Les Juifs dans la mémoire historique du Portugal

Rencontre avec le célèbre romancier portugais José Rodrigues dos Santos

par Elias Levy

José Rodrigues dos Santos

Journaliste, ancien reporter de guerre et présentateur vedette du Téléjournal de 20h au Portugal, José Rodrigues dos Santos s’est imposé comme l’un des plus grands auteurs contemporains de thrillers historiques et de vulgarisation scientifique.

Traduits en une vingtaine de langues, ses livres ont connu un grand succès mondial et se sont écoulés à plus de dix millions d’exemplaires.

Fin connaisseur du monde juif et de la culture hébraïque, José Rodrigues dos Santos a enquêté sur les origines juives de Christophe Colomb dans son best-seller international Codex 632. Le secret de Christophe Colomb, a relaté la vie juive de Jésus dans son roman L’ultime secret du Christ et a donné la parole aux déportés juifs qui l’ont perdue à Auschwitz-Birkenau dans une fresque historique très poignante, en deux tomes, Le Magicien d’Auschwitz et Le Manuscrit de Birkenau.

La femme au dragon rougeÀ l’automne 2023, il a publié, aux Éditions Hervé Chopin, deux nouveaux romans haletants, La femme au dragon rouge, puissante réflexion sur les dérives du totalitarisme chinois, et Spinoza. L’homme qui a tué Dieu, récit biographique retraçant la vie marquante et tumultueuse du célèbre philosophe juif d’Amsterdam.

Invité d’honneur du dernier Salon du livre de Montréal, ce fut l’occasion de rencontrer ce prolifique romancier-enquêteur, qui s’exprime fort bien en français, pour une longue conversation à bâtons rompus.

Votre roman nous rappelle que Baruch Spinoza est non seulement très en avance sur son temps, mais aussi sur le nôtre.

Spinoza est le précurseur des Lumières et de nos démocraties modernes. Il est l’un des philosophes les plus importants de tous les temps et l’un des penseurs les plus révolutionnaires et les plus controversés. Il éclaire notre époque et notre monde. La lecture de ses œuvres nous aide à mieux comprendre le monde grisâtre dans lequel nous vivons.

Deux domaines fondamentaux où la pensée de Spinoza s’est avérée révolutionnaire sont attaqués aujourd’hui : la science et la démocratie libérale.

La science est attaquée par les adeptes des mouvances platiste – qui pensent que la terre est plate – et complotiste. Nous l’avons vu lors de la pandémie de COVID-19. Les mesures de santé publique adoptées et les campagnes de vaccination contre ce virus impitoyable ont été férocement fustigées et tournées en dérision par des complotistes échevelés.

Sur le plan politique, les dictatures attaquent de nouveau les démocraties. Une situation similaire à celle qui a prévalu en 1939 lorsque Staline et Hitler forgèrent une alliance pour attaquer la France et les pays voisins. Des leaders populistes et autocrates s’escriment à créer un nouvel ordre mondial. « Le monde libéral est en décadence et en faillite », ne cessent de marteler Vladimir Poutine, Xi Jinping et les autres dictateurs. Des régimes dictatoriaux s’immiscent dans les processus électoraux de pays démocratiques, appuient des mouvements séparatistes, comme le Brexit en Grande-Bretagne, tentent d’affaiblir les démocraties occidentales.

Une guerre idéologique tous azimuts.

Oui. La guerre entre l’Ukraine et la Russie symbolise avec force l’affrontement entre les dictatures et les démocraties. Derrière la Russie, on trouve la Chine, la Biélorussie, la Corée du Nord, l’Iran. Des pays qui ne se sont jamais distingués par leur respect des droits de la personne! La guerre qui fait rage entre Israël et le Hamas est aussi une confrontation entre le camp des dictatures et celui des démocraties. Ce n’est pas par hasard que derrière le Hamas il y a l’Iran, un allié inconditionnel de la Russie.

Spinoza nous aide à mieux comprendre le contexte et les problèmes auxquels le monde démocratique est confronté aujourd’hui. Il sera toujours un penseur très contemporain.

Les Juifs sépharades occupent-ils une place particulière dans la mémoire historique du Portugal ?

Dans les années 2000, j’ai rendu visite au grand romancier américain Philip Roth dans sa maison, au Connecticut. Il m’a soudainement demandé : « Comment se portent les Juifs au Portugal? » Je lui ai alors raconté qu’après l’attaque terroriste contre les Twin Towers à New York, le 11 septembre 2001, pour retrouver les restes des victimes, des scientifiques américains ont mis au point de nouvelles techniques génétiques très sophistiquées basées sur l’ethnicité d’une personne. Il y a quelques années, l’Université de Lisbonne et l’Université de Caroline du Sud ont utilisé cette technique pour réaliser une vaste étude afin de déterminer les origines génétiques de la population portugaise. Les conclusions de cette étude ont sidéré beaucoup de Portugais : 3 % de gènes arabes, 8 % italiens, 12 % celtiques, 10 % wisigoths… 40 % hébraïques. Chaque Portugais est presque un demi-Juif!

