Jusqu’à la toute dernière miette, Mada recycle les surplus des repas de noce

PAR SYLVIE HALPERN

Sylvie Halpern

Bien avant l’heure écologique, l’interdit de gaspiller a toujours été l’une des lois fondamentales du judaïsme. À Montréal, le Centre MADA s’y emploie avec une ferveur et une organisation sans doute uniques au monde pour qu’il n’y ait plus de laissés pour compte. Sylvie Halpern a été toute sa vie journaliste en presse magazine. Elle a créé Mémoire vive, une entreprise de rédaction d’histoires de vie en publication privée.a été toute sa vie journaliste en presse magazine. Elle a créé Mémoire vive, une entreprise de rédaction d’histoires de vie en publication privée.

 

C’est un véritable QG! Sur Décarie, le bâtiment moderne et aéré de MADA ne se détache pas du lot des édifices environnants. Pourtant, c’est bien à partir d’ici qu’une cinquantaine d’employés, relayés par une armée de quelque 2 000 bénévoles, soutenus à leur tour par toute la communauté, livrent jour après jour une guerre sans merci à l’isolement, la pauvreté, la désespérance dont sont pourtant victimes de plus en plus de nos coreligionnaires. Car on a peine à le croire, mais selon la Fédération CJA, c’est dans la communauté juive de Montréal qu’il y a proportionnellement le plus de pauvres au Canada. Et les chiffres ne cessent de grimper : ils sont aujourd’hui 20 % à vivre sous le seuil de pauvreté… C’est cette guerre au quotidien que le Centre MADA s’attèle à livrer par la solidarité, l’efficacité, la récupération, la chasse au gaspillage tous azimuts. Et, double mitzvah, impératif et bonne action, le respect à la lettre d’un commandement important de la Torah.

Car dans le judaïsme, la nécessité impérieuse de ne rien gaspiller, de tout réutiliser jusqu’à la dernière miette date bien d’avant l’ère écologique. Pour les Juifs, la question de l’environnement est claire : le monde n’appartient pas à l’être humain, il doit en jouir dans une posture d’humilité, et s’il peut en utiliser les ressources, il ne peut pas les gaspiller. En fait, nous ne sommes que de passage sur cette Terre, rien donc ne nous y appartient, et surtout pas le droit de jeter, de gâcher quoi que ce soit qui puisse encore servir. Le bal tachrit (le commandement de ne pas gaspiller) est bien écrit dans la Torah et que ce soit individuellement ou collectivement, en temps d’abondance ou de disette, nous devons scrupuleusement nous y plier.

« Dieu ne nous a pas donné tout ça pour que ça finisse à la poubelle, dit le rabbin Shmuel Pinson qui coordonne le bénévolat chez MADA. C’est une question d’esprit, de morale : encore plus quand tout autour de nous, les besoins sont criants… C’est une mitzvah qui semble aller de soi, mais qui est très dure à respecter : quand on a, on jette! Et ce n’est pas simple non plus dans une grande organisation comme la nôtre où les dons et les restes affluent de partout et qu’il faut les recycler pour qu’ils soient non seulement consommables par d’autres, mais bons, appétissants. Et évidemment, strictement cachers… »

Quand on arrive chez MADA, on entre presque dans la cafétéria. D’abord, elle a été sciemment installée à l’avant, pour préserver au mieux la dignité des convives : pas besoin d’errer dans les couloirs et de risquer de croiser des regards qui pèsent toujours. Et puis, même s’il faut nourrir autant l’âme que le corps, tout commence par l’estomac. Le fondateur de MADA, le rabbin Chabad-Lubavitch Chaïm Cohen, en a d’ailleurs été convaincu dès qu’il a ouvert son centre en 1993, peu après être arrivé de Jérusalem à Montréal : on ne peut pas demander à un homme qui a faim s’il a pensé à mettre ses tefillin (les phylactères)… La salle est accueillante et lumineuse, et les assiettes y sont copieuses. Toute l’année, les visiteurs, même parfois des non-juifs, peuvent s’y faire servir trois repas par jour; pour honorer la « Reine Chabbat », ils montent à l’étage, dans la belle grande salle de fête.

Mais la cafétéria n’est que la face visible, car il y a tous ceux qui ne peuvent pas s’y déplacer. Alors MADA va vers les personnes âgées, malades, handicapées pour qu’elles ne soient pas en reste. Chaque jour, une popote roulante bien remplie se dirige vers un quartier ciblé de Côte-Saint-Luc et une trentaine de personnes y prennent place pour leur lunch. MADA livre aussi des repas chauds dans les résidences Caldwell de Côte-Saint-Luc et Bronfman de Côte-des-Neiges. Et remet, par une discrète fenêtre latérale, des milliers de paniers-repas. S’assure aussi que soient préparés, emballés et livrés le jeudi – chauds, appétissants et à temps – quelque 700 repas complets pour Shabbat. Si possible, rose et mots chaleureux à l’appui. « Ce n’est pas que de la nourriture, c’est du temps volé sur autre chose, de l’attention, dit le rabbin Pinson. Souvent, le bénévole est la seule personne que ces gens voient. Ils l’attendent à la fenêtre, il y a des femmes qui se maquillent pour l’accueillir! ».

