Une mémoire algérienne : Entretien avec l’historien Benjamin Stora

PAR Elias Levy

Elias Levy

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Entretien avec l’historien Benjamin Stora

Né en 1950 à Constantine, en Algérie, l’historien Benjamin Stora est l’un des spécialistes les plus réputés du Maghreb et de l’histoire de l’Algérie, en particulier de la guerre qui a débouché sur l’indépendance du pays. 
Professeur des universités et auteur d’une cinquantaine de livres sur l’histoire de la guerre d’Algérie, du Maghreb contemporain, de la décolonisation et des relations entre Juifs et musulmans, Benjamin Stora s’est vu confier récemment par le président Emmanuel Macron une mission des plus sensibles sur « la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie », en vue de favoriser « la réconciliation entre les peuples français et algérien ».
En 2013, Benjamin Stora a dirigé avec l’universitaire feu Abdelwahab Meddeb un volumineux et très fouillé livre dédié à l’histoire des relations entre Juifs et musulmans des origines à nos jours, publié en français aux Éditions Albin Michel et coédité en anglais avec l’Université Princeton, qui a connu un grand succès international.
Son dernier livre : Une mémoire algérienne (Éditions Robert Laffont, collection « Bouquins », 1088 p., 2020) est un ouvrage imposant regroupant six livres de l’historien, dont plusieurs sont consacrés à son enfance en Algérie et à la communauté juive de ce pays.
Benjamin Stora a accordé une entrevue au LVS/La Voix sépharade depuis Paris.

Dans votre livre vous écrivez que « l’Histoire donne sens à la mémoire qui est elle-même éclairée par l’expérience subjective qui devient “facteur de vérité” ». Les années que vous avez vécues en Algérie vous ont-elles aidé à éclairer les zones d’ombre de l’histoire de ce pays et de la guerre qui a sévi dans celui-ci de 1954 à 1962?

Mes travaux sur l’histoire de l’Algérie comprennent aussi un bon nombre de récits autobiographiques qui ne sont pas basés sur des analyses théoriques abstraites ou idéologiques. J’ai été pendant longtemps un militant politique très engagé à gauche, je le raconte dans Une mémoire algérienne, qui décrivait des mouvements de société à partir de ce qu’on pourrait appeler « la lutte des classes ». La dimension sociale était très importante pour moi, il ne fallait absolument pas la négliger. Mais, au fil des années, je me suis aperçu qu’il y avait aussi, du fait de mon vécu en Algérie, d’autres dimensions fondamentales que je ne pouvais pas éluder : les traditions religieuses, les traditions familiales, des rapports au monde en général qui ne pouvaient être racontés et expliqués exclusivement par le biais de la question sociale. C’est à partir de ce moment que j’ai commencé à réfléchir à une histoire à hauteur d’homme à travers des vécus, des parcours individuels et des trajectoires personnelles.

Qu’est-ce qui distingue les Juifs d’Algérie des autres Juifs du Maghreb?

La grande singularité des Juifs d’Algérie est qu’ils sont à l’intersection de deux principes fondamentaux : la question de l’assimilation politique depuis la promulgation du décret Crémieux en 1870, c’est-à-dire l’assimilation politique à la France, et le refus de l’acculturation, les Juifs algériens tenaient mordicus à rester fidèles à leurs pratiques religieuses et à leurs origines généalogiques. Ils se sont escrimés à pérenniser l’utilisation de la langue arabe dans l’espace privé. Ils ont essayé de perpétuer ces deux histoires pendant plusieurs générations. C’est ce qui leur conférait cette grande particularité par rapport aux autres Juifs du Maghreb qui eux n’ont pas bénéficié de l’assimilation politique, ni rencontré la citoyenneté française à part entière. Il y a donc cette appartenance à l’Occident tout en vivant en Orient.

Le souhait ardent des Juifs d’Algérie de devenir des citoyens français à part entière était-il motivé en premier lieu par le fait qu’ils voulaient absolument s’affranchir du statut de dhimmi auquel ils étaient assujettis depuis plusieurs siècles?

