Mémoires sépharades

La demande en mariage (Khâtba en judéo-arabe)

par Marie Berdugo-Cohen Z.’L.’

Marie Berdugo Cohen

Marie Berdugo-Cohen a rédigé un certain nombre de vignettes sur la vie juive au Maroc, telle qu’elle s’en souvenait et telle que la lui ont racontée plusieurs personnes qu’elle a interviewées dans le cadre de l’enquête qui a donné lieu à la publication de l’ouvrage « Juifs marocains à Montréal » (Montréal, le Jour, 1987). J’ai retrouvé celle-ci alors que je faisais le tri des papiers laissés par mon père, feu Aaron Cohen, en vue de leur remise aux Archives Juives Canadiennes Ronald Dworkin, où se trouvent désormais tous les écrits de ma mère, ainsi que les cassettes et les transcriptions des entretiens qu’elle a menés durant les années 1980 ( répertoriés sous son nom).

Cette demande en mariage laisse entrevoir la chaleur de ces libations familiales ainsi que les tractations nombreuses qui entourent l’alliance des familles à cette occasion. Fort consciente des différentes traditions qui accompagnent ce moment très ritualisé, Marie se plaît à décrire avec force détails, empreints de nostalgie, la préparation de cette délicieuse cuisine juive marocaine qui reste une des façons les plus durables de transmettre l’identité juive marocaine. On y voit l’hospitalité légendaire des familles juives marocaines qui ont à cœur de combler leurs invités ainsi que l’importance des traditions culinaires qui font de ces moments de véritables rituels de passage communautaires.

Toute à la joie de fêter ce nouveau couple et la nouvelle alliance entre deux familles, Marie est également sensible aux transformations de ces rituels avant et après la colonisation française, mais aussi aux conditions économiques des familles qui selon leur revenu, peuvent ou non se payer ces fastueuses cérémonies. Se dessine aussi dans ce texte toute une solidarité entre femmes, qui assument un rôle essentiel dans la transmission de ces savoirs et valeurs communautaires. Images d’une époque qui n’est pas si révolue que cela, puisque j’ai pu assister récemment à la reproduction de cette tradition ici à Montréal, en 2023.

Yolande Cohen

Le père du garçon, appelons-le Joseph (pour une meilleure compréhension), s’il connaît bien la famille de la fille à demander en mariage, appelons-la Zohra, se rend chez les parents de cette dernière, accompagné d’un rabbin connu et respecté des deux familles, ou d’un ami, ou relation commune. Si les deux familles ne se connaissent pas du tout, les parents du garçon envoient un tiers, soit apparenté et estimé de la famille de la jeune fille soit un rabbin respecté dans la ville.

Avant la colonisation française, le choix des époux était suggéré par les parents de la fille; parfois on demandait l’avis du garçon, la fille n’avait pas droit au chapitre, son époux était tout simplement choisi pour elle selon le goût de son père. Les critères de son choix reposaient sur la réputation d’honnêteté de la famille du garçon, leur pratique religieuse et leur situation sociale et économique.

L’enquête et la recherche se faisaient plus sur la famille et l’origine de la mère (pesait lourd dans le choix) que sur le garçon lui-même, qui à l’époque était encore bien jeune et n’avait de ce fait pas encore assez d’expérience dans sa vie d’adulte pour permettre un jugement objectif sur sa personnalité.

Après la colonisation française, les deux jeunes gens se connaissaient avant et convenaient d’un commun accord du jour de la demande en mariage (Khâtba).

Ainsi, les parents étaient mis au courant par Zohra que la famille de Joseph allait venir tel samedi ou jour de fête pour faire leur demande en mariage.

Réceptions et libations

Si c’est un samedi matin, la demande aura lieu après la prière du samedi, à la sortie de la synagogue. La mère de Zohra a préparé avec l’aide d’une domestique, d’une proche parente ou de sa propre mère l’apéritif du samedi qui se composait de plusieurs salades cuites et hors d’œuvres, tels que Sliek (Blettes revenues dans de l’ail et du cumin), betteraves et carottes cuites et assaisonnées, aubergines au four, tchackchouka (salade de tomates et piments grillés sur la braise et assaisonnés d’ail, d’huile et d’épices), salades de poireaux et piments rouges et verts, grillés sur charbon de bois et assaisonnés. Selon le degré d’occidentalisation de la mère, elle ajoutera une belle salade russe, composée de betteraves, d’œufs durs, de carottes, de feuilles de salades, d’olives vertes et noires… coupées en lamelles et de différents autres légumes assemblés avec art pour faire ressortir le contraste des couleurs. Cette salade est servie dans une belle assiette placée au milieu de la table. Tous les autres hors-d’œuvre étaient disposés sur la table de telle sorte que les convives puissent se servir telle ou telle salade selon leur goût, à la manière espagnole et non à la française (où l’on se sert des hors-d’œuvre avant les plats de viande ou autres).