Il ne faut pas oublier que le Portugal compte dans sa population des milliers de descendants des nouveaux chrétiens — Juifs convertis de force au catholicisme pendant l’Inquisition — qui se sont fondus dans le tissu social. Bon nombre d’entre eux, tout en étant de fervents catholiques, sont conscients de leurs origines juives ou continuent de se questionner sur celles-ci. Les traces du « marranisme » sont toujours ostensibles dans la trame identitaire et la mémoire historique du Portugal. Les mélanges entre les populations juive et chrétienne ont été très importants. Il est fort probable que mes ancêtres étaient aussi Juifs !

Combien de Juifs vivent aujourd’hui au Portugal ?

La communauté juive du Portugal a connu un accroissement considérable ces dernières années. Plusieurs milliers de Juifs originaires de France et du Brésil se sont établis au Portugal. Celle-ci compte aujourd’hui quelque 10 000 âmes. Les Juifs sont très bien intégrés dans la société portugaise. Le fait que presque la moitié des Portugais ont des origines juives explique sûrement pourquoi les Juifs persécutés en Europe pendant la Deuxième Guerre mondiale ont été bien accueillis, en grand nombre, au Portugal.

Dans les années 40, alors que le nazisme était à son apogée en Europe, le Premier ministre autocrate et très conservateur du Portugal, Antonio de Olivieira Salazar, lui-même d’origine juive, était réticent à accueillir des réfugiés juifs car il était convaincu qu’ils étaient porteurs de deux idéologies à ses yeux très pernicieuses : le communisme et la démocratie. Il donna son aval à l’accueil des Juifs à une condition : que ces derniers soient détenteurs d’un visa les autorisant à émigrer vers un autre pays, leur séjour au Portugal ne serait que temporaire.

Ainsi, le Portugal fut le seul pays européen à accueillir comme des gens normaux plusieurs milliers de Juifs qui tentaient désespérément d’échapper aux griffes des nazis. Lorsque ces derniers débarquaient des trains et des bateaux, les Portugais catholiques ne voyaient pas arriver des intrus ou des parias, mais des êtres humains qui ressemblaient à leurs frères, leurs oncles, leurs tantes, leurs grands-mères…

À mon avis, les origines de l’antisémitisme au Portugal ne sont pas religieuses, mais sociétales. Une question de jalousie. Le niveau élevé d’alphabétisme et de culture des Juifs a souvent suscité de la jalousie et de l’animosité envers ceux-ci. L’ignorance est un terreau fertile qui a toujours nourri l’antisémitisme.

Des études d’opinion récentes ont révélé que le Portugal est l’un des pays européens où le niveau d’antisémitisme est le plus bas.

On a associé longtemps antisémitisme et religion catholique. Le Portugal n’est plus très catholique. C’est une vision mythique de ce pays. Il est vrai qu’il y a trente ans, le catholicisme prédominait. Ce n’est plus le cas. Aujourd’hui, les églises portugaises sont vides. À l’instar des autres nations occidentales, la société portugaise s’est fortement laïcisée. L’influence de l’Église portugaise s’est considérablement étiolée. Le Portugal n’est pas un pays antisémite. Désormais, dans la majorité des pays européens, dont le Portugal, l’antisémitisme est attisé par un problème idéologique, l’interminable conflit israélo-palestinien. Dans les milieux de gauche, les détracteurs d’Israël sont légion. Leurs diatribes anti-Israël et leur propalestinisme effréné contribuent à décomplexer l’antisémitisme.

Quel regard portez-vous sur la guerre entre Israël et le Hamas qui sévit à Gaza ?

Cette guerre très rude ne se déroule pas qu’à Gaza, mais aussi dans les médias et les réseaux sociaux. Israël a perdu souvent la guerre de l’information. Les Palestiniens de Gaza instrumentalisent à des fins idéologiques, avec beaucoup de dextérité, les médias sociaux. La force et l’impact des images provenant de Gaza sont dévastateurs pour Israël. Il n’y a plus de journalistes étrangers à Gaza. Toutes les images proviennent de journalistes pigistes palestiniens recrutés par les grands médias et les services de presse internationaux.

Des scènes filmées et des photos choquantes d’enfants palestiniens grièvement blessés ou morts sont relayées en boucle dans les médias sociaux. Souvent, les sources de ces journalistes ne sont pas très claires. Ils travaillent sous l’emprise du Hamas. Ils ne diffuseront jamais des images ou des informations susceptibles d’infirmer le narratif des événements tels que relatés par le Hamas. Israël dispose aussi d’atouts en matière d’images. Mais n’en fait pas usage. Notamment les images effroyables filmées en direct par des miliciens du Hamas lors des massacres qu’ils ont perpétrés le 7 octobre dernier. Par respect pour les victimes et leurs familles, Israël a décidé de ne montrer ces images qu’à des groupes restreints de journalistes et de diplomates. Les opinions publiques mondiales ne verront jamais ces images terrifiantes. Le Hamas, lui, n’hésite pas à inonder les réseaux sociaux d’images atroces.