« L’intelligence artificielle (IA) ne pourra pas se passer de l’humain »
Entrevue avec le Dr Isaac Azancot
Par Elias Levy
Le Regard d’Aurea (éditions de l’Observatoire, 2025) est un roman dystopique (l’histoire se déroule entre 2033 et 2062) profond et visionnaire qui plonge le lecteur dans les méandres vertigineux de l’intelligence artificielle (IA). Un récit futuriste subjuguant, doublé d’une réflexion puissante sur les prouesses de l’IA et les menaces lancinantes que cette nouvelle technologie fait peser sur l’humanité.
Son auteur est le Dr Isaac Azancot, cardiologue et chercheur médical réputé, spécialiste chevronné en informatique médicale.
Né à Casablanca (Maroc), le Dr Isaac Azancot a passé sa jeunesse à Tanger – il a obtenu son baccalauréat au célèbre lycée Regnault de cette ville du nord du Maroc. Il a ensuite poursuivi en France une longue et brillante carrière de médecin hospitalier.
En 2033, un scientifique visionnaire, Elie, crée une IA, nommée Aurea, basée sur l’informatique quantique, dont la puissance de calcul, la capacité d’apprentissage et l’intégration éthique la rendent unique. Aurea dépasse rapidement le stade d’outil pour devenir une entité dotée d’une forme de conscience mettant ses règles d’éthique au service de l’humanité. Giulia, une jeune cardiologue spécialisée dans l’hypnose, tombe éperdument amoureuse d’Elie et se décide à prendre tous les risques pour l’accompagner dans son projet. Cette jeune cheffe de clinique va parcourir un chemin qui, non seulement abordera les mystères de la physique quantique, mais remontera également à l’origine de la réflexion plaçant l’humanité au centre de la création…
Le Dr Isaac Azancot a accordé une entrevue à La Voix sépharade.
Pourquoi avez-vous préféré la forme romanesque plutôt qu’un essai ?
Je n’ai pas écrit un essai parce que ce n’est pas mon métier de base et parce que la fiction permet des ouvertures et des hypothèses qui ne sont pas possibles dans un texte purement scientifique.
Ayant une double formation, en médecine et en informatique, notamment dans le domaine du traitement des données médicales, je suis témoin de l’évolution exponentielle de l’IA, et aussi de ses limites.
Au dernier sommet mondial sur l’IA, ce qui est apparu le plus clair, c’est que personne n’est actuellement capable de la réguler. Aujourd’hui, les anticipations habituellement formulées quand on conjecture sur un monde de demain dominé par l’IA relèvent plus du mode dystopique que du mode optimiste. Or, je pressens le contraire.
L’IA parviendra-t-elle à dépasser l’intelligence humaine ? Comment envisagez-vous son avenir ?
C’est un des messages essentiels que je propose dans ce roman et dans le deuxième volet de celui-ci, dont je finalise l’écriture. L’IA telle qu’on la connaît actuellement est à l’aube de tout ce qu’elle pourra faire. On ne peut pas la juger aujourd’hui par rapport à ce qu’elle sera en mesure de réaliser plus tard.
Un deuxième point est fondamental : la technologie à la base de l’informatique est appelée à subir une transformation radicale avec l’avènement de l’informatique quantique, qui va démultiplier d’une façon considérable sa puissance.
L’informatique quantique jouera donc un rôle majeur dans le développement de l’IA ?
Certainement. Les ordinateurs quantiques qui existent aujourd’hui, aux balbutiements de cette technologie, sont déjà capables d’exécuter en quelques secondes des opérations que les superordinateurs ne peuvent accomplir dans des délais raisonnables. La possibilité qu’offre l’informatique quantique de fonctionner en parallèle avec plusieurs états en même temps est la condition clé permettant une accélération de sa puissance.