Ce véritable buffet de victuailles était également composé de grandes assiettes rondes ou ovales ornées d’un fond de salade ou de céleri pour la décoration, pleines de tranches de langue bouillie, de morceaux de poulet bouilli froid, de tranches de poitrine de bœuf (sdrïya) mariné épicé fait maison, des boyaux de bœuf farcis de viande hachée et d’œufs durs, des tranches d’omelette de cervelle (méguina), des boulettes de kefta (viande hachée en boulettes); le tout était arrosé de plusieurs verres de mahya (alcool maison fait de figues, de dattes, ou de raisins). Des bouteilles de vin et de vin doux fait maison étaient posés également sur la table, pour ceux qui en voulaient.

Le menu de cet apéritif variait bien sûr selon la situation économique de chacun. Cependant, chaque famille s’efforçait de ne pas faire ce que faisait l’autre, mais malgré tout on retrouvait presque toujours le même menu sur toutes les tables avec des saveurs différentes, selon que la mère de la jeune fille était un cordon bleu ou pas.

Quand la demande en mariage se faisait le samedi soir, on préparait alors du thé et des gâteaux : des knadelles (gâteaux en pâte d’amande en forme d’étoiles) et des pallibis (sorti de 2 petits cakes ronds aplatis en sandwich), de la confiture faite à la maison selon la saison : courge verte coupée en lamelles confites, petites aubergines entières confites au gingembre, confiture d’oranges entières ou de mandarines, de pamplemousses coupés en quartiers, mrozïa (raisins secs confits aux noix). Les familles les plus raffinées servaient de la confiture de pétales de fleurs d’orangers aux amandes. Toutes ces délicieuses confitures, très longues à faire, ne figuraient pas toutes au menu. À cette époque, les basses calories et le souci de la ligne n’étaient pas encore une grande préoccupation. Les réunions familiales étant très fréquentes, tout était prétexte à de multiples collations.

La demande

Après s’être restauré en parlant de tout et de rien, le père ou l’envoyé du père prenait un ton solennel et disait aux parents de Zohra : « Vous savez pourquoi nous sommes venus chez vous aujourd’hui. Nous sommes venus vous demander la main de votre fille Zohra pour notre fils (ou fils d’un ami) Joseph. »

Même si les parents et la fille sont consentants, ils ne donnent jamais leur accord tout de suite. Ils demandent un temps de réflexion, allant de 15 jours à 1 ou 2 mois. Certains expliquaient ce temps de réflexion, comme le moment de mener une petite enquête sur la famille et le garçon; quoique dans la communauté juive qui habitait dans les mellahs de Meknès, Fès, Sefrou, Rabat, Marrackech ou autres villes du Maroc, tout le monde se connaissait de père en fils. On connaissait presque la vie privée de chacun.

D’autres considéraient plutôt ce moment de réflexion comme une façon pour les parents de la fille de ne pas donner leur consentement immédiatement; parce qu’il ne fallait pas que les parents du garçon croient que la famille de la jeune fille était pressée de s’en débarrasser, et qu’ils n’étaient pas près de la donner à qui aurait envie de la demander, que leur fille était précieuse. Il leur fallait du temps pour savoir à qui ils allaient la confier.

Quand ils étaient hésitants, ils pouvaient surseoir une deuxième fois et prolonger le temps de réflexion. Finalement, quand le père de Joseph envoyait un ami à la famille de Zohra pour avoir leur réponse : c’était oui, alors les youyous (cris de joie) fusent de partout. Tout le monde dit Besimentov et les félicitaient. La date des fiançailles était alors fixée.

Les fiançailles

Les rabbins amis de la famille de Zohra, la famille et les invités se réunissent chez les parents de la fiancée. Ils boivent de la mahia, dansent au son d’une musique européenne, où d’un orchestre oriental. Avec la mahia, des petits plats de variantes ( crudités fermentés cuisinées à la maison) de choux fleurs, poivrons, carottes, haricots verts sont servis, avec des cacahouètes et amandes grillées et salées (maison), et des olives vertes (jamais d’olives noires pendant les fêtes, leur couleur rappelle la couleur noire du deuil et par superstition, on les évite). Ces amuse-gueules permettent aux invités de patienter, en attendant que la famille et les amis du fiancé arrivent, accompagnés de Joseph.

