La mémoire sépharade
Les cadres incertains de la mémoire sépharade
« Une fois que la mémoire sépharade trouvera sa voie, de quoi sera-t-elle faite ? La mémoire, en effet, n’est pas uniquement un rapport au passé mais aussi un rapport au présent, ce qu’il faut comprendre non seulement dans le sens de la temporalité immédiate mais aussi dans celui de la présence continue à soi et au monde. C’est l’effet même du rapport de mémoire que de préserver la permanence d’un être et d’une identité, malgré le temps qui passe et la cassure d’un passé que le changement de temps et de lieu a matérialisée. Or, cette question se pose avec une grande acuité pour les Sépharades : que reste-t-il de permanent, de constant, de solide alors que tout leur monde a disparu et sombré à jamais, les laissant dans une nudité radicale ? De quoi peut être faite leur identité alors qu’ils ont perdu les bases matérielles habituellement essentielles à une culture et à une identité : le terroir, la langue, l’environnement humain ? »

Dans un article passionnant, « La Mémoire du peuple disparu »1Dans La Mémoire Sépharade, Pardès 28, Paris, 2000 p11-56., le penseur juif contemporain Shmuel Trigano propose, tout en les interrogeant, quatre critères qui pourraient servir à définir les cadres de la mémoire sépharade pour circonscrire l’identité « sépharade ». Le premier, les terroirs où ont vécu et vivent les Sépharades, le deuxième, l’influence du monde arabe dans la constitution de cette identité, le troisième une spécificité dans la sphère religieuse du judaïsme, le quatrième la dimension d’une ethnicité folklorique. Nous présentons ci-dessous des extraits de ses réflexions à partir de ces critères et les questions que se pose le philosophe juif sur l’avenir d’une identité sépharade.
Les terroirs sépharades sont-ils objets de mémoire ?
« Que reste-t-il en effet des terroirs pour la génération des déracinés et pour les générations nées dans « l’exil » ? La génération des déracinés porte encore en elle le souvenir des terres d’origines ; de leur atmosphère, de leurs odeurs et de leurs bruits, tout ce à quoi ses enfants ne peuvent accéder, pour ne l’avoir pas connu (…) Que transmettre de spécifique, alors que les Juifs nord-africains, Turques et Caïques, proche-orientaux se retrouvent indistinctement mêlés dans l’anonymat des grandes villes ou des banlieues de l’occident ? La question plus large qui se pose à ce propos est de savoir si la conscience juive nait d’une inscription dans un terroir. (…) Dans cette perspective, on peut évoquer la vague des « retours au pays et autres pèlerinages de certains Sépharades (Maroc, Tunisie, Égypte) (…) d’où ils reviennent souvent déçus pour avoir découvert que le monde qu’ils recherchaient est un monde humain, irrémédiablement disparu (…). Passée la génération charnière, il ne resterait donc rien des terroirs d’origine sépharades si ce n’est un ensemble de comportement, d’habitudes d’expressions langagières dans lequel la vie commune du passé se sera déposée. La dénomination de ‘sépharade’ se retrouve ainsi encore plus justifiée car il ne pourra plus y avoir dans la prochaine génération des Juifs de Tunisie d’Égypte du Maroc. Il ne restera que l’éther dans lequel toutes ces appartenances ont baigné. Si ce n’est donc le terroir qui a forgé et forgera l’identité des Sépharades, qu’est-ce donc ? »
Le dénominateur commun arabe
« Serait-ce la culture arabo-islamique qui déciderait de la personnalité sépharade ? (…) L’idée du peuple juif, l’idée du judaïsme, ont été des fédérateurs bien plus puissants pour les Sépharades bien plus que la culture arabo-islamique. Que faire également de l’épisode sépharade en Espagne chrétienne et hispanophone, très important lui aussi (….) ? Que faire enfin des deux derniers siècles de francophonie, période de divorce avec l’arabité ? (…)
Aujourd’hui on peut avancer sans erreur que les arabophones ne sont plus qu’une minorité dans le monde sépharade (…) On ne peut retenir, pour le présent et l’avenir, l’arabité et encore moins l’Islam (avec le succès du fondamentalisme en son sein comme il le précise ailleurs dans son texte ndr), comme critère déterminant de la sépharadité, et certainement pas pour l’avenir , car cette dimension est vouée à la caducité. On retrouve donc le judaïsme au cœur de la personnalité culturelle sépharade. »
Quel judaïsme ?
« La ‘composante’ judaïque fut centrale dans son histoire. (…) De quelle nature est donc ce judaïsme traditionnaliste dont l’identité est restée floue et peu clarifiée pour les contemporains ?