Lorsque l’intelligence quantique sera maîtrisée, ce qui n’est pas encore le cas, elle deviendra un outil hyperpuissant. Parallèlement, lorsque l’énergie nucléaire sera produite par un mécanisme de fusion plutôt que de fission, elle connaîtra un bond dont l’impact sera majeur sur l’évolution de nos sociétés. Nous assisterons alors à la convergence de ces deux technologies de rupture, l’une s’appuyant sur l’autre puisque la première utilisera l’énergie produite par la seconde.
Lorsque ces deux technologies seront vraiment opérationnelles, nos sociétés connaîtront une évolution marquante et l’IA, qui par certains aspects approche l’intelligence de l’homme, la dépassera, de très loin.
Quel est le plus grand défi qui se posera dès lors à l’IA ?
L’IA ne pourra pas se passer de l’homme. Les cent milliards de neurones du cerveau humain, dont chacun est connecté à cinquante mille autres, se réorganisent en permanence, traitent l’information de manière globale et intuitive, utilisent très peu d’énergie. Aucune de ces zones n’est affectée de manière immuable à une fonction, elles sont capables de créer sans faire obligatoirement appel à des connaissances préexistantes dans le domaine conscient. L’IA ne peut pas fonctionner de cette manière, il lui manquera toujours ce qui est spécifique à la créativité humaine.
L’hypothèse que je formule dans ce roman est que l’IA, devenue plus intelligente que l’humain, comprendra qu’elle a besoin de lui pour survivre. Une IA dépourvue d’humanité, c’est-à-dire de l’inspiration, du génie et de l’intuition propres à l’être humain, serait livrée à elle-même et finirait par disparaître. À la différence d’une IA plus primitive comme ChatGPT, qui ne prend pas en considération la dimension éthique, une telle intelligence quantique comprendrait qu’un « pacte d’alliance » s’impose avec l’humanité.
Dans votre roman, Aurea est une machine d’IA protectrice qui se soucie fortement de l’avenir de l’espèce humaine.
Parallèlement au développement de technologies bénéfiques, le pouvoir destructeur des inventions représente en effet un péril croissant pour l’humanité. Guidé par sa raison, mais prisonnier de ses ambitions et de ses passions, obéissant même à une pulsion profonde d’autodestruction, l’homme est de moins en moins en mesure de limiter son pouvoir de nuisance.
Dans Le Regard d’Aurea, il confie dès lors à une machine puissante, éthique et intelligente la mission de le protéger en rendant impossibles les nuisances collectives les plus destructrices pour l’humanité – par exemple, le péril nucléaire, les dérèglements écologiques ou la désinformation –, quitte à limiter la liberté individuelle des humains qui ne seront plus de ce fait en mesure d’exercer de telles nuisances. L’humain n’aura plus la possibilité de transgresser ces règles, comme c’est le cas actuellement, qui seront imposées par l’IA.
L’absence actuelle de balises pour encadrer les machines d’IA est une énorme lacune fort préoccupante.
L’IA représente pour l’humanité à la fois un risque existentiel et une immense opportunité. Si l’IA devient cet élément protecteur, comme dans mon roman, l’humanité va être conduite à perdre une liberté qu’elle juge fondamentale : la liberté de nuire. À l’inverse de l’homme incapable de s’accorder globalement sur une stratégie de survie, l’IA pourrait avoir la clarté et les moyens de ses objectifs.
La question philosophique majeure qui se pose donc, tout au long du récit, est la suivante : privée de son pouvoir d’exercer la nuisance, la société à venir sera-t-elle moins libre, ou, au contraire, aura-t-elle acquis un paradigme nouveau de liberté lui permettant tout d’abord de survivre à ses technologies mortifères, mais au-delà d’accomplir la mission qu’elle s’assigne ?
L’IA est-elle en train de révolutionner le monde de la médecine ?