Pour annoncer leur arrivée, plusieurs domestiques portant chacun un grand plateau rond en argent ou en cuivre contenant l’un des feuilles de hénné, l’autre un grand pain de sucre en forme d’ogive entouré d’un ruban de satin rouge, trônant autour de noix, dattes, amandes et raisins secs; sur un ou deux autres plateaux se trouvent des flacons de parfum ou d’eau de cologne, des extraits d’huile essentielle, des savons parfumés, et toute une gamme de produits pour maquillage, allant du lait démaquillant, crèmes de jour et de nuit jusqu’au mascara pour les yeux, aux vernis à ongles, aux rouges à lèvres aux tons du jour. Des bas de soie, des babouches et des foulards parsemés de dragées remplissaient un autre plateau.

L’entrée de Joseph et de sa famille est annoncée par des youyous qui fusent à nouveau de partout; le père de Zohra les accueille à l’entrée de sa demeure en leur souhaitant la bienvenue et en faisant le vœu que cette union porte bonheur aux deux familles.

On installe la famille du fiancé. Joseph et Zohra sont assis côte à côte. Pendant qu’on leur sert diverses boissons et avant le dîner, Joseph met la bague avec un beau brillant au doigt de Zohra. Suivant la fortune du fiancé, une autre bague à la mode du jour était permise aux fiançailles. Les membres de la famille de Joseph offrent également chacun un bijou en or, les sept bracelets ciselés en or (semana), une broche en or assortie de diamants, des boucles d’oreilles, de larges bracelets en or incrusté à la marocaine, (demliz messousse), des chaînes formées avec de petits losanges incrustés en or (noïya, amande qui rappelle la forme des losanges).

Encore une fois tout ceci dépendant de la situation économique des parents du fiancé. Mais la bague avec le diamant petit ou gros était indispensable pour marquer l’alliance entre les deux jeunes gens lors des fiançailles.

Avant le modernisme, cela se passait dans la maison de la fiancée : dans toutes les chambres et dans le patio étaient dressées des tables et des chaises pour accueillir les invités. Tous les membres de la famille de Zohra assuraient le service aux invités : hommes, femmes jeunes et moins jeunes se transformaient en maître d’hôtel et en garçons de café pendant la fête. Tout le monde était au service des invités, qui étaient priés de se servir copieusement et manger encore davantage. Se servir peu dans l’assiette était considéré presque comme une offense aux hôtes de la maison. On levait souvent les verres à la mémoire des saints : Zehout Rabbi Amram di Ouezzane, évocation du grand Saint vénéré Rabbi Amram enterré à Ouezzane. Zehout Rabbi Shimghoun Bar Yohai! Zehout Rabbi Daoud Boussidan!

Et on trinquait verre sur verre de mahia, à la mémoire des Saints vénérés dans sa ville. Les youyous, les chants et piyoutim accompagnaient les bruits des couverts qu’on changeait sans arrêt pour l’arrivée du 2e et troisième plat. Les souhaits étaient adressés à voix haute aux fiancés : une heureuse union à chaque verre qu’on levait. Tout cela faisait un vacarme infernal et on n’arrivait plus à s’entendre du tout. Ceux qui avaient fini de manger cédaient la place aux autres et ainsi on faisait un service après l’autre, jusqu’au dernier invité.

Quand la famille et les invités du fiancé sont bien repus et un peu éméchés, pendant qu’on leur sert les gâteaux et le thé, les tables sont refaites et c’est seulement à ce moment que la famille de Zohra se met à table et est servie par des amis qui ont déjà mangé.

Après quoi, la soirée s’éternisait dans des chants, des histoires pour rire. Tout celui qui avait une belle voix était prié avec insistance de chanter et celle qui savait bien danser, la danse du ventre, se voyait tirée au milieu de l’assistance pour danser au son de la musique ou juste au son des applaudissements. Si elle était mariée, on demandait d’abord l’autorisation au mari pour lui permettre de danser pour éviter de déclencher une scène de ménage par la suite. Le mari marocain était d’un naturel possessif et jaloux.

Le menu des fiançailles variait à quelque chose près d’une maison à l’autre.

