Rencontre avec un médecin-écrivain, Martin Winckler
Par Elias Levy
Né en 1955 à Alger (Algérie) et médecin de formation, Marc Zaffran a exercé en France comme médecin de famille en milieu rural et en milieu hospitalier. Comme romancier et essayiste, il est connu sous le nom de plume de Martin Winckler.
Il est l’auteur d’une cinquantaine de livres de différents genres : romans, récits autobiographiques, contes, recueils de nouvelles, articles scientifiques, analyses filmiques de séries télévisées, essais sur le soin, manuels médicaux pour le grand public.
En 1998, son roman La Maladie de Sachs (éditions P.O.L), traduit en une vingtaine de langues et adapté au cinéma par le réputé réalisateur Michel Deville, rencontre un très grand succès public.
Il a publié cet automne deux ouvrages, un excellent livre d’entretiens autobiographique, La vie, c’est risquer. Itinéraire d’un médecin-écrivain (éditions du Seuil, 2024), et un essai vitriolique sur la France, Au pays du mépris. Voyage dans l’arrogance « à la française » (éditions Robert Laffont, 2024).
Martin Winckler vit au Québec depuis 2009, où il se consacre pleinement à l’écriture.
Il a accordé une entrevue à La Voix sépharade.
Pourquoi ne pratiquez-vous pas la médecine au Québec?
J’ai décidé de me consacrer à l’écriture. Je donne aussi des cours de temps à autre. Pour pratiquer la médecine à temps plein au Québec, il aurait fallu, ce qui est tout à fait normal, que j’obtienne des équivalences académiques et que j’effectue des stages de mise à niveau. Quand je suis arrivé au Canada, en 2009, ces stages médicaux m’obligeaient à partir très loin de Montréal. On vous envoie dans les régions où on a besoin de médecins. Pour des raisons familiales, c’était compliqué pour moi. Je suis donc retourné aux études, j’ai continué à écrire des livres et j’ai donné des cours de temps en temps.
Dans votre livre, La vie, c’est risquer, vous êtes très critique à l’endroit du système médical français. Mais force est de reconnaître que le système de santé québécois ne se porte pas non plus très bien ces temps-ci.
Vous avez raison. Le système de santé québécois se porte très mal par rapport à ce qu’il était il y a dix ou quinze ans. Mais ma préoccupation principale, c’est le comportement des professionnels de santé. Quand je compare la façon dont je suis traité au Québec, comme patient, par les professionnels de santé par rapport à la manière dont j’étais traité en France, il n’y a pas photo! Depuis seize ans que je vis au Québec, comme patient, je suis traité comme je ne l’ai jamais été. Je me suis toujours fait un point d’honneur de consulter sans dire que j’étais médecin en France. Je ne veux pas de traitement de faveur. Souvent quand un médecin consulte l’un de ses confrères, il a un traitement de faveur.
Il y a dans le système de santé québécois des problèmes structurels qui sont réels et tout aussi importants que ceux qui minent le système de santé en France.
Le système de santé français est confronté à un grand problème : la fragmentation de ses professionnels. À la différence du Québec, en France, il n’y a pas moyen d’avoir une bonne communication entre un médecin généraliste, un médecin spécialiste, un ergothérapeute, un pharmacien… Au Québec, en dépit des nombreux dysfonctionnements du système de santé, on peut encore être bien soigné.
Force est de constater qu’en matière de soins de santé, les conditions se dégradent dans tous les pays industrialisés.
C’est vrai. Les gouvernements investissent de moins en moins dans le système de santé, car il y a longtemps que celui-ci n’est pas rentable. De la même manière que construire des autoroutes, ce n’est pas rentable, mais ça permet à la société de fonctionner.
Aujourd’hui, en Occident, le plus grand défi des systèmes de santé n’est pas seulement financier, mais aussi idéologique. La planète, la démographie, la pollution, la pyramide d’âge évoluent. Plus de gens devraient être formés pour devenir des professionnels de santé parce qu’on en aura grandement besoin pour soigner de plus en plus de personnes malades.
Aujourd’hui, dans la profession médicale, l’appât du gain n’a-t-il pas pris le dessus sur la vocation ?