C’est une question fort complexe. La dhimmitude est un statut juridique forgé dans les premiers temps de l’islam. C’est une sorte de pacte juridique unissant les musulmans aux autres membres de ce que les fidèles de l’islam appellent les « religions du Livre », c’est-à-dire le monde juif et le monde chrétien. La question de la dhimmitude impliquait à la fois les notions de protection et de soumission. Les Juifs d’Algérie ont eu la possibilité de s’affranchir du statut de dhimmi au moment de l’arrivée des Français, dans les années 1830. Mais il faut rappeler que cette entrée dans la citoyenneté française ne s’est pas effectuée par adhésion individuelle. C’est une proposition qui a été faite aux Juifs d’Algérie par en haut, c’est-à-dire par le biais d’un décret adopté en 1870 par l’État français. L’entrée dans l’assimilation et le départ hors du monde traditionnel indigène se sont concrétisés progressivement, au cours de deux générations, entre 1870 et 1914. Au fil des ans, les familles juives d’Algérie sont entrées dans la citoyenneté française et se sont délestées du statut de dhimmi et aussi du statut mosaïque, les tribunaux rabbiniques ayant été substitués dans le droit civil par les tribunaux de droit civil français. C’est un processus qui a été long. Dans des régions entières, par exemple le Sahara algérien, qui est le plus vaste désert du Maghreb et un des plus grands du monde, les tribus juives habitant dans ce territoire n’ont acquis la citoyenneté française que bien plus tard, au cours du 20e siècle, et non juste après la mise en œuvre du décret Crémieux.

Vous rappelez dans votre livre que les traces singulières de la judéité algérienne ont été effacées délibérément dans la société française métropolitaine. Mais que, depuis quelques années, les familles juives d’Algérie cherchent à retrouver les marques de ce qui a été leurs deux mille ans d’histoire dans ce pays. Ce regain de la mémoire juive algérienne est-il un signe prometteur?

À cause de leur assimilation politique, qui s’est étalée sur cinq générations, les Juifs d’Algérie ont été entraînés dans l’exil de 1962 avec l’ensemble des pieds-noirs, appelés les « Européens d’Algérie ». Donc, leur mémoire singulière est très compliquée parce qu’elle tient compte à la fois de leur assimilation politique et de leur refus tenace de l’acculturation, c’est-à-dire de la perte des origines. C’est une mémoire complexe. Elle s’est effacée pendant plus de trois décennies, des années 1960 jusqu’aux années 1990. À cette époque, dans la société française, il fallait oublier l’Algérie française, la guerre, les massacres… Il était urgent d’oublier pour vivre. C’était valable pas seulement pour les Juifs d’Algérie mais pour toute la société française. Les Juifs d’Algérie s’inscrivaient donc dans ce processus d’ensemble où il fallait reconstruire une vie pour vivre, oublier ce qui s’était passé dans cette histoire tragique algérienne. Et puis, à partir des années 1990, il y a eu des retours de mémoire dans la société française, pas uniquement chez les Juifs, mais aussi dans d’autres groupes dont les parents avaient connu également les affres de la guerre d’Algérie : les enfants de Harkis, les enfants de soldats français, les enfants d’immigrés qui voulaient comprendre d’où venaient leurs parents et grands-parents. Dans ce mouvement général de retour des mémoires, les descendants des Juifs d’Algérie ont bien compris qu’ils n’étaient pas que des pieds-noirs ou des Français européens, mais aussi des Juifs orientaux, porteurs d’une histoire millénaire d’Orient. C’est dans ce mouvement général qu’ils se sont mis en quête des généalogies et des filiations qui allaient les rapprocher de l’histoire de leurs aïeux.

À la différence des Juifs du Maroc ou de Tunisie qui ont gardé des liens étroits avec leur pays d’origine, cette proximité est quasi inexistante dans le cas des Juifs d’Algérie. Les rapports que ces derniers entretiennent avec l’État et la nation algériens sont plutôt teintés de méfiance.

Cette réalité est difficile à expliquer, mais est en même temps très simple. Du côté des Algériens qui sont parvenus à leur indépendance en 1962 comme du côté des Juifs d’Algérie, il fallait effacer momentanément cette histoire commune. Dans la société algérienne aussi, des années 1960 jusqu’aux années 2000, on a effacé la trace de cette histoire pour construire un récit unanimiste, c’est-à-dire un récit homogène appartenant à la sphère arabo-musulmane, d’où ont été exclus les Juifs et l’histoire de la berbérité de ce pays, dont les Juifs font aussi partie intégrante. Il y a eu en Algérie une volonté d’avancer en construisant un récit qui pratiquait délibérément l’oubli et le nivellement des mémoires. Dans ce cadre-là, les traces de la présence juive dans l’histoire de l’Algérie ont été gommées. La guerre et l’assimilation radicale des Juifs algériens à la France ont provoqué des fractures considérables d’un côté comme de l’autre. Pour les Juifs d’Algérie, il fallait oublier l’Algérie, et pour les Algériens indépendantistes, il fallait construire un récit dans lequel les minorités faisant partie de l’histoire algérienne ont été oubliées. Aujourd’hui, les Algériens essayent de se réappropier cette histoire omise pendant un demi-siècle.

