ELLES ET ILS ONT PUBLIÉ

par Sonia Sarah Lipsyc

Delphine Horvilleur, Comment ça va pas ?, Éditions Grasset, Paris, 2024

Comment ça va pas ?La vie de l’auteure comme nombre d’entre nous a été bouleversée ce 7 octobre 2023 après les pogroms commis par les assassins du Hamas en Israël. Depuis ce choc sidéral, l’auteure souffre notamment d’insomnie et se réveille curieusement tous les jours à 4h24… Alors, elle décide de convoquer des fantômes, ses grands-parents rescapés de la Shoah, des contemporains, ses enfants, ou des antiracistes qui ne distinguent plus l’antisémitisme tant ils sont engoncés dans leur idéologie, et des personnages du futur comme le Messie. Et elle entre en conversation avec eux. Elle essaye avec gravité et intelligence de faire entendre ce qu’elle ressent – quelle personne de sa génération ou d’autres tranches d’âges aurait imaginé un jour devoir faire face à cette montée spectaculaire de l’antisémitisme? À ce combat vital d’Israël pour son existence? Ce livre écrit dans l’urgence fait entendre d’une plume juste, émouvante et spirituelle dans les deux sens du terme (avec humour et profondeur) ce qui nous traverse. Delphine Horvilleur, femme rabbin, s’affirme au fil de ses livres comme une auteure et essayiste de talent, en plus d’être l’une des meilleures ambassadrices des Juifs de France.

Éric Mechoulan, Mères de lecture. Histoire d’un récit hassidique, Éditions Nota Bene, Montréal, 2023

Quelle belle surprise de découvrir sur la table d’une librairie montréalaise ce joli livre sur une thématique juive, publié ici au Québec. L’auteur a été professeur de littérature à l’Université de Montréal et il s’est beaucoup intéressé à la force et l’influence des récits et des mythes sur les êtres ainsi que sur les collectivités. Là, il se penche sur un récit hassidique « publié en 1906 à Varsovie par un certain Reuben Zak », que l’expert académique en Kabbale Gershom Sholem, qui l’aurait lui-même entendu de la bouche du futur prix Nobel de littérature (hébraïque) Shmuel Yosef Agnon, relate dans l’une de ses conférences à New York en 1938. Il mène une véritable enquête sur la manière dont cette histoire hassidique a été transmise; ce qu’elle a pu signifier à différents moments de l’histoire juive contemporaine. Et cette interrogation est d’autant plus cruciale que ce récit hassidique renvoie à la perte… À ce qui reste d’une identité lorsque l’on ne connait plus ni les prières ni les rites mais que l’on peut encore faire le récit de ce que l’on ne sait plus. Alors tout n’est pas perdu… Mechoulan, d’origine juive turque par son père, nous offre ici un livre érudit, touchant et humain. Qu’il en soit remercié.

Nathan Devers, Penser contre soi-même, Éditions Albin Michel, 2024

À à peine 26 ans, l’auteur de son vrai nom Nakache, a déjà écrit deux romans et deux essais, trois avec cette autobiographie précoce. C’est un prodige, normalien, agrégé de philosophie et professeur de cette discipline. L’ouvrage s’ouvre sur son enseignement à l’Université de Bordeaux un jour de septembre. De retour à son hôtel, après avoir essayé en vain de joindre ses proches, il fume une cigarette, la fenêtre ouverte, et là il entend une mélodie qu’il reconnaît immédiatement. Un chant de Kippour. Il se rend compte qu’il avait totalement oublié la date de cette fête, la plus solennelle du calendrier juif. Finalement, son revirement s’est totalement réalisé puisque Nathan adolescent rêvait d’être rabbin et se préparait à le devenir avant qu’il ne décide de changer de cap et de revisiter ses acquis.

