Yoav Sasportas, un apiculteur dévoué et passionné
Bien peu de choses prédestinaient Yoav Sasportas au métier d’apiculteur. Ce Sépharade dans la jeune trentaine a été élevé en milieu urbain, à Montréal, il n’a aucun antécédent familial dans le domaine agricole. Pourtant, c’est avec douceur et conviction que Yoav parle de son métier d’apiculteur, de la vie des abeilles, de leur utilité, de leur comportement, de ses interactions avec elles au quotidien.Il aurait de quoi leur en vouloir, car il a souvent été piqué par elles et a même développé une allergie l’obligeant à s’en éloigner pendant un an.
Mais son amour de ces petits insectes célébrés pour leur production de miel l’a ramené vers sa passion : l’entretien de ruches et le gardiennage d’abeilles, en hiver comme en été.
Yoav se décrit comme un « Sépharade traditionaliste, avec une forte identité juive ».
Il est né à Montréal de parents marocains, dans une fratrie de six frères et sœurs, trois garçons, trois filles. Il a étudié dans une école juive orthodoxe de Montréal, la Yéchiva Gedola, et a poursuivi ses études secondaires dans une école publique anglophone, la Mind High school.
Dans sa famille, certaines valeurs dominent : l’éducation bien sûr, le débat, mais aussi la nature.
« Mes parents m’ont transmis dès mon jeune âge une profonde appréciation de la nature. C’est le germe de ma passion : la nature, sa protection », dit-il.
Il tombe un jour sur un article du magazine américain Time relatant les menaces qui pèsent sur la vie des abeilles, leur déclin en nombre. Il est intrigué et commence à s’intéresser à cet enjeu. En effet, au Canada comme ailleurs, les colonies d’abeilles diminuent, surtout depuis une quinzaine d’années. Leur mortalité est plus élevée. La production de miel s’en ressent mais, plus important encore, l’effet bénéfique des abeilles : la pollinisation des fruits, des légumes.
Selon l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments, les abeilles contribuent à la survie de plus de 80 % des espèces végétales.
« Les abeilles sont la colle qui maintient le système alimentaire en place, souligne Yoav. Elles sont aussi le canari dans la mine de charbon, car, hypersensibles, elles représentent un indicateur de la santé de notre écosystème : lorsque la nature est malade, les abeilles en montrent les signes très tôt. »
Or, l’écosystème des abeilles ne se porte pas au mieux. Leur nombre est en déclin. Une des causes : les insecticides, qui affectent leurs défenses immunitaires. S’ajoutent la présence accrue de bactéries étrangères, l’agriculture intensive, qui met l’accent sur la production destructrice des habitats, et les changements climatiques.
Aujourd’hui, l’industrie apicole est en chute libre, constate Yoav avec regret. On vend du faux miel dans les supermarchés. La mortalité annuelle des abeilles est de 50 %. L’étiquetage est inapproprié.
« Beaucoup de gens ne réalisent pas que même le miel produit localement a vu la plupart de ses composés bénéfiques s’évaporer et être détruits par le chauffage et un filtrage excessif, et qu’il contient 5 à 10 % de sirop de sucre. »
Le bien-être des abeilles est une préoccupation constante chez Yoav.
« L’apiculture moderne, axée sur de grands nids, des reines importées, le remplacement du miel par du sirop de sucre, est allée dans une mauvaise direction. Il faut revenir à l’essentiel et mettre l’abeille au centre de nos interventions. On y arrive avec une alimentation propre, sans pesticides, en évitant des zones d’agriculture industrielle. Le but visé est la construction de colonies fortes et résilientes. »
Avant de se consacrer à temps plein à l’apiculture, Yoav a effectué des stages de perfectionnement, notamment au Vermont et en Israël. Au départ, ce n’était pas l’aspect commercial qui l’intéressait, mais la protection des abeilles.
En 2015, il s’associe à temps partiel aux activités de la firme d’apiculture Apiguru et contribue, entre autres, à une conception de ruches plus résistantes en hiver. Début 2021, le fondateur d’Apiguru et son mentor, Branislav Babic, spécialiste en abeilles russes, rend l’âme. Yoav prend alors en main les destinées de l’entreprise, mais cette fois-ci, il y œuvrera à temps plein.
Il met en place une centaine de colonies dans divers endroits choisis au Québec, augmente le nombre de détaillants vendant le miel produit par Apiguru. Il élargit le nombre d’entreprises et d’organisations acceptant d’abriter une ruche pour des raisons environnementales. Il conçoit aussi un mur pollinisateur pour fournir un habitat vertical aux abeilles.
Apiguru offre aussi la mise en place de jardins favorisant la santé des pollinisateurs, grâce à une variété de plantes et de fleurs fournissant une nourriture stable aux abeilles.
« Les gens pensent que le but unique d’un apiculteur est l’extraction de miel. Faux ! C’est une activité qui ne dure que deux semaines dans l’année. L’essentiel, tout au long de l’année, c’est de prendre soin des abeilles, pour les garder en vie, et faire le suivi de leur santé. »
Yoav s’est donné une mission : créer des colonies d’abeilles plus saines et plus durables, notamment en milieu urbain, comme l’indique le nom de la marque de commerce de ses produits, Urban Dvash.