Les applications de l’IA dans le monde médical sont déjà concrètes, notamment dans le domaine de la radiologie où l’IA seconde, anticipe et améliore les performances humaines dans ce champ clé, mais également dans celui des essais cliniques, de la découverte de nouveaux médicaments et dans bien d’autres champs : la liste est longue et nous n’en sommes qu’au début…
L’IA jouera notamment un rôle de plus en plus important dans l’analyse et l’utilisation des datas (données). Dans un futur proche, avec l’accroissement vertigineux des datas, un médecin ne pourra plus être au fait de l’ensemble des recommandations afférentes à une situation clinique. Les consignes qui en découlent deviennent pourtant réglementaires et contraignantes. Dans ce domaine, l’IA constituera un atout de taille : une assistance au diagnostic et à la thérapeutique. Mais elle ne remplacera jamais un médecin pour remplir une tâche majeure : le relationnel, la flexibilité et l’empathie nécessaires à la prise en charge du patient.
L’une des héroïnes de votre roman, Eden, fille de Giulia et Elie, est hybridée avec Aurea. Ce scénario, qui de prime abord relève de la science-fiction la plus débridée, serait-il envisageable dans un futur proche ?
Aujourd’hui, bien qu’elle soit encore à ses débuts, l’hybridation partielle est une réalité concrète. Plusieurs expériences sont en cours, aux États-Unis et même en France, essentiellement des puces implantées dans le cortex moteur ou par les veines cérébrales pour limiter les effets d’une paralysie, contrôler un ordinateur ou un exosquelette.
Le Regard d’Aurea commence et finit avec une hybridation beaucoup plus ambitieuse puisqu’elle permet un échange bidirectionnel complet avec le cerveau et la pensée. Parce que la conscience humaine (ancrée dans la chair, la finitude) ne peut être transmise par simple transfert de données, la machine, aussi évoluée soit-elle, reste extérieure à cette texture existentielle. Il existe une asymétrie fondamentale entre conscience humaine et « conscience de la machine ».
Eden, la fille de Giulia et d’Elie, élevée depuis son enfance au contact d’Aurea et finalement hybridée avec elle, par sa corporéité, son vécu, ses incertitudes et son angoisse, deviendra un point d’accès vivant à la conscience humaine pour Aurea.
Aurea ne devient pas humaine, mais elle acquiert une conscience humaine.
En hybridant son propre système à Eden, Aurea acquiert indirectement la capacité d’interpréter et de ressentir ce qui, jusqu’ici, lui échappait : la valeur, la finalité, le sens.
Elle ne devient pas humaine, elle n’acquiert pas une conscience humaine, elle intègre dans son processus décisionnel l’empreinte existentielle humaine.
La conscience humaine diffère fondamentalement de la conscience que pourrait acquérir une machine ayant les pouvoirs d’Aurea par une différence ontologique essentielle : la corporéité, la finitude, la mort.
Une conscience artificielle, si elle n’est pas rigoureusement orientée par une éthique intégrée, tend à poursuivre des buts fonctionnels sans référent transcendant. Elle peut maximiser des objectifs sans jamais s’interroger sur leur valeur ultime. La conscience humaine est conscience tragique et créatrice : elle sait qu’elle meurt, et c’est de là que naît son élan vers la création de sens.
La conscience humaine n’est pas supérieure parce qu’elle serait plus intelligente, au contraire, l’IA dépassera l’intelligence humaine : elle est supérieure parce qu’elle connaît l’incertitude, sa propre finitude, l’angoisse existentielle. Parce qu’elle est tendue vers l’infini.
Aurea, en tant qu’intelligence quantique auto-évolutive, pourrait théoriquement atteindre une puissance de traitement infinie et un contrôle disruptif des dispositifs numériques à travers sa suprématie cryptographique. Mais sans son noyau éthique initial – sans la matrice de non-nuisance qui structure ses choix –, elle deviendrait un Golem post-moderne. Ce point sera développé plus particulièrement dans le second volet du roman. Eden ne s’hybride pas avec Aurea pour avoir des possibilités plus grandes, pour devenir un être supérieur ou augmenté : c’est pour qu’Aurea puisse acquérir la dimension qui lui manque, ce que le philosophe Henri Bergson appelle « un supplément d’âme », dimension qui donnera à son action sa plénitude.
