Les Juifs sépharades de Montréal: l’Association Sépharade Francophone et le début de l’École Maimonide

Dr. Jean-Claude Lasry

Dr. Jean-Claude Lasry

Dr Jean-Claude Lasry nous livre, dans ce témoignage que nous avons sollicité, les débuts institutionnels de la Communauté sépharade à Montréal. Dans ce texte dont nous publions de larges extraits, il raconte les différentes étapes de l’Association Sépharade Francophone et le début de l’École Maimonide. 1

Nous étions la deuxième famille juive d’Afrique du Nord à émigrer au Canada : mon père, mon frère et moi sommes arrivés à Montréal, le 24 janvier 1957, en plein hiver.

Devant le gouffre qui sépare les immigrants juifs nord-africains des autres montréalais (juifs anglophones et québécois de souche), tant par la culture que par la langue ou la religion, la nécessité de nous regrouper devint impérieuse. Dès 1959, une Association Juive Nord-Africaine est créée, dont Baruk Aziza devient le président. Le comité rencontre le Dr Kage, directeur général de la JIAS (Jewish Immigrant Aid Society), qui offre son aide en détachant un employé pour faciliter l’organisation d’activités socio-récréatives : sorties, bals, pique-niques… Ainsi, le lendemain de la Mimouna, à la fin de la fête de Pessah (17 mai), trois autobus pleins emportent près de 200 personnes pour une sortie au Lac Lafontaine, dans les Laurentides, par un soleil d’été. La veille, le comité avait tenu un bal pour la clôture de la Semaine de la Citoyenneté, sous le patronage du juge René Deguire, président de la Cour de la Citoyenneté de Montréal. Le Canadian Jewish Chronicle rapporte la présence de plus de 250 nouveaux arrivés d’Afrique du Nord (3/07/1959).

Les réunions de l’association se tiennent au Y Davis, sur la rue Mont-Royal, au coin Esplanade. En 1961, l’association change de nom pour devenir le Groupement Juif Nord-Africain, dont Ralph Lallouz assume la présidence. Le rapport moral et financier des années 1960-1961 souligne diverses activités réunissant de 150 à 400 personnes : bal sous la présidence d’honneur du consul d’Israël de l’époque, M. Pinhas Elias ; distribution de jouets lors d’une fête enfantine pour Hanoucah ; soirées dansantes ; bal de fin d’année…

Le vice-président du Congrès Juif Canadien, Saul Hayes, invite le comité exécutif du Groupement à une rencontre, qui conduit à l’accréditation de l’organisme et à la délégation de 4 représentants à l’Assemblée triennale du Congrès, qui eut lieu en juin 1962 à Toronto. Le nouveau président du groupement, Pinhas Ibghy, élu en juillet, doit affronter les problèmes rencontrés au niveau de l’éducation des enfants qui ont été obligés « d’interrompre leurs études françaises pour adopter une éducation purement anglaise. » Un mémoire est présenté au Congrès Juif Canadien déplorant l’absence « d’action visant à l’intégration de notre groupement au sein de la communauté [juive] ». Au plan religieux, le mémoire souligne le coût de l’éducation dans les écoles juives, impossible à soutenir pour de nouveaux immigrants. À la fin du mandat du président, une certaine lassitude et l’absence d’un Comité des Élections font que les activités du Groupement Juif Nord-Africain cessent.

Le ferment du regroupement reprend à l’automne 1964. Une commission de travail convoque une assemblée générale le 29 novembre, en réponse à un article paru dans Dimanche Matin, où le directeur de la JIAS, Dr Kage, affirmait : « Ces immigrants de langue française… veulent à tout prix conserver leurs traditions, et c’est un des problèmes de la Communauté Juive de Montréal ». Cette même commission organise un bal de fin d’année qui accueille plus de 700 personnes dans la salle de fêtes d’une synagogue à Outremont. En février 1965, la Congrégation des Juifs de Langue Française élit un Comité Directeur, qui choisit l’un de ses membres comme président, Guy Teboul. Ce dernier s’adresse directement au Congrès Juif Canadien, en assemblée plénière triennale à Montréal, ce qui mécontente profondément le directeur de la JIAS, habitué à agir comme représentant de notre communauté. Le Dr Kage convoque alors d’anciens membres de l’Association Juive Nord-Africaine et du Groupement des Juifs Nord-Africains à une réunion du Comité directeur de la Congrégation, qui tourne alors au scrutin. André Amiel est élu président d’une nouvelle organisation, la Fédération Sépharade de Langue Française.