L’alose (un poisson de rivière) était très prisée au printemps au Maroc. Elle composait souvent le premier plat; ensuite venait la viande hachée cuite en boulette ronde au safran ou curcuma, puis le poulet, accompagné d’un plat doux de raisins noirs (auxquels on avait auparavant enlevé les pépins (à ce moment-là il n’y avait pas de raisins de corinte ou ils étaient trop chers) et d’amandes émondées grillées et confites.

Quand ce n’était pas la saison de l’alose, on servait de la cervelle de bœuf aux poivrons rouges avec ail et viande coupée en cubes. Il y avait aussi du méchoui ou viande d’agneau braisé en tagine, et le poulet était toujours de la partie ces temps derniers, servis avec des olives vertes et citrons confits à la façon marocaine.

Les légumes n’étaient pas servis pendant les fêtes. Ils étaient considérés comme trop pauvres. On n’invite pas les gens pour leur offrir des légumes! Néanmoins, les salades ou hors-d’œuvre toujours présents à la table au début du repas jusqu’à la fin, en contenaient pas mal. On servait ensuite les fruits de saison, oranges, mandarines, pommes, poires, raisins, bananes, noix, figues, dattes et raisins secs.

Le repas des fiançailles se terminait tard dans la nuit. C’est la première rencontre des deux familles respectives des fiancés.

Après la Deuxième Guerre mondiale, en 1945-50, les gens ont été pris d’un besoin de renouveau et de modernisme. On ne servait plus de plats chauds assis mais des plats froids debout. C’est ce qu’on appelait « l’assiette anglaise », composée d’une tranche fine de poitrine de bœuf ( mariné aux salpêtre et aux épices à la maison et bouilli), une tranche de langue de bœuf, un morceau de poulet bouilli (ailes, cuisse ou blanc), dans un coin de l’assiette (de préférence en papier) se trouvaient les variantes avec olives vertes, des triangles de pâte feuilletée farcie de viande de bœuf hachée et épicée frit et servis chaud (pastelles) et un morceau de meguina (omelette avec des morceaux de cervelle de bœuf).

L’assiette était composée et préparée avant l’arrivée des invités, qui recevaient chacun son assiette et un verre selon le goût, bière, whisky, vin. Ces temps derniers la mahia était moins à l’honneur, le whisky l’avait largement remplacé. Après l’assiette anglaise, on servait le thé à la menthe et on passait avec des plateaux de petits gâteaux variés (tous faits maison et strictement cacher). Les petits gâteaux modernes en forme de bouchées avaient remplacé la kandila et pallini d’avant la guerre.

Les gens ne restaient pas assis, ils circulaient et bavardaient avec les gens selon leurs affinités.

Aux approches des années 60, le buffet avait remplacé « l’assiette anglaise » qui ne plaisait pas à tout le monde. Les Juifs marocains étaient habitués aux plats chauds et au confort de la station assise. Le menu froid composant l’assiette anglaise et la station debout (comme un mitron, disaient certains avec mépris) ne satisfaisait pas tout le monde.

On disposait sur le buffet des plats chauds tels que Tagine del Gazar, le plat du boucher, composé des abats cuisinés, boulettes de foie, de tripes de bœufs, de cervelles, de cœur de poumon et de panse de bœuf; le tout coupé en petits morceaux et baignant dans une sauce rouge au paprika au safran et au cumin. Le couscous devint à l’honneur et était disposé au centre de la table, accompagné de courge rouge, d’oignon, courgette céleri et oignon; de la viande de méchoui (veau ou agneau) accompagné de pruneaux aux noisettes aux amandes. Le plat de cervelle, la kefta (viande hachée en boulette), le poulet aux olives ou dinde étaient toujours à l’honneur. Lintrïya (nouilles aux œufs fraîchement faits à la maison et cuits au bouillon de poulet) était présentée sur une autre table, avec des pigeons farcis de viandes hachée épicées aux amandes. Sur la table des desserts, étaient disposés toutes sortes de gâteaux et de friandises avec une nouvelle venue : la pièce montée ( ici appelée paille), un cake, à plusieurs étages entre lesquels s’étalait de la pâte d’amande colorée verte ou de jaune sur un étage, dans le second étage de la confiture d’abricot, puis une crème de chocolat, le tout copieusement arrosé de fleur d’oranger ou ces temps derniers de rhum.

Le gâteau entier est recouvert d’une meringue faite de blancs d’œufs battus en neige avec du sucre glacé en remplacement de la crème fouettée qui étant à base de lait est défendu, après un repas composé de viande (rite religieux très observé dans le milieu juif marocain).