D’une famille traditionnaliste light, il fréquente assidument la synagogue de son quartier à Paris, quitte l’école publique pour une école juive. Ce qui nous vaut un portrait affectueux mais sans concession d’un milieu sépharade, chaleureux, trop empreint cependant de superstitions en guise de spiritualité et non affranchi pour certains de ses condisciples de préjugés sexistes et homophobes. L’auteur poursuit malgré tout son chemin dans la Torah, il étudie beaucoup, enseigne même. Mais finalement, « revient à la question » comme le signifie l’expression hébraïque en opposition à celui qui « revient à la réponse », c’est-à-dire devient pratiquant. Alors que s’est-il passé? C’est précisément à cette question que tente de répondre ce livre. Il y a plusieurs pistes mais l’une d’entre elles apparaît décisive… L’étude du livre biblique de l’Ecclésiaste que la tradition juive attribue au roi Salomon. Un livre ardu parfois même sous certains aspects déprimant et qui aura finalement eu raison de son lecteur. Pourquoi? Car si Devers le définit comme « un texte qui ne trichait pas avec la vérité », il constate aussi que ce livre « avait tout dévasté sur son passage ». Et la réponse, pour ne pas dire la chute, du texte qu’il y lit ne le satisfait pas. L’auteur cherche « une pensée qui refuse d’être l’otage de ses impensés ». Il se tourne alors vers la philosophie. Mais ce qui se laisse entrevoir c’est que ce chemin de déconstruction permanente et cette soif de connaissances ne ferment définitivement aucune porte.

Evelyn et Claude Askolovitch, Se souvenir ensemble, Éditions Grasset, Paris, 2023

Se souvenir ensembleJe ne sais pas s’il existe déjà un livre où un parent et un enfant déjà adulte discutent de la Shoah plus précisément de la déportation et aussi du judaïsme d’autrefois jusqu’à la Seconde guerre mondiale. Et de la vie d’aujourd’hui. C’est ce que tentent Evelyn, la mère, et Claude, le fils, dans un ouvrage tout à fait prenant, un dialogue sous forme de correspondance. Evelyn fut une toute jeune déportée de Hollande, elle avait 4 ans au camp de concentration de Bergen-Belsen en 1943. Pendant longtemps, elle pensa qu’il ne lui restait aucun souvenir, rien de ces années-là. « Je les avais traversées comme anesthésiée », écrit-elle. Et ce n’est que tardivement qu’elle se réappropria son histoire. Elle écrit un texte que son mari Roger Ascot, rédacteur en chef du magazine juif L’Arche, publie. Elle s’implique dans toutes sortes de combats, comme le soutien aux Juifs d’URSS qui souhaitent immigrer en Israël et que le régime soviétique persécute. D’ailleurs, Evelyn raconte comment venue solliciter l’aide de Simone Veil, pas toujours facile à joindre, elle lui lâche qu’à Moscou, elle s’était sentie comme dans un camp. Et Simone Veil stupéfaite comprend que son interlocutrice a été déportée toute petite. « À partir de ce jour-là, elle ne m’a pas plus rien refusé : elle m’a reçue à chaque fois que j’en fais la demande, elle a signé toutes les lettres que je lui soumettais et elle venait dans tous les colloques que j’organisais. Nous étions de la même famille. »

Des années plus tard, Evelyn commencera à témoigner, surtout devant les jeunes générations, dans les lycées. « Je suis venue vous raconter une histoire impossible à raconter », mais elle le fait. C’est un livre sur la transmission. « Dans notre aventure », écrit le fils, « je suis celui qui observe Evelyn tout en la protégeant – parfois. » En journaliste chevronné, il fait des recherches sur sa famille maternelle, recoupe des informations, parfois, elles ne corroborent ni ses souvenirs ni ceux de sa mère, car, comme il le relève fort justement, « l’inexactitude aussi fonde la mémoire. » Il s’agit d’une histoire de famille juive, à la fois particulière et universelle, une franche et pudique conversation familiale à laquelle nous sommes généreusement conviés. Finalement, la dernière page nous surprend car nous aurions bien continué à lire, à entendre ces deux voix liées à la fois par un amour filial et une quête d’autonomie.