L’édifice est une ruche vouée à la récupération, mais la même atmosphère paisible et organisée le baigne tout entier. Ainsi le magasin de vêtements et d’accessoires légèrement usagés où les clients viennent se servir une fois par mois. Et trouveront peut-être la tenue plus formelle pour le jour où la lumière percera au bout du tunnel et qu’ils retourneront travailler… Les dons y sont récupérés, recyclés, impeccablement propres et rangés, bien sûr gratuits. Et ce gemah’, un fonds généralement de prêt d’objets ou de vêtements (un acronyme de gemilut chasidim, ou geste de bonté) n’en est pas vraiment un puisqu’ici, il ne faut rien rapporter. C’est donné!

Même chose à la banque de denrées non périssables. On n’y trouve pas seulement des boîtes de conserve, des pâtes Barilla ou des produits d’entretien, mais beaucoup de produits d’hygiène – comme des couches ou des lingettes qui donnent un sacré coup de main aux familles nombreuses… À chaque début de mois, la liste des arrivages est systématiquement mise à jour, les quelque 5 000 clients inscrits en sont avisés par courriel et peuvent placer leur commande en ligne, comme ils le feraient dans n’importe quel commerce sauf qu’à la fin, le total à payer est… nul. Ils ont juste à indiquer quel jour du mois ils vont passer : des bénévoles se chargent de tout leur préparer. Et s’ils n’ont pas d’ordinateur, il y en a cinq à leur disposition à l’entrée.

Une prouesse d’organisation? Certes, et unique par la diversité de ses interventions. Mais avant tout, MADA est surtout le bras armé de toute une communauté qui veille solidairement sur les siens dans l’ombre. Jusqu’à tous ces bénévoles qui, dans le cadre du programme Call and Care, se sont engagés à passer chaque jour un coup de fil à une personne seule : juste pour lui dire un petit bonjour et s’assurer que tout va bien pour elle.

« Nous seuls, on n’aurait jamais pu faire tout ça, dit Shmuel Pinson : sans tous les dons, sans tous ces bénévoles qui préparent les repas, les servent. Sans tous ceux qui, même après leur journée de travail, s’arrêtent ici pour en prendre livraison. » Et il m’égraine aussi les boulangeries qui donnent leur pain sec pour qu’on en fasse de la chapelure; les innombrables membres de la communauté qui appellent pour qu’on vienne récupérer leurs vêtements et leurs meubles encore utiles; les industriels et commerçants du vêtement qui se sont regroupés pour approvisionner la récente boutique de Décarie, Goods4Good (des biens pour faire du bien), dont les ventes alimentent directement les caisses du Centre. Et bien évidemment, toutes les familles qui s’empressent d’apporter les restes de leurs festins de brit-mila (circoncision), de mariage ou de bar-mitzva (majorité religieuse)!

« Quand une surprise comme celle-là rentre, dit-il, on se débrouille pour l’utiliser le lendemain. Ça apporte un extra à nos clients, ça les change de leur ordinaire. Mais on ne peut pas compter là-dessus, alors on prépare systématiquement nos repas. » De fait, la cuisine tourne à fond : chaque jour, on y assure 500 repas et pas question de liste d’épicerie bien sûr, le chef y fait avec ce qu’il a. Chaque jour aussi, des bénévoles sont en action pour faire des appels à travers la ville et les camions MADA la sillonnent pour rapporter le plus de denrées au moindre coût.

Bien sûr, plus de 25 ans après avoir démarré le Centre dans son sous-sol de la rue Kent, le fondateur Chaïm Cohen est fier de tout ce qu’a pu accomplir MADA, ce modèle d’entraide et de recyclage auquel il a consacré sa vie au Québec. « Mais ce n’est pas encore assez, martèle-t-il, ce ne sera jamais assez. Il y a encore tant de pauvreté, il y a tous ceux que nous n’avons pas encore rejoints et il ne faut laisser absolument personne derrière. Chacun d’entre nous doit s’y mettre, Nous sommes tous une famille, comme le dit notre slogan. Tant qu’il restera un seul Juif en rade, isolé et qui a faim, nous ne pourrons pas espérer de Temps nouveaux. Ce n’est que dans un monde d’entraide et de bonté que le Maschiah (Messie) peut arriver. Et MADA pour moi, c’est un moyen de sensibiliser toute la communauté à encore plus de solidarité et de recyclage. »

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