« Le miel Urban Dvash veille à ce que le pot contienne 100 % de miel brut recelant du pollen d’abeille bénéfique, et rien d’autre. Ce qui a commencé comme un petit rucher expérimental est devenu une entreprise familiale. Nous proposons des services d’apiculture urbaine, des formations et notre miel. »
C’est une façon d’amener la nature en milieu urbain, explique-t-il.
Il transmet aussi sa passion en donnant des conférences, notamment dans des écoles.
« Mon entreprise se targue d’être le plus grand rucher expérimental au Canada, guidé par la philosophie de la « petite ruche apicole », qui montre que les nids équivalents à un nid d’arbre naturel auront moins de facteurs de stress. C’est pourquoi Apiguru a décidé d’utiliser des méthodes non traditionnelles dans son objectif de préserver les abeilles, mais aussi de fournir des produits de la plus haute qualité. »
Son entreprise est encore de nature saisonnière, mais l’objectif de Yoav est d’en faire une opération active pendant douze mois, pour garder ses travailleurs toute l’année.
« Nous vendons du miel à tout le monde. Au début, c’était surtout à Rosh Hashana, mais maintenant, c’est toute l’année, le Nouvel An juif étant la période la plus chargée. Nous vendons également à Noël, à la Saint-Valentin, à Hanouka, à Pourim et même durant le ramadan musulman. »
Interrogé sur le respect des rites de la tradition juive dans le cadre de ses activités professionnelles – surtout de la production de miel –, Yoav répond : « Au départ, notre miel n’était pas certifié casher mais, comme il est extrait à froid, ce n’était pas nécessaire. Il est naturellement casher, ce qui signifie qu’il s’agit d’un produit de base, comme les céréales et l’eau. »
Il précise : « Le miel n’est pas produit par les abeilles, mais transporté dans un second estomac et régurgité dans les cellules hexagonales. C’est ce que les sages du judaïsme savaient il y a des millénaires. Les produits engendrés par l’abeille sont casher tant qu’ils ne sont pas digérés ou produits par le corps lui-même. La cire d’abeille est casher, même si elle est sécrétée par le corps de l’abeille, parce que celle-ci est une alchimiste qui transforme le miel en cire. »
Le miel, la propolis, la cire d’abeille, le pollen et le pain d’abeille sont cashers, précise-t-il.
« En fait, les abeilles sont le seul animal non casher dont le produit est casher. L’abeille est la seule créature qui améliore le monde : elle prend le nectar de la fleur, et celle-ci en est ainsi améliorée. »
La plus ancienne ruche du monde date de l’époque du roi David, découverte à Tel-Rahov, site archéologique situé dans la vallée de Beth Shéan, en Israël, rappelle Yoav.
« Les abeilles étaient bien conservées. On a découvert qu’elles avaient été importées de Turquie, car l’abeille israélienne indigène, l’abeille syrienne, n’est ni douce ni productive. Le miel était considéré comme la forme liquide de l’or et était enterré avec les pharaons en même temps que l’or physique. L’apithérapie, ou l’utilisation du miel à des fins médicales, était connue depuis l’époque biblique et est mentionnée dans le Talmud. Les abeilles ont été appréciées par le peuple juif pendant des millénaires. À l’origine, la tradition portait sur le miel des dattes, et ensuite sur le miel des abeilles. »
Pour Yoav, la notion de Tikun Olam (réparer le monde) et la notion de Tsar balei Hayim (l’interdiction de faire souffrir les animaux) sont des concepts qui sont à la base de la philosophie d’Apiguru.
« C’est une grande responsabilité que de s’occuper des abeilles, car celles-ci sont comme une famille. »
Une discussion dans le Talmud qui a attiré son attention porte sur la quantité de miel qu’il faut laisser aux abeilles pour qu’elles le mangent pendant l’hiver.
« Aujourd’hui, l’apiculture laisse souvent les abeilles sans nourriture et prend tout leur miel. Mon entreprise s’emploie à laisser suffisamment de miel aux abeilles pour qu’elles puissent survivre à l’hiver. »
En 2023, Apiguru a reçu la « certification de culture naturelle », qui est une certification biologique.
« C’est le sens de notre certification de produits naturels, qui implique à la fois la pureté du miel, l’authenticité et l’éthique de l’apiculture. Par exemple : ne pas voler le miel des abeilles et ne pas le remplacer par du sirop de sucre. »
Que recommanderait-il à un jeune de notre communauté souhaitant se lancer dans le domaine de l’apiculture ?
« Devenir agriculteur, une profession juive improbable, m’a permis de briser les stéréotypes, d’ouvrir un dialogue avec de nombreuses personnes d’origines différentes et d’agir en tant qu’ambassadeur de ce créneau agricole. Les abeilles sont appréciées par toutes les cultures, toutes les religions et tous les peuples. Il faut être déterminé, résilient, travailleur, débrouillard, avoir beaucoup de ressources, et accepter que la nature joue son rôle. Bref, en apiculture, on ne peut tout avoir sous son contrôle. Mais surtout, il faut avoir une véritable passion pour les abeilles ! »
Crédit photo : © Apiguru