LQ (Lettres québécoises), n° 191, Hiver 2023

LQ (Lettres québécoises)La plus importante revue littéraire du Québec, LQ (Lettres Québécoises), a consacré son dossier spécial à Anne Élaine Cliche, l’un des auteurs majeurs de la Belle Province. Son œuvre – car c’est le mot qui s’impose -, une dizaine d’ouvrages, est composée aussi bien de romans que d’essais littéraires. Et l’on peut dire que l’ensemble de ses livres fait référence à la tradition juive. « Je me sens très proche de l’âme juive  », exprime-t-elle dans l’entretien qui ouvre ce numéro, « (…) je me sens chez moi dans cette tradition qui défend un infatigable amour de l’étude et de la question qui appelle une autre question, je trouve là l’occasion d’interroger mon propre héritage… » Ainsi de ses fictions, telles Mon frère Esaü, Jonas de mémoire ou Le danseur de la Macaza, ou ses non-fictions, comme Poétiques du Messie : l’origine juive en souffrance, pour lequel elle avait obtenu une première fois déjà le Prix J.I Segal de la Bibliothèque publique juive de Montréal. Comme l’écrit, Sherry Simon, l’une de ses collègues dans le monde académique, dans ses livres, « le thème juif coule comme un fleuve abondant (…) et on y trouve une poétique intensément personnelle, une recherche toujours recommencée ».

Anne Élaine Cliche, d’une écriture fine et si singulière, puise également à la psychanalyse, à la littérature, au Québec, bien sûr, son histoire, sa géographie (notamment l’Abitibi dont elle est native) ainsi qu’à sa culture. Elle est Professeure à Montréal dans le département d’études littéraires à l’UQAM, et certains de ses anciens élèves devenus à leur tour écrivain, professeur ou artiste, témoignent dans ce dossier de leur reconnaissance pour son enseignement et son accompagnement. Chacun à leur manière exprime le discernement d’une rencontre rare et nous les croyons aisément. Nous saluons également ici son amitié pour notre communauté.

Johanna Colette Lemler, Notre « Hagadah ». Récits de femmes », podcast

Notre HaggadahUn an déjà, un an à peine et déjà vingt balados d’entretiens avec des femmes juives de tout âge et de tout horizon. L’initiative de Johanna Colette Lemler est remarquable et a déjà beaucoup de succès. Durant une heure environ, elle invite des femmes « à partager leurs récits, leurs expériences de la libération, en prenant comme point de départ Pessah, la pâque juive ». La Hagadah est ce livre que les Juifs lisent et commentent le premier soir (séder) de la fête de Pâque (Pessah) et qui raconte la sortie des Hébreux de l’Égypte et la fin de leur esclavage, il y a des siècles… Johanna interroge ainsi des femmes sur leur parcours dans le judaïsme et autour de cette fête en posant une question pertinente : si Pessah est la fête de libération du peuple juif et qu’il existe encore des entraves à l’intérieur même du judaïsme pour les femmes, les femmes sont-elles juives? Janine Elkouby, Sophie Bigot-Goldblum, pour citer des femmes ayant déjà collaboré au magazine LVS, mais aussi Mira Neshama ou Tali Fitoussi Trèves, l’une des fondatrices de Kol Elles, ce lieu d’études du Talmud réservé aux femmes, en présentiel et en ligne, se sont prêtées à ces interviews. En prime, Johanna nous offre des « Livrées » de quelques minutes, des comptes rendus de livres pour la parfaite bibliothèque juive féministe où l’anarchiste Emma Goldman se mêle à Blue Greenberg, l’une des pionnières d’un féminisme juif orthodoxe. A vos oreilles, vous allez découvrir des itinéraires étonnants et acquérir de précieuses connaissances!