Entrevue avec l’écrivaine israélienne Orly Castel-Bloom

PAR ELIAS LEVY

Orly Castel-Bloom

Elias Levy

Elias Levy

Née en 1960 à Tel-Aviv, dans une famille sépharade d’origine égyptienne, Orly Castel-Bloom est unanimement célébrée en Israël comme la romancière la plus audacieuse de sa génération, repoussant et réinventant constamment les possibles de la langue hébraïque comme de la narration littéraire. Auteure de quinze romans et recueils de nouvelles, traduits en quatorze langues, Orly Castel-Bloom s’est fait remarquer en 1993 sur les scènes littéraires israélienne et internationale dès la parution de son premier roman, le « classique post-moderne » Dolly City (Éditions Actes Sud). Son dernier livre, Le Roman égyptien, dont la version française est parue récemment aux Éditions Actes Sud, a été couronné par le plus prestigieux Prix littéraire d’Israël, le Prix Sapir, l’équivalent du Prix Goncourt français. Ce roman biographique fascinant, très finement traduit de l’hébreu au français par Rosie Pinhas-Delpuech, est un vibrant hommage à la famille de l’écrivaine, les Castil d’Égypte et d’Espagne, et une magnifique saga sépharade. Orly Castel-Bloom, qui s’exprime fort bien en français, nous a accordé une entrevue depuis sa résidence à Tel-Aviv.  Elias Levy est journaliste à l’hebdomadaire The Canadian Jewish News (CJN).

Qu’est-ce qui vous a motivée à relater la saga de votre famille, les Castil ?

Quand j’ai eu 50 ans, j’ai soudainement réalisé que la plupart des membres de ma famille de la génération de mes parents étaient morts. J’ai alors pris conscience que bientôt je ne pourrai plus narrer l’histoire de ma famille. Je me suis alors empressée de recueillir les témoignages de mon oncle et de ma tante. Ma mère, âgée alors de 80 ans, qui jusque-là s’était cantonnée dans un mutisme abyssal, accepta, pour la première fois, d’évoquer, avec une franchise inouïe, ses premières années en Israël. Son long silence s’expliquait par le fait qu’elle ne souhaitait pas évoquer un épisode qui l’avait profondément traumatisée : son expulsion, et celle de plusieurs membres de sa fratrie, du kibboutz qui les avait accueillis après leur aliya (montée en Israël ndr). C’était une tache noire dans l’histoire de ma famille, un drame épouvantable et un rêve brisé. En Égypte, les Castil étaient des militants très sionistes, mais aussi foncièrement communistes. En 1951, ils ont été expulsés de leur kibboutz, trois ans après leur arrivée, parce qu’un soir de référendum, ils votèrent dans le sens opposé de la ligne politique du kibboutz. L’enjeu de ce scrutin : savoir si les kibboutzim (pluriel de kibboutz ndr) étaient « pour » ou « contre » la tenue du procès de Prague, qui allait juger un cadre dirigeant du Parti communiste tchécoslovaque, Rudolf Slansky. Les membres de ma famille votèrent « pour » la tenue de ce procès très controversé. Ils furent alors traités d’antisionistes et de traîtres, privés de travail et expulsés « démocratiquement » de leur kibboutz. Un demi-siècle plus tard, ma mère, mon oncle et ma tante n’avaient pas encore digéré ce camouflet humiliant qui les a marqués à vie.

« Le Roman égyptien » est votre premier livre biographique ?

Oui. Ce roman est mon devoir de mémoire sépharade. C’est un hommage à ma tribu, la famille Castil, originaire d’Égypte, mais auparavant d’Espagne, pays d’où ils furent expulsés en 1492 par les instigateurs d’une Inquisition catholique féroce. Les ancêtres bibliques des Castil ne sont jamais sortis d’Égypte. Ils y sont restés et ont formé une tribu sauvage et autochtone qui oublia son judaïsme. Quant aux Castil d’Espagne, ils sont restés eux aussi dans ce pays farouchement catholique et se sont convertis au christianisme pour échapper à l’Inquisition. Dans le roman, mon imagination a engendré une Castil qui, pour éviter à sa famille la honte de la conversion, élève sur ses terres des porcs qui la rendent garante de sa non-judéité. Ce qui lui permet de continuer à pratiquer secrètement à la maison le shabbat et les fêtes juives. Sa fin sera très tragique.

Où avez-vous appris à parler le français ?

Bien que je sois une sabra – née en Israël -, le français est ma langue maternelle. À la maison, mes parents me parlaient uniquement en  français. Ma mère parle encore le français avec l’accent égyptien, en roulant les « r ». J’ai commencé à apprendre l’hébreu à l’âge de trois ans, en classe de maternelle. J’ai découvert alors une langue totalement nouvelle et subjuguante. Mon statut linguistique m’a conféré le privilège d’explorer plus exhaustivement les riches nuances de cette langue fascinante qu’est l’hébreu. À douze ans, j’ai écrit une dictée en classe sans faire une seule faute d’orthographe ou de grammaire. Le 10 sur 10 que j’ai obtenu pour cette rédaction fut, sans que je me rende compte à ce moment-là, mon baptême d’écrivaine. 

Êtes-vous déjà allée en Égypte ?