En France, la fonction de médecin a toujours été dominée par l’appât du gain et par le désir de statut. Aujourd’hui, le problème, c’est que le médecin n’a plus de statut parce qu’il est intégré de plus en plus à un système médical. Mais l’appât du gain ne s’est pas amenuisé pour autant.
Les études de médecine sont d’accès très inégalitaire, en Amérique du Nord aussi. Si on ne favorise pas l’accès aux études de médecine ou de soignant aux populations dont les moyens matériels sont limités, on va favoriser seulement des gens fortement attirés par l’appât du gain. Or, des soignants, il y en a dans toutes les classes sociales, qu’ils aient un statut ou pas.
Soigner, c’est fatigant, c’est un sacerdoce. C’est une vocation où on donne énormément. Heureusement, il y a toujours des groupes de médecins pour qui le système de santé est prioritaire, pas les revenus.
Malheureusement, comme le recrutement des médecins se fait principalement dans les sphères les plus favorisées de la société, beaucoup de futurs médecins veulent avant tout un statut, de hauts revenus et des conditions de vie extrêmement favorables. La santé des gens les préoccupe beaucoup moins. C’est une question de recrutement et aussi une question politique. Ce sont les gouvernements qui décident à la fin.
Au Québec, le système de recrutement dans le milieu de la santé est-il boiteux ?
Après les deux premières vagues de la pandémie de COVID-19, le gouvernement du Québec a décidé d’embaucher 20 000 préposés aux bénéficiaires. Un de mes enfants s’est recyclé et souhaitait suivre la formation requise pour assumer cette fonction hospitalière. Souffrant de problèmes articulaires aigus, on lui déconseilla d’aller au bout de son stage. Cependant, on lui proposa de faire de la gestion. Il est aujourd’hui gestionnaire d’aide aux ressources humaines dans un hôpital de Montréal. Le système médical lui a permis de trouver sa voie. Il est très heureux au Québec. Au Canada, on aide les gens à trouver leur voie. Un pays qui permettrait aux soignants potentiels provenant des classes les plus défavorisées de la société de devenir médecins changerait progressivement la mentalité de la classe médicale. Mais, ce changement est compliqué parce que la majorité des médecins proviennent de milieux favorisés.
Quel est aujourd’hui le plus grand défi des systèmes de santé ?
En Amérique du Nord, les industriels (les pharmaceutiques, les entreprises produisant du matériel médical…) exercent un poids énorme sur le système de santé. Ils mènent un lobbying intense auprès des gouvernements pour empêcher ceux-ci de réformer les systèmes de santé. Par définition, les besoins publics sont opposés aux besoins des industriels.
En 2025, dans une société comme la nôtre, on devrait amorcer une décroissance de la consommation médicale, c’est-à-dire non pas empêcher les gens de consommer des soins, mais leur apprendre à consommer ceux-ci à bon escient. Ce n’est pas fait parce que les industriels ont intérêt à ce que tout le monde consomme le plus possible. Donc, les pressions économiques exercées sur les gouvernements les empêchent d’apporter des changements au système de santé.
Plus un pays est industrialisé, plus les industriels de la santé y voient miroiter des profits mirobolants. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la santé est devenue un marché, alors que ça devrait être un service public. Les industriels veulent que ce marché soit toujours en croissance. Ils ne veulent pas que les citoyens utilisent les ressources à bon escient parce qu’ils vont consommer moins.
Vous êtes un partisan invétéré de l’aide médicale à mourir. Quel regard portez-vous sur le débat entourant cette question très sensible qui fait rage des deux côtés de l’Atlantique ?
Sur cette question médicale très déchirante, le Québec a une longueur d’avance sur la France. D’autres provinces canadiennes, notamment la Colombie-Britannique, sont tout aussi en avance que le Québec.
Au Québec et dans d’autres provinces du Canada, je ressens un respect de l’individu et de la décision individuelle qui est quasi inexistant en France. Dans l’Hexagone, il y a un conformisme et une grande intolérance à tout ce qui est original et excentrique.
Ce n’est pas la population française qui est contre l’aide médicale à mourir, celle-ci est largement favorable, la résistance émane des institutions politiques et du camp médical français, qui dans sa grande majorité est furieusement opposé à l’aide médicale à mourir. En France, le médecin est le premier à décider de façon unilatérale qui va vivre ou mourir.
