Maison d’étude Arevot : La Torah, la voix et le langage des mères sépharades

PAR Dr ANGY COHEN

Angy Cohen est chercheure en études postdoctorales à l’Institute of Israel Studies (Institut d’études israéliennes) de l’Université Concordia. Ayant grandi à Madrid, sa ville natale, elle a fait sa « aliyah » en Israël en 2013. Son doctorat de l’Université Hébraïque de Jérusalem et de l’Université autonome de Madrid portait sur des histoires de vie de Juifs du Maroc espagnol et d’Argentine. Elle a travaillé ensuite sur l’activisme des Mizrahi en Israël et se consacre aujourd’hui à une ethnographie du Beit Midrash Arevot, centre d’études juives dont elle est membre. Venue résider à Montréal avec son mari pour une année, elle nous fait l’amitié de nous livrer son expérience dans le cadre du lieu d’études juives sépharades Arevot.

Article traduit de l’anglais pour le LVS par Brigitte Dyan (Artcom)

 

Une journée d’études juives avec les femmes d’Arevot

Arevot 1– Tradition féminine du tissage est un Beit Midrash, une maison d’étude, située à Jérusalem, créée par des femmes pour étudier des textes de la tradition sépharade-mizrahi 2. Nous, les femmes d’Arevot, puisons aux sources traditionnelles, comme le Talmud et les écrits de hachamim (sages) sépharades-mizrahi, pour notamment éclairer notre réflexion sur des auteurs mizrahis contemporains et sur le féminisme occidental. Ce lieu a été fondé en 2017 par des femmes qui ont partagé leurs questionnements et leurs connaissances dans le cadre du programme Tidreshi, du centre Memizrah Shemesh 3. Les coordinatrices Yafa Benaya et Heftsiba Cohen-Montague travaillent de toutes leurs forces à créer un programme pleinement abouti. 

Notre programme d’études porte sur des sages et des intellectuels sépharades avec un accent particulier sur la justice sociale, le statut des femmes dans le judaïsme, les érudites de l’étude de la Torah ou les femmes pionnières dans l’histoire du monde sépharade-mizrahi (…). Nous nous penchons sur les rituels de rosh hodesh, marquant la célébration du début du mois, ainsi que les piyyoutim (chants liturgiques). Pendant deux ans, nous avons étudié chaque semaine, en ligne et au Beit Midrash du Sephardi Educational Center (Centre éducatif sépharade) de la Vieille ville de Jérusalem. Vingt femmes environ ont assisté aux études hebdomadaires. Le groupe plus large d’Arevot, qui inclut les femmes qui ne peuvent pas suivre l’étude régulièrement, compte quarante personnes et se réunit cinq à six fois par an. Cette année, les rencontres auront lieu à l’Institut Van Leer.

La journée à Arevot commence toujours par l’étude de la parashat ha-shavoua, le passage de la Torah lu cette semaine-là, d’après les interprétations de sages et d’auteurs sépharades et mizrahis, des classiques du Moyen-Age comme Ibn Ezra ou Maïmonide jusqu’aux commentaires contemporains. Ensuite, nous suivons un cours donné par des érudits, rabbins ou personnalité israéliennes contemporains engagées et réputés 4. L’exemple d’un cours ? Celui donné par la Prof. Henriette Dahan-Kalev sur les points de convergence entre féminisme, identité mizrahi et traditionalisme (…). Toutes les sources que nous étudions appartiennent à la tradition sépharade-mizrahi, comme le Rav Messas, le Rav Ouziel, le Rav Benamozegh, pour citer des rabbins du 20ème siècle, parmi tant d’autres, et sont une preuve vivante de l’ouverture de notre tradition, et de sa capacité de changement, d’adaptation et d’inclusion. Nous avons aussi un cours de Talmud avec Meira Welt-Maarek, qui propose des souggiot, des discussions talmudiques liées aux sujets de la justice sociale et de l’éthique. Parfois, nous étudions aussi des piyyoutim (poèmes liturgiques) avec Ziva Atar, la directrice du chœur féminin andalou Nouba, elle-même membre d’Arevot, qui nous transmet une partie de notre héritage musical. Les jours de rosh hodesh, nous pratiquons le rituel de la tradition féminine qu’Arevot a rétabli en conjuguant l’étude, la liturgie et le partage d’expériences personnelles.