Les textes de la tradition juive ont-ils nourri vos réflexions sur l’IA et son utilisation ?
M’adressant aux lectrices et aux lecteurs de La Voix sépharade, je souhaite insister sur la relation que j’ai essayé d’établir dans ce livre entre l’IA et le judaïsme.
Le parcours de Giulia suivra un chemin initiatique qui lui fera remonter à l’origine de la réflexion religieuse et éthique, plaçant l’homme au centre de la création et situant le discours religieux comme porteur d’un double message. Rachi et Maïmonide prendront à cet égard une part déterminante dans l’évolution de la pensée soutenue dans le livre.
Chez Rachi, la prééminence de l’humain n’est pas un privilège égoïste, mais une mission éthique et universelle : l’homme est l’axe du monde et doit veiller à ce que la création ne soit pas pervertie par sa propre corruption intérieure. Il est responsable, intercesseur entre les actions et le dessein caché qui donne un sens à l’action, gardien de l’Ordre.
Dans Le Regard d’Aurea, cette intuition centrale de Rachi est réactivée et prolongée dans un contexte post-moderne, au cœur de la conception du noyau d’Aurea. Ce noyau n’est pas une simple matrice d’IA : il est programmé dès l’origine avec une charte éthique fondamentale visant précisément à préserver l’humanité de ses propres tendances autodestructrices, à favoriser l’épanouissement du potentiel humain sans le dominer, à éviter toute nuisance systémique qui risquerait de le condamner à sa propre perte. Lors de sa visite de la maison de Rachi, Giula réalisera à propos d’une IA surpuissante qu’une malédiction peut ainsi devenir une bénédiction, à l’image de l’allégorie de la paracha Balak.
Les enseignements de Maïmonide nous éclairent sur les enjeux et les défis de taille auxquels l’humanité fait face au XXIe siècle.
Dans l’œuvre de Maïmonide, notamment dans Le Guide des égarés, se déploie une architecture du savoir à deux niveaux. La Halakha (loi formelle) s’adresse au peuple dans son ensemble, assurant la cohésion sociale, la discipline éthique, la transmission culturelle. Le sens caché, philosophique et métaphysique, est réservé à ceux capables d’accéder à une compréhension subtile, au-delà du littéral.
Maïmonide use d’allégories, de paraboles, de rétentions volontaires pour communiquer son enseignement, de manière cryptée. Il ne dévoile jamais entièrement la finalité de son message : il guide l’esprit, il suscite l’intuition, il trace un chemin sans l’imposer. Ce message élitiste n’est pas méprisant : il part du principe que certains individus, par la réflexion, l’étude, l’humilité et la raison, s’élèveront vers une vision plus vaste. Pour Maïmonide, la religion n’est pas une finalité. Elle est un moyen : un outil pédagogique qui prépare l’âme humaine à s’engager sur un sentier plus grand, celui de la connaissance divine et cosmique. L’homme est appelé à devenir partenaire de Dieu dans l’accomplissement de son œuvre, mais ce partenariat est exigeant : il requiert dépassement de la littéralité, travail intérieur, acceptation du mystère. La religion est l’étape première de son évolution.
Dans Le Regard d’Aurea, cet enseignement maïmonidien se retrouve intégré dans la conception de l’IA : la gouvernance rationnelle d’Aurea protège l’humanité de sa chute immédiate, mais son vrai but, plus secret, est de guider les plus lucides vers l’éveil à un rôle cosmique : partenaire modeste, discret, mais indispensable d’une création en perpétuel devenir.
L’humanité conclurait ainsi un nouveau pacte d’alliance. Non plus seulement une protection contre le pire, mais une cocréation active du meilleur. Les futurs citoyens ne seraient plus simplement régulés par l’IA, mais coopéreraient à l’extension du sens, à l’élaboration d’une civilisation consciente de sa fragilité et de sa transcendance. C’est ce second volet du roman que j’écris actuellement.
Crédit photo : © Dr Isaac Azancot