Je me souviens quand la loi sur l’aide médicale à mourir (la Loi concernant les soins de vie) a été votée au parlement du Québec, des journalistes ont demandé au premier ministre de l’époque, Philippe Couillard, comment se fait-il que tous les partis politiques québécois ont voté pour, il a répondu : « Parce que ce n’est pas une question politique, c’est une question privée. » En France, l’aide médicale à mourir est considérée comme une question idéologique et non comme une question privée. Comme si l’idéologie politique dominante devait s’imposer à tous les Français.
Votre livre, Au pays du mépris, est un sévère réquisitoire contre la France.
Quelque chose qui me frappe beaucoup quand on arrive dans un pays étranger, c’est la perception qu’ont les autres cultures de la culture française : ils y voient une culture de l’arrogance et du mépris. J’avais déjà constaté le mépris scientifique dans le monde médical français. Pendant mes études de médecine, nos professeurs nous intimaient de ne pas lire des livres écrits par les Anglais et les Américains. Comme le synthétisait un de mes amis, l’attitude générale des médecins français se résumait ainsi : « Moi, j’ai été un élève du professeur Robert Debré, les Américains n’ont rien à nous apprendre. » Il y avait un refus d’accepter que la science médicale évolue forcément, que les progrès scientifiques remettent en question des notions. J’avais constaté ce mépris dans le monde médical.
En extrapolant, je suis arrivé à la conclusion que les médecins français constituent une partie de l’élite sociale française. Il y a très longtemps que je suis conscient que la société française est une société pyramidale extrêmement hiérarchisée et inégalitaire. Les médecins français font partie de la partie supérieure de cette pyramide. Au fond, ils ne font que véhiculer les valeurs de l’élite dominante française.
J’ai essayé dans cet essai de réfléchir à ce qu’est cette arrogance, ce mépris et cette mentalité à la française. La seule manière que j’avais de réfléchir à cette question de façon sincère et appropriée, c’est au travers de mes propres expériences, c’est-à-dire par le truchement d’un récit autobiographique.
Quand vous viviez en France, avez-vous subi les affres de l’antisémitisme ?
Non, moi, j’ai évolué dans environnement particulièrement privilégié, je n’ai pas eu à souffrir de l’antisémitisme dont ont été victimes mes parents et beaucoup de membres de ma famille. Je ne vais pas invoquer cette raison-là comme motif principal de mon départ de France, c’était quelque chose de beaucoup plus diffus.
Au Canada, la question de l’antisémitisme est discutée, en France non. Les Français ne cessent de claironner que la France n’est pas antisémite. C’est un mensonge absolu. La France est un des pays les plus antisémites d’Europe. Pour l’écriture de mon prochain livre, je suis en train de travailler sur la Seconde Guerre mondiale. Si le gouvernement de Vichy a promulgué des lois contre les Juifs avant que les Allemands ne le lui demandent, c’est parce que les personnalités et les structures les plus antisémites de la France étaient au pouvoir à Vichy. En France, il y a une culture de l’antisémitisme furieuse et très ancienne.
Mon père me racontait des histoires sur la France des années 20 et 30 dans lesquelles l’antisémitisme foisonnait. Il me parlait souvent des lectures qu’il avait faites de grands auteurs français qui étaient maladivement antisémites. L’Affaire Dreyfus n’aurait pas pu se passer dans un autre pays. En France, un antisémitisme délirant a toujours sévi. Depuis très longtemps, cet antisémitisme est entretenu dans l’irrationalité. L’intolérance est l’un des éléments constitutifs de l’arrogance française.
L’intolérance française émane des catholiques. Ils ne se sont pas contentés de massacrer les Juifs, ils ont trucidé aussi les protestants, les cathares… Cette obsession de massacrer et éliminer les gens qui ne sont pas comme les Français de souche, c’est quelque chose qui a été cultivé en France depuis très longtemps. Aujourd’hui, cette haine obsidionale vise en premier lieu les musulmans.
À vos yeux, la France n’est pas le « pays des Lumières », mais celui « du mépris, de l’arrogance, de l’élitisme et du harcèlement moral ». Vous n’y allez pas avec le dos de la cuillère!