(…) Ce qui faisait la singularité des Sépharades dans le monde juif – par rapport aux Ashkénazes – tenait avant tout à cette spécificité religieuse spirituelle et intellectuelle, ce rapport éthique à la vie marqué par le hessed, la clémence gracieuse, plutôt que par le din, la rigueur. Cette qualité pénétrait toutes les manifestations de l’existence en lui conférant une dimension baroque et chatoyante. Le judaïsme sépharade est un judaïsme qui chante. (…) Mais les Sépharades qui sont allés frapper à la porte de la synagogue lithuanienne et de l’ultra orthodoxie en général2L’ultra orthodoxie est composée du courant hassidique et du courant non hassidique appelé également lithuanien car il prit sa source en Lithuanie ou rationnaliste car il s’opposa au courant hassidique. (…) ont opté pour une version du judaïsme très opposée à l’esprit classique du séphardisme. (…). Dans cette perspective, on peut penser qu’en adoptant le modèle de l’ultra orthodoxie ashkénaze, les Sépharades ont négligé leur âme la plus profonde et provoqué un déséquilibre spirituel dans l’âme mystique d’Israël… Ainsi l’élément du judaïsme dans la mémoire sépharade, tout en ayant conservé sa centralité, est-il devenu incertain et flou, car le néo-judaïsme auquel une partie importante de la population sépharade s’identifie est très profondément éloigné du modèle sépharade classique. (…) Le judaïsme du courant Shass3« Shass » vient des initiales de Sefaradim Shoméré Tora (Séfarades orthodoxes pour la Torah), il s’agit d’un parti politique créé en 1984 dont le rabbin Ovadia Yossef (1920-2013), ancien Grand Rabbin sépharade de l’État d’Israël, fut le leader spirituel. est un judaïsme lituanien étiqueté sépharade dont on ne peut même pas dire qu’il est en habit sépharade puisque ses adeptes ont opté pour l’habit noir des ultra-orthodoxes ! La confusion est donc maximale ; C’est justement à ce niveau-là que l’on peut craindre pour la continuité sépharade, car c’est à cette aune-religieuse- qu’elle s’était déterminée à son époque classique comme sépharade et qu’elle se déterminera à l’avenir »4Sur le sujet, on se reportera à l’ouvrage du sociologue israélien, Yaacov Loupo, Métamorphose ultra-orthodoxe chez les Juifs du Maroc. Comment les Sépharades sont devenus Ashkénazes, Préfacé justement par Shmuel Trigano, Ed. de l’Harmattan, Paris, 2006..
L’ethnicité folklorique
« C’est cette culture ‘locale’ qui plus est le plus souvent mise en avant lorsqu’il est question de l’identité sépharade. On évoque alors un art de vivre, de cuisiner, de se parer, un ensemble de comportements qui concentreraient en eux la quintessence de la sépharadité ! (…) Ces éléments ethnico-culturels ont, certes, leur importance car l’ambiance de l’existence est aussi précieuse que le message et les valeurs qu’elle véhicule », mais précise l’auteur à condition que ces valeurs habitent en profondeur les personnes qui les incarnent au risque sinon que « la réalité matérielle qui, seule, devrait être préservée et transmise (…) reste une demeure vide de présence. Or, c’est de présence qu’est en quête la mémoire. »
En conclusion…
« (…) À la lumière des exigences de la situation vécue aujourd’hui, dans la perte des terroirs, du milieu arabophone et de l’effacement de la tradition religieuse, l’enjeu le plus important nous semble concerner le judaïsme et le peuple juif. Car il commande le rapport des Sépharades au monde juif global qui est devenu son monde, son hinterland identitaire par excellence, si tant est que cette identité est et se veut juive. C’est cela la nouvelle donne à laquelle la disparition des terroirs a conduit. Un réajustement doit se faire au monde juif aussi reconstitué, alors que les supports extérieurs de la sépharadité se sont effondrés et ont profondément changé. (…)
À travers leur histoire intellectuelle, les Sépharades ont montré également une ouverture intellectuelle qui les a conduits à développer la philosophie (à travers le dialogue de la pensée juive et de la philosophie grecque) et la kabbale, alors que le monde ashkénaze fut surtout centré sur le Talmud (mais en produisant aussi les philosophes judéo-allemands et le hassidisme, qui furent – consciemment et pratiquement-une sorte de reprise de la philosophie médiévale et de la kabbale). C’est ce milieu noétique (du monde de la pensée ndr), en général totalement oublié, qui importe pour le présent et l’avenir bien plus que l’ethnicité folklorique. Or, ce milieu est en prise directe sur le judaïsme, conçu comme culture et système de valeurs ouvert au monde. C’est dans une approche, une vision et une pratique de cette mentalité, de cet univers intellectuel – et donc un rapport au monde original – que consiste la spécificité du monde sépharade. Ses chances de continuité, d’avenir, de création dépendent ainsi de la réponse à cette question. C’est en effet autour de son rapport au judaïsme conçu comme culture globale et vision de l’universel, que cette identité se reconstituera au sortir du traumatisme du déracinement car c’est cette reconstitution qui lui permettra de se réajuster à son nouvel environnement tant israélien que diasporique. ‘Réajustement’ ne signifie pas uniquement conservation mais avant tout, création et invention. »
Shmuel Trigano
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