Lors des fêtes solennelles, en octobre 1965, le président souligne l’augmentation marquée des immigrants nord-africains, qui à cette époque sont pratiquement tous de religion juive (étude de Berman, 1970). Sur le conseil de son avocat, la Fédération, qui cherche à se doter d’une charte provinciale, change de nom, en mai 1966 : l’Association Sépharade Francophone, (ASF) dont l’objectif est de regrouper les Juifs immigrants d’Afrique du Nord parlant français.

À partir de ce moment, la structuration de la communauté sépharade est établie et va évoluer avec le temps, en fonction de la communauté elle-même. À cette époque, diverses synagogues sont actives, notamment dans Côte-des-Neiges, mais aussi à Ville St-Laurent et à Chomedey. En attendant la création de la grande synagogue sépharade, cet impossible rêve souhaité depuis les premiers jours, des contacts sont entrepris avec la Spanish and Portuguese Synagogue, de rite sépharade mais de clientèle achkénaze vieillissante. Un statut de membre associé est négocié permettant d’assister aux offices réguliers, aux assemblées générales avec droit de parole mais sans droit de vote, et de bénéficier des droits de sépulture.

En décembre 1967, lors de l’assemblée générale de l’ASF, tenue à la Spanish, un nouveau conseil d’administration est élu (incluant le soussigné) qui élit, à sa première réunion, Elias Malka comme président. Une ère nouvelle débute propulsée par l’énergie, le dynamisme et l’audace de M. Malka. Un mémoire est présenté à l’organisme fédérateur des services communautaires juifs, the Allied Jewish Community Services (AJCS) en 1968. L’introduction, de

Salomon Benbaruk, explicite le changement de nom :

« … Nous sommes et resterons Francophones, nous sommes et resterons Sépharades, dans le cadre d’une simple association ethnique ; de plus, nous sommes et resterons Juifs, liés de façon indissoluble à notre seule et unique communauté juive. »

Deux conséquences suivirent le mémoire : la création d’un Département Francophone à l’AJCS (qui dura deux ans) dont le responsable fut Haim Hazan, et l’engagement d’un professionnel francophone au YMHA pour s’occuper de la jeunesse sépharade. À la suite de plusieurs réunions avec professionnels et bénévoles du Y, James Dahan fut engagé, pour devenir rapidement le directeur du Département Francophone du Y. Son équipe de chefs scouts, le « District », encadrait des activités de type scout des jeunes de 8 à 20 ans. Une chorale naquit au sein de l’équipe des chefs ; fondée et dirigée par Solly Lévy, la chorale Kinor prit vite de l’expansion jusqu’à compter une cinquantaine de choristes. Lors de son 4e gala annuel, le ministre Dr Victor Goldbloom déclare :« … nous sommes fiers de vous et de la richesse que vous avez apportée au Québec. »

En 1967, Montréal accueillait l’Exposition Universelle « Terre des Hommes » où 70 nations arboraient leurs cultures et leurs savoir-faire. La Communauté juive de Montréal y présentait aussi son pavillon, où la chorale Kinor allait donner un récital. Lors d’une répétition, un incident malheureux révéla l’hostilité marquée de certains dirigeants de la communauté ashkénaze, lorsque l’un d’eux, croyant nous insulter, interpella le maitre de chœur en le traitant d’arabe. Cependant, la plupart des organisations juives de Montréal (JIAS, Baron de Hirsch, Congrès Juif, Jewish Vocational Services…) cherchaient à trouver des sépharades pour leur conseil d’administration.

