Michèle Sarde, Revenir du silence
PAR ELIE BENCHETRIT
Romancière, essayiste et biographe, Michèle Sarde, agrégée de lettres et professeure de littérature et culture françaises à Georgetown University (Washington DC), a consacré une large partie de ses livres à l’observation des femmes. Les liens entre l’écriture et la vie ainsi que la mémoire personnelle et historique hantent son œuvre. Revenir du silence est son dernier roman paru chez Julliard, 2016. Elie Benchetrit, journaliste et consultant en traductions.
« Dans le récit que j’entreprends, je ne veux introduire aucun personnage inventé, ma mère est ma mère » Lydie Salvayre 1.
Née en Bretagne à la veille de la Seconde Guerre mondiale, Michèle Sarde a longtemps tu ses origines juives. À travers le récit tardif de sa mère Janja, devenue Jenny lorsqu’elle émigre en France avec ses parents, elle reconstitue le parcours de sa famille, de l’exil de Salonique et de l’installation à Paris en 1921, à l’assimilation réussie dans la France des années trente. Mais les persécutions de l’occupation nazie et le zèle antijuif du régime de Vichy contraignent Jenny et les siens à se cacher et à dissimuler leur identité.
S’embarquer dans la lecture de ce roman, c’est également, surtout pour le lecteur juif, s’identifier par intermittences à la saga « hors normes d’une tribu méconnue, les Sépharades de l’Empire ottoman qui, chassés d’Espagne par les Rois Catholiques, s’étaient installés quatre siècles durant en terre musulmane avec leur religion et leur langue », comme le spécifie la quatrième de couverture de l’ouvrage.
Ce sont aussi les retrouvailles avec des noms de famille emblématiques qui ont marqué l’histoire de cette communauté aux racines castillanes, andalouses ou catalanes, arrachée à ses terres ancestrales pour être transplantée dans l’Orient ottoman qui l’avait accueillie. Les Benveniste, Senior, Modiano, Nahoum, Amon, pour ne citer que celles-ci et que l’on retrouve tout au long du récit. Mais c’est surtout le rappel à l’histoire non seulement d’un exil, mais aussi de la déportation et du massacre des 50 000 juifs de Salonique, la « Jérusalem des Balkans » qui d’ottomane redevient grecque après le démembrement de l’Empire. Un éclatement qui aboutit à l’éclosion de nouvelles nationalités pour les juifs des Balkans, qui se retrouvent Bulgares, Grecs, Italiens, parfois même Espagnols ou Portugais et pour certains, Français, ce qui ne les sauvera pas du naufrage nazi.
La découverte de traditions immuables dans le quotidien de ces familles, au cours de leurs fêtes, de leurs mariages, de leurs cuisines traditionnelles, les sempiternelles « borequitas » et « pastelikos » ou « huevos haminados » 2 souvent présentes dans le récit. La formule respectueuse avec laquelle on s’adresse au père : « mi sinyor padre », (Monsieur, mon père). Les classes sociales, « La gente alta » puis la : « La gente buena » 3, la classe moyenne et enfin la plèbe. Un monde que les grands-parents de la romancière vont devoir quitter lors de leur exil à Paris à la suite du grand incendie qui ravage Salonique en 1917. La résilience à vouloir se reconstruire coûte que coûte dans cette douce France, phare de liberté que leur a fait miroiterl’enseignement de l’Alliance israélite universelle, mais surtout un attachement indéfectible aux traditions sépharades héritées du vieux pays. Janja, la mère devenue Jenny, fréquente l’école laïque où elle excelle. La fille, Michèle, est née en Bretagne, un plus dans son CV de « Française de souche ». Et puis la guerre, la déroute de l’arméefrançaise, l’occupation et ses privations, suivies des lois iniques deVichy tout d’abord à l’égard des Juifs apatrides, les indésirables de la République, puis appliquées à l’esemble des Juifs, l’obligation du port de l’étoile jaune, la confiscation et l’expropriation de leurs biens destinés à être « aryanisés », le marché noir, les rafles suivies des déportations vers les camps de la mort. Le départ enfin de la famille Benrey en zone libre à Nice. Un semblant de répit dans cette ville ensoleillée malgré l’absence des grands-parents restés cachés à Paris. L’invasion de la zone libre par les troupes allemandes et un nouveau départ pour un refuge plus sûr, le Vercors, fief de la résistance avec des épisodes tragiques comme les exécutions sommaires aussi bien des résistants que des villageois pris en otage. Par-dessus tout, l’insouciance d’une fillette qui voit la guerre se dérouler devant elle sans trop comprendre ce qui se passe.
La fin de la guerre, le retour tant espéré à Paris, retrouver une vie normale et le souhait de Jenny que sa fille Michou devienne une Française de souche « dont l’origine du produit était omise » et qui devient Michèle-Marie, baptisée dans la paroisse de Saint-François-Xavier. Michèle Benrey devenait ainsi une Juive du silence à qui sa mère Jenny au crépuscule de sa vie avouait sa vraie origine.
Notes:
- Extrait du roman Pas pleurer , Ed. du Seuil, Prix Gongourt 2014. ↩
- Borekitas, du mot börek, gâteau salé en pâte feuilletée, originaire des Balkans, farci de viande ou de fromage; pastelikos, du ladino, petits gâteaux; huevos haminados, oeufs que l’on a fait cuire toute une nuit dans le hamim, le plat traditionnel du shabbat chez les Juifs de Turquie et du Moyen-Orient, un peu la réplique des œufs dorés de la dafina, plat traditionnel du shabbat de la cuisine juive d’Afrique du Nord. ↩
- Gente alta : (espagnol), les gens de la Haute. Gente buena : (espagnol), les gens de bonne famille. ↩