La diversité des sources féminines sépharades 

Les intellectuelles sépharades-mizrahi sont présentes dans nos études, comme, par exemple l’écrivaine égyptienne Jacqueline Kahanoff, qui défendait l’idée qu’Israël aurait dû développer son identité levantine et critiquait l’oppression économique et culturelle des Mizrahis. Nous lisons également Bracha Serri, la poétesse yéménite qui a grandi en Israël, et ses textes évoquant les souffrances et les peines des femmes yéménites, la condescendance de la gauche israélienne vis-à-vis des Mizrahis et l’oppression des femmes mizrahis. Nous étudions les enseignements de la Rabbanit Osnat Barazani (1590–1670), qui était rosh yeshiva, doyenne d’une académie talmudique au Kurdistan. Son père, qui l’avait encouragée à vouer sa vie à l’étude de la Torah, avait fait promettre à son futur époux de ne jamais lui demander d’effectuer de travaux domestiques et de veiller à ce qu’elle puisse se consacrer entièrement à étudier la Torah. Nous prenons connaissance aussi les écrits de Flora Sassoon (20ème siècle), l’érudite et philanthrope irakienne de la célèbre famille Sassoon, et explorons ses idées notamment sur la protection des droits des femmes (…). Ces deux auteures nous donnent un aperçu des difficultés auxquelles ont dû faire face des femmes qui furent des leaders dans leurs communautés et des érudites de la Torah, dans un monde exclusivement régi par des hommes.

Nous considérons toutes ces références comme des modèles, qui nous aident à tisser une trame narrative féminine sépharade qui nous représente et nous inspire tout en nous aidant à progresser.

Une alliance de sources traditionnelles et modernes 

L’activité d’Arevot est ainsi à la fois traditionnelle et révolutionnaire. D’un côté, nous étudions des textes qui ne reconnaissent pas toujours notre identité ou nos besoins. Nous aspirons à briser les limites arbitraires qui nous sont imposées sans rompre avec la tradition. Nous défrichons des espaces nouveaux en essayant de trouver une équivalence et un équilibre entre la dignité et l’égalité que nous exigeons dans les autres sphères de nos vies, au travail et dans la vie publique, et celles que nous trouvons dans notre vie et notre pratique juive. Osnat Bensoussan, hazzanit, chantre, paytanit, interprète de chants liturgiques et membre d’Arevot l’exprime ainsi : « (…) Tout à coup, il y a ce sentiment qu’ici nous pouvons exprimer notre voix d’une façon différente (…) »

Arevot ouvre trois territoires : la Torah des mères, la voix des mères et la langue des mères. La Torah des mères est liée aux coutumes, traditions et rituels traditionnellement transmis par les femmes, de la nourriture aux coutumes liées à l’espace du foyer, en passant par les façons de se prêter assistance mutuelle et les rituels accomplis par les femmes. La Torah des mères se réfère aux personnages féminins de notre tradition et à l’enseignement que nous en tirons aujourd’hui.

La voix des mères est liée à la mission d’Arevot de donner une voix aux femmes qui ont été réduites au silence, ou dont les voix sont inaudibles ou ignorées. Arevot est engagée pour la justice sociale, qui ne se limite pas aux vulnérabilités féminines, mais inclut toutes les populations vulnérables. Le langage des mères est lié à l’expression de notre proposition : nous offrons une version différente de l’histoire sous l’angle de l’expérience des femmes. Nous apprenons et enseignons une tradition différente qui n’exclut pas les femmes, en nous consacrant à l’étude de sources de notre héritage sépharade-mizrahi dans une perspective féminine. Ce langage est à créer à travers l’usage que nous en faisons.

