L’annonce, un roman poignant de Pierre Assouline
Par Elias Levy
Pierre Assouline raconte avec brio dans un roman poignant, L’Annonce (éditions Gallimard, 2025), un moment charnière de sa jeunesse : son engagement comme volontaire en Israël pendant la guerre du Kippour d’octobre 1973.
La rencontre du narrateur de ce récit très enlevant, Raphaël Abergel, étudiant juif français d’origine marocaine, avec Esther, jeune recrue de Tsahal sépharade, avec qui il vivra une idylle aussi intense qu’éphémère, modifiera à jamais son rapport à l’amour et à la mort…
Cinq décennies plus tard, une autre conflagration ébranle Israël : le pogrom du 7 octobre 2023. Raphaël retourne en Israël, profondément révulsé par les massacres ignominieux perpétrés par le Hamas dans les localités du sud du pays. Des images et des souvenirs d’Esther refont alors surface. Qu’est-elle devenue ? La reverra-t-il ?
L’annonce est aussi une réflexion puissante sur le tragique de l’Histoire et la destinée du peuple juif.
Romancier, biographe, journaliste et membre de l’Académie Goncourt, Pierre Assouline est l’auteur d’une cinquantaine de livres. Il est le fondateur et directeur de l’excellent site littéraire La République des livres (www.larepubliquedeslivres.com).
Il a accordé une entrevue à La Voix sépharade.

Dans l’introduction de L’annonce, vous écrivez : « Ce livre, j’aurai passé un demi-siècle à ne pas l’écrire. » Pourquoi avez-vous attendu si longtemps ?
Ce livre, je l’ai mûri cinquante ans. Il n’arrivait pas à s’imposer à moi.
En octobre 2023, on a commémoré le 50e anniversaire de la guerre du Kippour. C’est à ce moment-là que j’ai décidé de l’écrire. Au début, je ne prévoyais relater qu’une seule histoire, celle de mon départ en Israël comme volontaire quand cette guerre éclata, j’avais vingt ans.
J’avais presque fini d’écrire le livre quand l’attaque du 7 octobre survint. J’ai alors rajouté une deuxième partie, qui s’est imposée aussi. Pour écrire celle-ci, je suis allé en Israël pour aspirer l’air du temps. Je rapporte dans le livre des dialogues et des propos que j’ai entendus sur place. Ce séjour m’a permis de saisir l’ampleur de ce terrible drame et de mieux appréhender l’incroyable aptitude des Israéliens à la résilience. Mais jusqu’à quand durera-t-elle ?
C’est donc un roman autobiographique.
Je ne voulais pas raconter mes mémoires, je ne suis pas un homme de mémoires. Mais tout ce qui est raconté, et tout ce qui est dit, dans ce livre, je l’ai vécu. C’est mon histoire. Raphaël Abergel, c’est moi. Curieusement, la mémoire archaïque est surprenante. Dès lors que j’ai commencé à tirer le fil de ce que j’ai vécu il y a 50 ans pendant la guerre du Kippour, tout est remonté : les choses vues, les dialogues, les phrases, les portraits d’amis de l’époque, dont certains le sont toujours… Tout était resté intact dans ma mémoire. Je ne me souviens pas de ce que j’ai fait avant-hier, mais je me souviens de ce que j’ai fait il y a 50 ans en Israël.
Quelle est la part de fiction dans ce livre ?
La seule chose qui relève de la fiction, c’est à la fin : mes retrouvailles avec Esther. Quand je suis retourné en Israël après le 7 octobre, je ne l’ai pas retrouvée. Donc, j’ai dû imaginer ce qui se serait passé si on s’était retrouvés. C’est la seule part du livre un peu fictionnelle. Je dis « un peu » parce que cette partie narrant mes retrouvailles avec Esther un demi-siècle plus tard reste quand même assez crédible.
Dès votre arrivée en Israël, on vous a affecté à un moshav où on vous a confié comme tâche l’élevage d’une myriade de dindons.
Tous les hommes étaient au front. Les volontaires comme moi devaient aider les femmes israéliennes dans les kibboutzim et les moshavim dans leurs tâches quotidiennes. Il fallait absolument que l’économie continue à tourner. La paralysie de celle-ci aurait eu des conséquences très néfastes sur la société israélienne. C’était un vrai problème et un grand défi. Pari réussi, puisque l’économie ne sombra pas dans la stagnation. Mon séjour dans ce moshav m’a permis de mieux cerner la réalité israélienne. Quant à mon aventure auprès de ces dindons indomptables, je ne suis pas près de l’oublier !
La jeune femme dont vous êtes tombé amoureux, Esther, 20 ans, qui fait son service militaire, accomplit un labeur très dur : annoncer aux familles la mort d’un de leurs proches au combat.
Une épreuve très rude. Malgré le protocole administratif censé la protéger psychologiquement, Esther est très bouleversée par les réactions, les cris de douleur et de désespoir, des familles à qui elle annonce cette atroce nouvelle.
Même si le protocole n’a pas changé, il y a une chose qui est différente depuis la guerre du Kippour : désormais, l’annonceuse doit avoir au moins 30 ans. Avant, c’était une jeune recrue de 20 ans. Tsahal s’est aperçu que c’est une tâche très dure pour une jeune fille que de porter sur ses épaules un tel fardeau psychologique et mental.
J’ai parfois accompagné Esther lors de ses visites, et cela m’a profondément marqué.
Quel que soit l’âge de l’annonceuse d’une nouvelle aussi douloureuse, c’est un moment que personne n’a envie de vivre.