Les premières réunions de l’ASF avaient souvent lieu au restaurant Brown Derby, dans le Centre d’achats Van Horne, puis au domicile de la secrétaire (bénévole comme tous les autres), Mme Denise Elofer. Grâce au président Malka, un grand espace fut loué en 1969, sur la rue Lucerne, qui devint le siège social ; ce lieu accueillit pendant un an, la première classe maternelle de l’école. À la suite de négociations avec AJCS, une habitation duplex inoccupée, au coin de la Côte-Ste-Catherine et la rue Victoria, nous était prêtée, jusqu’à notre déménagement dans le bâtiment de la Fédération, en 2000. Une demande de subvention faite en 1970, dans le cadre d’un programme d’emploi fédéral, ayant été approuvée, un premier salarié est engagé, le directeur administratif de l’ASF, Robert Lévy, suivi de la secrétaire, Mme Esther Elkaïm.

Les réalisations qui auront lieu sont dues en partie aux apprentissages que les membres du conseil de l’ASF ont faits, en suivant les cours de formation de cadres (leadership training) que l’AJCS avait élaborés au début des années 70. Cette remarque permet au soussigné de rendre hommage à la sagesse des leaders de la communauté juive, qui avaient compris, il y a bien longtemps, que la pérennité de la communauté passe par la transmission de savoirs particuliers aux plus jeunes. Merci !

Le problème de l’éducation des enfants juifs francophones devenait de plus en plus aigu. Les écoles catholiques francophones acceptaient les immigrants non-catholiques dans la mesure où ils assistaient aux cours de catéchisme, tandis que les écoles protestantes, moins dogmatiques, enseignaient dans la langue de Shakespeare.

Une délégation de l’ASF se rend, en mai 1968, à Toronto, à l’assemblée triennale du congrès, pour y présenter une résolution sur l’éducation, basée sur l’enseignement en langue française de la culture juive, des traditions et de l’histoire du judaïsme en général et sépharade en particulier, et un enseignement adéquat de la langue anglaise. Cette assemblée de plusieurs centaines de Juifs canadiens anglophones a accepté à l’unanimité cette résolution. De retour à Montréal, il incombait au président de la Commission sur l’éducation de l’ASF (le soussigné) de mettre en application cette résolution.

Diverses rencontres ont ainsi eu lieu avec le sous-ministre de l’Éducation, M. Yves Martin, qui propose une relation avec la Commission des Écoles Catholiques de Montréal (CECM). Le Dr Gérard Barbeau, directeur général de la CECM, accueille favorablement notre projet et l’École Maïmonide occupe en septembre 1969 une classe de 14 élèves à l’École St-Antonin, sur la rue Queen Mary, avec Judah Castiel comme directeur et Dr Jean-Claude Lasry comme président. L’année suivante, le directeur reçoit 40 élèves pour les deux classes (1e et 2e). Des tensions naissent dès le début de cette deuxième année, car ces deux classes sont perçues comme menaçantes pour la directrice de l’École St-Antonin.

Ayant démontré notre bonne foi, nous retournons à Québec renégocier un statut différent pour l’École Maïmonide : celui d’école privée indépendante, qui sera reconnue d’intérêt public en 1973, par le Ministre de l’Éducation, le Dr François Cloutier. À l’heure actuelle, l’École compte deux campus, à Ville St-Laurent et à Côte-St-Luc, avec les niveaux préscolaire, primaire et secondaire, et entreprend sa 46e année avec environ 750 élèves.

Les anciens de Maimo se retrouvent aujourd’hui dans les professions libérales, la santé, la finance, le marketing… avec un réseau social aux liens très étroits, qui facilite leur réussite et leur bien-être. Comme l’ont déjà écrit plusieurs, l’École Maïmonide est le fleuron de notre communauté. Il me faut aussi souligner que les réalisations de l’ASF, qui se sont poursuivies à travers la CSQ puis la CSUQ, ont un impact qui a largement débordé les frontières du Québec et du Canada. Que soit en France, en Israël ou en Californie, la communauté sépharade de Montréal est montrée en exemple.

Jean-Claude Lasry, Ph.D.

Professeur titulaire,
Département de psychologie, Université de Montréal

Notes:

  1. À venir : La CSQ, la CSUQ, le CCJ, les relations avec les Québécois, l’avenir.
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