Dévoiler les mystères de la voix. Rencontre avec le Dr Jean Abitbol

« Si j’ai un seul conseil à donner : enregistrez les voix de gens que vous aimez. Quand ils ne seront plus, un jour vous aimerez
les écouter »

par Virginie Soffer

Dr Jean Abitbol

Pionnier en Europe de la microchirurgie de la voix au laser, l’éminent chirurgien et phoniatre, le Dr Jean Abitbol, a eu pour patients de célèbres chanteurs, dont Céline Dion et Charles Aznavour, comédiens, avocats et autres professionnels de la voix.

Auteur de cinq livres très remarqués sur la voix, il a publié récemment Les Voix de notre Vie (Éditions Grasset). Un livre fascinant et très personnel dans lequel le Dr Jean Abitbol s’exprime au je pour la première fois et décrypte les singularités de nos voix.

En vulgarisant les dernières découvertes scientifiques entremêlées de ses souvenirs, il s’adresse à tous pour nous parler de ces voix qui peuvent nous guider, nous transporter, nous calmer, nous apaiser, mais également nous manipuler ou nous irriter.

Le Dr Jean Abitbol était de passage à Montréal à l’invitation du Centre Cummings pour aînés.

Pourquoi dites-vous que la voix est notre signature ?

La voix comporte deux éléments distincts. Comme pour un violon, il y a l’instrument, grâce auquel le son est produit, et l’émotion que vous y ajoutez.

La voix est un instrument à vent, avec l’intensité du souffle que nous lui donnons. C’est aussi un instrument à cordes, composé des cordes vocales. Elles transforment l’air en énergie sonore en se rapprochant. La main qui tient l’archet, c’est l’émotion qu’on va lui donner et qui est indispensable. Sans elle, c’est une voix monocorde, inhabitée. Cette alchimie entre le corps et l’émotion est propre à chaque individu.

Il y a plus de 8 milliards de personnes sur la terre et autant de voix différentes.

Pourquoi parlez-vous de « chirurgie émotionnelle » lorsque vous opérez quelqu’un ?

Il y a un aspect chirurgical. Par exemple, pour retirer un polype sur une corde vocale, je vais prendre mon laser. Il y aussi un aspect émotionnel : je vais modifier l’émotion d’une personne si je change sa voix parce qu’elle ne va pas s’entendre comme elle en a l’habitude.

Un exemple très parlant est celui d’une avocate à la Cour d’assises de 45 ans qui, chaque jour, fumait environ deux paquets de cigarettes et prenait un verre de whisky. Elle est venue me voir, en me disant d’une voix très grave : « Je suis 90 % du temps dans les prisons et on m’appelle monsieur au téléphone. Je veux opérer mes cordes vocales. »

Elle avait bien un gonflement sur les deux cordes vocales dû à la cigarette et à l’alcool. Grâce aux techniques d’aujourd’hui, j’ai pu constater qu’elle n’avait pas de cancer. J’ai refusé de l’opérer.

Elle s’est fait opérer par un de mes collègues. Le résultat est remarquable. Mais sa voix est remontée dans les aigus de pratiquement cinq notes. Quand elle est revenue me voir, je ne l’ai pas reconnue, sa voix ne collait plus avec la personne que j’avais traitée. Je trouve que sa voix est triste. Je lui ai demandé ce qui n’allait pas maintenant que l’opération était passée.

Elle m’a dit alors qu’elle regrettait de ne m’a pas m’avoir écouté et qu’entendre sa nouvelle voix lui était insupportable.

« J’ai fait cette opération, non pas parce que j’avais une voix grave, mais parce que mon petit-ami n’aimait pas ma voix. Et là, il vient de me quitter parce qu’il n’aime pas ma nouvelle voix. En plus, je rêve avec ma voix d’avant, je suis devenue schizophrène de la voix. »

Vous écrivez : « Je prends le pouls de la voix comme un vulcanologue prend le pouls de la terre. » Pouvez-vous nous en dire plus ?

J’entends les vibrations et je les ressens. D’un point de vue structurel et également émotionnel. La terre vibre, les volcans explosent. Une vibration de la terre que vous ressentez n’est pas seule. Selon moi, elle est en rapport avec le divin, mais c’est un avis très personnel.

Pour prendre le pouls de la voix, j’observe son débit : est-elle rapide ou lente, que se passe-t-il ?

La voix d’un athlète n’est pas la même que celle d’un avocat, d’un médecin, d’une maman qui parle avec son enfant, d’un enseignant ou d’un politique.

Pouvez-vous nous parler de la voix dans le judaïsme ?

Quand un enfant naît, au bout de 8 jours vient une cérémonie où il est nommé. Donner un nom, c’est le faire exister et le faire entrer dans la religion. La voix à ce moment-là est indispensable, car la religion n’existerait pas sans celle-ci. La voix, c’est la prière, c’est quelque chose d’impalpable, qui est entre vous et le divin.

La voix peut être le divin même et se matérialiser. Lorsque Moïse arrive au Mont Sinaï, le doigt de Dieu a écrit les 10 commandements, qui sont les 10 paroles en araméen. On pourrait dire que la force de cette vibration divine grave dans la pierre les dix commandements. Les vibrations impactent la matière : si vous parlez très fort près de grains de sable, ceux-ci vont se mouvoir. La voix devient ainsi une écriture.

Cette écriture vient marquer notre pensée, notre destin. Un adolescent retrouve cette écriture à la Bar Mitzvah, au moment où il rentre dans le monde adulte, par des prières, par une voix au sein des écritures qui permettent la transmission.

Le judaïsme est une religion de transmission où la place de la parole est centrale. Par quel exemple l’illustreriez-vous ?

Sans contredit, avec la fête de Pessah, où on donne la parole aux différentes générations! C’est là que l’on écoute la voix de chaque enfant.
Avec cette transmission du père, du grand-père que je suis à mes enfants et à mes petits-enfants, c’est la plus belle soirée que j’ai dans l’année.

Vous finissez votre livre avec un chapitre consacré à la voix des disparus. Pouvez-vous nous en dire davantage ?

La voix que vous allez entendre de quelqu’un que vous aimez beaucoup, un ami, un parent, est une machine à remonter le temps. Elle vous bouleverse, vous affecte, vous apporte la larme à l’œil, parce que vous avez l’impression de revivre dans la vibration que vous avez vécue il y a 10 ans. Une photo, en comparaison, est fixe.

J’ai gardé des enregistrements de voix de personnes qui me sont chères. Les entendre me réconforte et me permet de replonger dans mes racines.
Si j’ai un seul conseil à donner : enregistrez les voix de gens que vous aimez. Quand ils ne seront plus, un jour vous aimerez les écouter.