Poursuivre aujourd’hui la tradition sépharade

Une caractéristique essentielle d’Arevot est sa diversité. L’éthique communautaire d’Arevot passe avant les marqueurs identitaires imposés par la politique religieuse israélienne. Comme le souligne Yafa Benaya : « Je vois Arevot comme une petite reproduction des communautés de nos pays d’origine. Nous n’étions pas tous des amis, mais il y avait une forme d’acceptation réciproque, […] une communauté qui avait une sorte d’unité. Et cette unité est très importante. Par exemple, nous avons une Rabba conservatrice, et nous avons aussi des femmes laïques ou pratiquantes, de gauche ou de droite, ashkénazes ou mizrahis. […] Nous avons des membres qui ne sont pas pour une tefilah (prière collective) égalitaire. Ce qui ne pose aucun problème! Nous ne sommes ni conservateurs, ni réformés, ce n’est pas notre propos. C’est ce que j’entends par essayer de conserver notre éthique communautaire d’origine. »

C’est un modèle de coexistence dérivé de notre expérience historique qui nous a appris à exister entre plusieurs mondes – la tradition, la laïcité, la modernité – qui a caractérisé les communautés sépharades-mizrahis au vingtième siècle.

Arevot s’approprie au plus haut point le concept de masortiout, de traditionalisme. Meir Buzaglo définit le traditionalisme comme la loyauté au monde que nous avons reçu de nos parents 5

Notes:

  1. Le nom Arevot a de nombreuses significations dérivées de la racine de la racine t ‘erv , qui définissent toutes un aspect de notre activité : prendre des responsabilités, tisser, mélanger, négocier, oser.
  2. Mizrahi est un terme israélien qui désigne les Juifs d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Il signifie littéralement « de l’Est » ou « oriental ».
  3. Memizrah Shemesh est un Beit Midrash, un lieu d’étude et un centre pour l’engagement social juif et le leadership en Israël (Center for Jewish Social Activism and Leadership in Israel). Sa mission est de former de futurs leaders aux valeurs de la responsabilité collective et de l’action sociale ancrées dans la tradition sépharade et mizrahi.
  4. Par exemple, Haviva Pedaya, Meir Buzaglo, Zvi Zohar, Rav Daniel Bouskila, Rav Itzhak Chouraki et Rav Haim Obadia
  5. Voir Buzaglo, M. (2008) Safah Laneemanim. Machshavot al hamasoret. [A Language for the faithful. Reflection on Tradition]. Jerusalem : Mandel Foundation 6. Le traditionalisme est une attitude qui vise à gérer le conflit entre le monde que nous avons reçu et nos valeurs actuelles. Plus précisément, la loyauté ne signifie pas l’obéissance aveugle. La tradition juive s’est toujours fondée sur l’interprétation. De plus, la loyauté est un concept à double sens : d’un côté, la loyauté au passé, à nos parents et nos ancêtres, et de l’autre, la loyauté à nos descendants à qui nous voulons transmettre une tradition pleine de beauté et de sens, pertinente et capable d’entretenir un dialogue continuel avec une réalité en mouvement. (…)

    Je suis membre d’Arevot depuis la première année de sa création, en 2017. En arrivant, je savais que je pourrais trouver ma place dans ce groupe de femmes d’origines et de tendances aussi différentes. J’ai aussi pris conscience des contradictions entre toutes mes allégeances – justice sociale, valeurs juives, judaïsme sépharade, éducation laïque, traditionalisme, féminisme, rationalisme, etc. Je suis chez moi à Arevot, où je n’ai besoin d’abandonner aucune de mes contradictions. Elles sont devenues la structure légitime de ma pensée et font partie intégrante de la logique de mon cœur 7Pendant mon séjour à Montréal, je voudrais poursuivre la mission d’Arevot et créer un petit groupe d’étude en langue anglaise pour les femmes. J’invite celles qui sont intéressées à venir étudier, en tant que femmes sépharades-mizrahi, les textes et les sources de notre bibliothèque. Vous pouvez m’écrire à angycohen@gmail.com.

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