Les appels lancés depuis quelques années par le gouvernement d’Algérie aux Juifs originaires de ce pays pour qu’ils y retournent ne semblent pas avoir eu des échos percutants.

Depuis une vingtaine d’années, il y a eu des tentatives de la part du gouvernement algérien de se rapprocher de la communauté juive. À la fin des années 1990, il y a eu le discours à Constantine du président Abdelaziz Bouteflika invitant les Juifs à revenir dans leur pays natal. Bouteflika a ensuite adressé une invitation au chanteur Enrico Macias pour qu’il revienne en Algérie. Mais cela n’a pas eu lieu parce qu’à chaque fois ces tentatives de rapprochement ont provoqué des batailles internes, initiées par les milieux très conservateurs, très traditionalistes, qui ne voulaient pas de ce type d’ouverture qui remettrait en question la pluralité dans la société algérienne. Il y a eu sans arrêt des tentatives avortées. C’est comme cela que l’Histoire fonctionne. Qui sait, peut-être que la prochaine tentative sera la bonne. Il faut ajouter à cela la question du conflit israélo-palestinien qui est venue aussi interférer dans cette histoire déjà très compliquée.

Quel type de rapport la jeune génération de Juifs algériens entretient-elle avec l’Algérie et son histoire?

Pendant un demi-siècle – c’est une longue période de temps, il n’y a pas eu de la part des nouvelles générations de Juifs algériens une recherche de leur algérianité ou d’une filiation qui s’opère seulement aujourd’hui. Il y a eu un fossé, une rupture. À ce chapitre-là, c’est évident qu’il y a une grande différence avec les Juifs du Maroc et de Tunisie. Il y a peut-être aujourd’hui un nouveau départ. Pour la jeune génération de Juifs algériens, ce lien s’est perdu pendant plusieurs décennies. Elle essaye désormais de le retrouver et de le reconstruire.

Le président Emmanuel Macron vous a confié récemment une « mission de réflexion » sur la mémoire franco-algérienne de la colonisation. Les mémoires dans les deux camps semblent être toujours vivaces et les rancoeurs aussi. Comment appréhendez-vous cette mission ?

C’est une mission importante. C’est un travail difficile.  Soixante après, il y a beaucoup d’oppositions et des imaginaires très différents entre la France et l’Algérie, notamment en ce qui à trait au rapport au nationalisme. C’est une tâche très complexe qu’on ne peut pas régler avec des discours de repentance mais uniquement avec des gestes symboliques et des actes concrets sur lesquels j’essaye de réfléchir.

Sept ans après avoir mené avec feu Abdelwahab Meddeb un chantier de recherche imposant, qui a engendré la publication du livre collectif « Histoire des relations entre juifs et musulmans des origines à nos jours », quel regard portez-vous aujourd’hui sur les rapports entre les deux communautés ?

Ce livre, paru en 2013, a rencontré un très grand succès à ma grande surprise et à celle du regretté Abdelwahab Meddeb.  Nous nous sommes alors aperçus qu’il y avait d’un côté comme de l’autre une volonté de ne pas laisser cette mémoire de quatorze ou quinze siècles disparaître. Ne nous leurrons pas ! Cette mémoire commune était vouée à la disparition. Nous avons alors constaté, aussi bien chez les Juifs que chez les musulmans, qu’il y avait une volonté farouche pour que cette mémoire ne disparaisse pas, ne soit pas enfouie définitivement sous les cendres de l’Histoire. Qu’on le veuille ou non, il a existé une civilisation judéo-musulmane qui est inscrite dans l’Histoire avec ses conflits, ses soubresauts, ses massacres, ses oppositions… Cette histoire a existé notamment parce que il y a eu la pratique commune de la langue arabe. La question de la langue est centrale et décisive. Celle-ci touche directement à la question de l’identité. Dans cet univers très particulier, l’appartenance à l’hébreu dans la sphère privée et la pratique de la langue arabe dans l’espace public ont été constitutives de la civilisation judéo-musulmane. C’est un constat historique qu’on ne peut pas effacer. C’est pour cela que je reste optimiste pour ce qui est des relations entre Juifs et musulmans.

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