités soutenues, la musique andalouse connaît un renouveau marqué à Montréal et représente un succès qui s’annonce durable.
Khalil Moqadem
Directeur artistique de l’Association Soleil de l’Andalousie de Montréal
Notes:
- Abbou, I. D. (1953). Musulmans andalous et judéo-espagnols. Casablanca : Antar, p.69. ↩
- Terme employé pour désigner le coin d’un espace. Il s’agit d’un centre spirituel, généralement attenant à la mosquée où des adeptes qui partagent les mêmes convictions religieuses se rencontrent pour prier, s’instruire sur la religion et pratiquer des chants soufis, parfois accompagnés de quelques instruments, chose interdite dans la mosquée. ↩
- Chant religieux. ↩
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