Pourquoi moi?
Chochana Boukhobza est née à Sfax en Tunisie. Elle est l’auteure d’une dizaine de romans dont « Un été à Jérusalem » qui a reçu le Prix Méditerranée 1986 alors que « Le Cri », a été finaliste au Prix Fémina 1987. Elle a également réalisé plusieurs films documentaires dont « Les petits héros du ghetto de Varsovie » qui raconte l’histoire vraie de 18 enfants juifs de 6 ans à 15 ans qui réussissent à survivre dans la zone aryenne de la ville, après la liquidation du ghetto. Son dernier film, « Les évadés de Rawa Ruska » (2016), relate les témoignages de soldats français internés en Ukraine, confrontés à l’extermination de la population juive sous le nazisme. Ces hommes étaient des militaires, évadés de camps de prisonniers en Allemagne pour tenter de rejoindre la France. Pour les punir et les briser, les Allemands les ont enfermés dans un camp en Ukraine alors que la Shoah par balles battait son plein.
En 1975, j’étais en première au lycée Yabné à Paris.
Un historien s’est présenté au lycée. Il demandait des volontaires pour l’aider à recopier 76 000 noms. Ce travail était confidentiel et urgent.
Trop occupée par mon départ pour Israël, je n’ai pas répondu à cet appel.
Deux jours plus tard, une amie m’a suppliée de l’aider à finir ce qu’elle avait promis de donner à l’historien et qu’elle n’arrivait pas à terminer dans les temps. Elle m’a tendu une liasse de feuilles noircies et une boîte de cartes bristol. Il s’agissait de recopier sur ces cartes les noms, prénoms, âge des Juifs raflés sur le sol de France et qui étaient morts dans les camps d’internement, des Juifs exécutés sur le sol de France pour avoir résisté à Pétain, des Juifs expédiés à Auschwitz au seul prétexte qu’ils étaient Juifs. Pour ceux qui avaient été envoyés à Auschwitz, on ajoutait la date de leur déportation, le numéro de leur convoi et leur numéro de matricule qui leur avait été attribué à Drancy ou à Compiègne.
L’historien était Serge Klarsfeld.
Il préparait son « Mémorial de la déportation des Juifs de France », un ouvrage colossal, d’une importance extraordinaire, pour arracher de l’oubli et donner sous
la forme d’un annuaire, une sépulture aux disparus.
J’avais 17 ans.
Je suis née en Tunisie.
Ma communauté a été épargnée par miracle et ma famille ne l’a jamais oublié.
Mon père, né en 1927, se souvient encore d’une journée de jeûne ordonnée par le Grand rabbin de Tunisie pour soutenir les forces françaises devant l’envahisseur allemand.
Mes grands-oncles, naturalisés français à leur naissance, ont été enrôlés en 1939 et se sont battus pour la France. Capturés par les Allemands, envoyés dans des camps de prisonniers de guerre, ils ont réussi à s’évader. Après avoir traversé au prix de mille périls la France occupée, ils ont trouvé les Allemands en Tunisie. Le pays avait été occupé le 11 novembre 1942.
Pendant les six mois de l’occupation allemande en Tunisie, plusieurs milliers de jeunes Juifs tunisiens ont été enfermés dans des camps de travail, ils ont dû porter l’étoile jaune, et les Allemands se préparaient à les déporter quand les Alliés ont débarqué.
À la Libération, pour saluer la liberté retrouvée, tous les cousins de ma mère nés en 1945 et 1946 ont été appelés Victoire, pour les filles, Victor, pour les garçons.
Nous avions eu chaud, nous les Juifs de Tunisie.
Si les Alliés avaient tardé à arriver, Vichy et les nazis nous auraient liquidés.
En recopiant les listes de noms, l’âge des victimes, les numéros de convoi, la douleur m’a percé le cœur. Cette douleur avait la forme d’un wagon obscur empli de visages harassés et assoiffés. Je recopiais l’âge des enfants : quatre ans, six ans, dix ans. Il y avait là des familles entières, grands-parents, parents, enfants, des orthodoxes, des bundistes 1, des Juifs français, des Juifs polonais, des Juifs allemands. Leur avenir s’était arrêté, parce qu’ils s’appelaient Levy, Cohen et Rosenberg….
Les listes éclairaient d’une lumière crue ce nombre inouï : 6 millions. Car malgré l’épouvante qu’il représente et même s’il dit beaucoup sur la barbarie, un nombre reste une abstraction.
J’avais grandi dans une famille religieuse.
Le vendredi soir, nous chantions des cantiques, nous ouvrions la porte de la maison pour faire entrer les anges dans notre foyer. Shalom halehem, malahé hachalom, malahé elion, salut à vous, anges de la paix, anges des hauteurs… Durant leur voyage vers le néant, aucun ange n’était entré dans ces wagons, aucun sauveur, aucun libérateur.
Pourquoi? Je me suis demandée pourquoi rester Juif? J’ai compris plus tard, que même cette solution n’aurait pas été une solution. Que les nazis avaient pensé à tout, qu’ils avaient distingué tous ceux qui, sur trois générations avaient eu un parent juif. Que la seule solution était celle de Klarsfeld, traquer les bourreaux, dévoiler leur crime, en cherchant des témoins et toutes les preuves de leur forfait.
Les listes de Klarsfeld n’étaient que l’écume de la grande destruction.
Elle avait eu lieu partout, sauvage, effroyable, pour se saisir de tout ce qui était ce peuple, pour anéantir son nom et le rayer de la surface de la terre jusqu’au dernier.
L’historien Raoul Hilberg l’avait compris et il avait poursuivi un lent travail de fourmi pour réunir tous les documents de la machine d’extermination. Le cinéaste Claude Lanzmann avait pressenti la force vitale du témoignage, et il avait couru le monde pour retrouver les victimes et leur demander de raconter, de nous raconter.
L’ampleur du génocide ne cesse de nous interroger encore et toujours sur l’humanité, sur ceux qui tuent et ceux qui sauvent au péril de leur vie, sur ceux qui dénoncent et ceux qui meurent sous la torture, sur ceux qui marchent vers la mort pour accompagner des orphelins et ceux qui se sont révoltés, dans le ghetto de Varsovie, à Treblinka, à Sobibor et à Auschwitz.
Elle nous questionne sur le désir de survie et sur la résistance. Sur ce qui fait de nous un homme ou un chien, un Juste ou un barbare.
Elle interpelle Dieu, les cohortes d’anges et les myriades de démons. Même si le silence du ciel persiste, la question reste posée et elle le restera jusqu’à la fin des temps.
L’anéantissement programmé du peuple juif concerne l’humanité toute entière, et pas seulement les Juifs. Là est la matrice du monde, la grande et seule question. De quel bois sommes nous fait? Et qui sommes-nous?
Voilà pourquoi, de livres en films, je réfléchis et travaille sur le génocide.
Chochana Boukhobza
Notes:
- Membre du Bund, mouvement socialiste créé à la fin du 19e siècle qui désigne l’Union générale des travailleurs juifs en Lituanie, Pologne et Russie. ↩
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