La couverture de votre livre est une très belle photo de Leonard Cohen jouant de la guitare aux côtés de soldats de Tsahal pendant un moment de repos. Le chanteur canadien occupe une place importante dans votre récit.
En octobre 1973, pendant que la guerre faisait rage, on a appris un jour que parmi les volontaires juifs provenant du monde entier, il y avait un Canadien arrivé de l’île grecque d’Hydra avec sa guitare, Leonard Cohen. Il avait 39 ans, il était dépressif, il traversait une période sombre de sa vie et de sa carrière. Il était venu manifester sa solidarité avec Israël. Dès son arrivée, il s’est joint à Tsahal. Au mépris de toute sécurité, ils l’ont même fait traverser le canal de Suez. Dès qu’il voyait un attroupement de soldats qui se reposaient, il se rendait sur le lieu et chantait en jouant avec sa guitare. Des concerts improvisés.
C’est un épisode méconnu de la vie de Leonard Cohen.
Oui, il ne le racontait jamais. Il n’avait peut-être pas envie qu’on lui rappelle cette période très difficile de sa vie.
Celui qu’on voit derrière Leonard Cohen dans cette magnifique photo, c’est le célèbre chanteur israélien de folk songs, Matti Caspi. Il est habillé en civil. Il s’est improvisé ambassadeur d’Israël auprès de Leonard Cohen. Ce dernier était une star, mais pas encore la grande star qu’il allait devenir. Il n’était pas aussi célèbre que Bob Dylan. Les Israéliens le connaissaient, mais il ne provoquait pas des émeutes.
Leonard Cohen est resté quinze jours en Israël. Je l’ai cherché un peu partout, désireux d’assister à l’un de ses concerts sauvages. Je ne l’ai pas trouvé.
Pour les Israéliens, y aura-t-il un avant et un après 7 octobre 2023 ?
Le 7 octobre 2023 a été un séisme, une vraie rupture, qui a profondément traumatisé les Israéliens. Le Hamas a remporté d’une certaine façon cette guerre, dans la mesure où il a installé dans l’esprit israélien un traumatisme qui va perdurer pendant au moins deux ou trois générations. Comme le dit le narrateur, Raphaël : « Le Hamas a gagné la guerre, Israël est moralement brisé. » Le souvenir du 7 octobre demeurera très vivace à tout jamais. Il n’y a pas de prescription pour une barbarie d’une telle ampleur.
On dit que c’est la guerre la plus longue d’Israël, mais en fait, la guerre la plus longue d’Israël a commencé en 1947, avec l’indépendance du pays, et elle se poursuit encore aujourd’hui. C’est une guerre sans fin, avec différents épisodes.
C’est la première fois qu’une guerre en Israël déclenche une vague d’antisémitisme aussi profonde dans le monde.
En effet, c’est un phénomène nouveau très inquiétant. L’antisémitisme s’est répandu partout, surtout dans les milieux universitaires. De jeunes étudiants, qui n’ont aucun sens politique, répètent sans relâche des éléments de langage ressassés par les détracteurs d’Israël : « Israël génocidaire », « Israël apartheid »… Ce qu’ils disent, c’est tellement énorme ! D’un autre côté, le gouvernement d’extrême droite actuellement au pouvoir en Israël ne nous aide pas beaucoup, c’est le moins qu’on puisse dire.
Cet antisémitisme virulent vous rend-il pessimiste quant à l’avenir d’Israël et des Juifs ?
Ce qui est nouveau, c’est que ce conflit a enflammé les universités qui ont cru qu’elles tenaient leur cadre Vietnam, mais surtout, il a enflammé la gauche progressiste. Et ça, on n’en avait pas l’habitude. On le voit dans plusieurs pays occidentaux, notamment en France, avec le parti La France insoumise. On ne s’attendait pas à ce que cette résurgence violente de l’antisémitisme soit à la fois encouragée, niée, et qu’elle provienne des milieux de gauche.
Je suis très inquiet pour l’avenir d’Israël, j’envisage des jours sombres. Je suis aussi très inquiet pour l’avenir des Juifs en Europe. Je pense qu’ils n’ont plus leur place dans le vieux continent.
Vous avez mis en épigraphe de L’annonce une citation du grand écrivain israélien David Grossman : « Tragiquement, Israël n’a pas réussi à guérir l’âme juive de sa blessure fondamentale, la sensation amère de ne pas se sentir chez soi dans le monde. » Une réflexion troublante.
Cette citation de David Grossman n’est pas extraite de son magnifique roman Une femme fuyant l’annonce, mais d’un discours qu’il a prononcé pour remercier les libraires allemands qui lui ont décerné un prix littéraire prestigieux.
Cette phrase prémonitoire met en évidence la particularité de la guerre qui sévit à Gaza, à savoir que c’est une guerre en Israël contre des Juifs qui est devenue simultanément, d’une manière exponentielle, une guerre contre les Juifs à l’échelle mondiale : aux États-Unis, en Europe, en France, en Angleterre, en Australie, sur les campus universitaires…
Cette haine unilatérale, qui parfois relève de la rage, ne concerne évidemment aucun autre pays accusé de crimes de guerre. Seulement Israël est exclusivement visé.
David Grossman a raison de dire que les Juifs se demandent aujourd’hui s’ils ont une place, non pas dans tel ou tel autre pays, ou au Moyen-Orient, mais dans le monde.
Crédit photo : © Francesca Mantovani – Éditions Gallimard