Oui. En 2011, avant l’éclatement de la « Révolution égyptienne », j’ai visité pour la première fois l’Égypte. On m’a invité à donner une conférence. C’est un pays magnifique où je me sentais comme chez moi, libre et heureuse. J’ai visité les lieux où mes parents ont vécu, et aussi évidemment les sublimes Pyramides égyptiennes. Mais dans un centre académique que j’ai visité, où les gens étaient très gentils, un Égyptien me demanda d’où je venais. Quand je lui répondis que j’étais Israélienne, j’ai cessé d’exister pour lui. Ça a gâché mon sentiment naïf d’être chez moi. J’ai réalisé alors à quel point il est difficile d’être Israélien dans certains pays, particulièrement dans le monde arabo-musulman.

Votre famille a-t-elle subi aussi les discriminations dont beaucoup de Sépharades ont été victimes dans l’Israël des années 50, 60 et 70 ?

Lorsqu’ils sont arrivés en Israël, au début des années 50, mes parents, mes oncles et mes tantes ont eu beaucoup de chance. Ils ne se sont pas retrouvés dans une ma’abarah, un camp de fortune érigé pour accueillir les nouveaux immigrants, comme la grande majorité des olim (immigrés ndr) en provenance du Maroc. Ils sont allés vivre dans un kibboutz. Quand ils ont été expulsés de celui-ci, ils sont allés vivre à Tel-Aviv, où ils trouvé du travail dans des banques. Le comble de l’ironie pour ces militants dogmatiques communistes !

Quel regard portez-vous sur la condition sépharade dans l’Israël de 2017 ?

Aujourd’hui, en Israël, la « question sépharade » n’est plus ce qu’elle a été dans les années 60, 70 ou 80. Désormais, l’identité sépharade s’assume sans drames. Les Sépharades ont retrouvé leur langue, avec leur accent, leur musique, leur Mémoire… Ils exercent même leur emprise sur la culture populaire israélienne. Les Sépharades ne sont plus les grands discriminés de la société israélienne. Ils ont cédé cette hideuse place aux Éthiopiens, qui sont aujourd’hui victimes d’une discrimination éhontée.

Vous êtes très critique à l’endroit de l’Israël d’aujourd’hui et de ses élites politiques. Pourquoi ?

J’ai toujours été une sioniste invétérée. J’espérais qu’un jour mes enfants ne seraient plus obligés d’aller à l’armée. Malheureusement, ce vœu n’a pas été exaucé. Je suis très déçue par l’Israël d’aujourd’hui. C’est un pays dérouté qui s’est beaucoup « droitisé » et radicalisé. Désormais, au niveau politique, c’est la droite extrême et la plus ethnocentrique qui mène le jeu. La perspective d’un règlement viable avec les Palestiniens s’éloigne chaque jour un peu plus. Il est vrai aussi qu’Israël n’a en face de lui aucun interlocuteur palestinien crédible et résolu à négocier un vrai accord de paix. Dans le camp palestinien, ce sont les plus extrémistes, ceux du Hamas, qui tiennent aussi le haut du pavé. C’est une situation désespérante. Je crains aussi que l’arrivée à la Maison-Blanche de Donald Trump, célébrée avec liesse par la droite extrémiste religieuse israélienne, ne fasse que concrétiser le scénario très noir de la fin de l’option de la solution à deux États, l’un israélien, l’autre palestinien, vivant un jour harmonieusement côté à côte. Au niveau politique, Donald Trump et Benyamin Netanyahou sont des frères jumeaux. Le projet très controversé de Trump de déménager l’Ambassade des États-Unis en Israël de Tel-Aviv à Jérusalem est une immense bourde qui sera certainement l’un des déclencheurs de la troisième Intifada palestinienne.

Vous semblez très pessimiste en ce qui a trait aux perspectives d’un règlement du conflit israélo-palestinien.

Chaque jour, mon pessimisme croît. Aujourd’hui, la gauche israélienne est inaudible et quasiment invisible. Israël est un grand success-story dans l’Histoire des nations. En l’espace de soixante-huit ans, un laps de temps très court dans l’éternel curseur de l’Histoire, les Israéliens ont accompli d’énormes prouesses dans tous les domaines : économie, sciences, haute technologie, culture… Mais l’occupation, depuis la Guerre israélo-arabe des Six jours de 1967, des territoires palestiniens de la Cisjordanie est une lèpre sournoise qui gangrène la démocratie israélienne. Deux générations d’Israéliens sont nées et ont grandi avec l’occupation de ces territoires palestiniens. On a fini par banaliser ce problème. Chose certaine : aucun gouvernement israélien, même de droite, ne parviendra à évacuer de force les quelque 400 000 colons juifs qui vivent aujourd’hui en Cisjordanie comme Ariel Sharon l’a fait à Gaza en 2005 lorsqu’il rapatria 8 000 colons juifs. Ce problème s’est transformé peu à peu en un grand cauchemar.

Est-il vrai que vous avez été contrainte de vendre votre maison pour pouvoir écrire « Le Roman égyptien » ?

C’est vrai. Quand j’ai commencé à écrire Le Roman égyptien, j’étais endettée. Mon fils faisait son service militaire et ma famille n’habitait plus avec moi. J’ai eu alors l’ingénieuse idée de vendre ma maison. Je me suis dit que je pourrai écrire tranquillement ce livre, sans trop de soucis financiers, et acheter plus tard un appartement plus petit à Tel-Aviv. J’ai été complètement happée par l’écriture de ce roman, à tel point que j’ai oublié d’acheter une autre demeure à Tel-Aviv. J’habitais dans un rez-de-chaussée que je louais. Tout d’un coup, les prix de l’immobilier à Tel-Aviv se sont mis à flamber. Je n’ai rien pu acheter. Aujourd’hui, je n’ai pas de maison, mais j’ai Le Roman égyptien. J’ai tout investi dans l’écriture de ce roman. Celui-ci a été ma Start-up!

 

Top