L’exemple le plus récent, c’est l’attitude méprisante du président Emmanuel Macron à l’endroit du peuple français. Les dernières élections législatives ne se sont pas déroulées comme il l’espérait. La gauche est arrivée en tête, mais il refuse catégoriquement de confier le gouvernement à celle-ci. Macron se présente comme un président d’un pays démocratique, mais quand il s’agit d’exercer la démocratie, il dit aux Français : « Non. » Ça, c’est très représentatif d’une pensée très méprisante qui consiste à dire : « Je sais mieux que vous ce qui est bon pour vous. »
On constate aujourd’hui ce travers au niveau le plus caricatural, en l’occurrence celui de la présidence de la République française, mais on le voit aussi à tous les niveaux, notamment dans mon domaine professionnel : la santé.
Au Canada, la santé est de compétence provinciale, chaque province élabore la politique de santé qui lui semble convenir à sa population. En France, il n’y a pas de politique de santé régionale, il n’y qu’une seule politique de santé décidée à Paris pour des régions très différentes avec des besoins et des manques très différents. Ça, c’est très représentatif de la pensée politique française, qui est une pensée verticale et très centralisée. Ce que Paris décide doit être bon pour tous les Français!
Vous n’êtes donc pas surpris par le déclin socioéconomique que la France traverse aujourd’hui.
En France, la situation sociale et économique se dégrade de plus en plus, et dans d’autres pays occidentaux aussi. Pour renverser cette tendance fâcheuse, il faudrait d’abord que les dirigeants français veuillent le bien de la population, ce n’est pas le cas à mon avis.
Emmanuel Macron est représentatif de ce phénomène délétère de manière caricaturale parce qu’il ne cache pas son arrogance et son mépris à l’égard du peuple français. Il ne faut pas oublier que dans ses Mémoires, l’amiral Philippe de Gaulle, fils du général de Gaulle, a écrit que son père avait déclaré en 1940 que « les Français sont des veaux ». Il n’a pas changé d’avis quand il a pris le pouvoir en 1958. On lui a alors demandé : « Général, allez-vous assurer les libertés démocratiques? » De Gaulle répondit : « Je ne vais pas commencer à être un dictateur à 67 ans. » Les Français l’ont cru sur parole!
Quand un homme d’État est respectueux des institutions de son pays, il s’engage à se plier à celles-ci. Ce qui n’est pas le cas d’Emmanuel Macron. Ce dernier a été formé dans l’idée que le président au pouvoir a tous les droits parce que forcément il est le politique le plus brillant. En France, ce n’est pas l’expérience de la personne qui compte, c’est son statut et ses titres, comme dans l’Ancien régime. Macron pense qu’il peut faire ce qu’il veut parce que son statut public le rend indétrônable. De Gaulle et Mitterrand ont fait aussi la même chose. Il y a une conception française qui veut que l’homme qui est au pouvoir au service du peuple par ses « qualités » a tous les droits. C’est une culture du mépris très ancrée dans les plus hautes sphères de la politique française.
Êtes-vous attaché à vos racines culturelles sépharades ?
Je suis né à Alger. En 1961, j’étais très jeune quand ma famille a quitté l’Algérie. Nous étions l’une des rares familles juives algériennes à émigrer en Israël plutôt qu’en France. Mes parents étaient très sionistes. En Israël, mon père n’a pas trouvé de travail. Nous sommes repartis en France à la fin de 1962, nous nous sommes installés à Pithiviers, sans savoir qu’un camp de transit vers Auschwitz-Birkenau avait été créé pendant la guerre par le gouvernement de Vichy.
J’ai grandi dans une famille sépharade traditionaliste pratiquant un judaïsme libéral. J’ai fait ma Bar-Mitzvah et nous allions à la synagogue à l’occasion des grandes fêtes juives.
J’ai beaucoup d’affection pour la culture sépharade dans laquelle j’ai grandi. J’ai écrit trois romans imprégnés de cette culture : Abraham et fils, Les histoires de Franz et Franz en Amérique, publiés aux éditions P.O.L.
Je continue à pratiquer les traditions alimentaires de mes parents, particulièrement celles de ma mère. J’ai des contacts réguliers avec les membres de ma famille, des générations successives éparpillées dans la planète. On a créé une cousinade numérique sur WhatsApp. On s’envoie des photos pour les fêtes. Je travaille actuellement sur un projet de roman dont le récit se déroulera à Alger en 1942, une année charnière pour la communauté juive algérienne.
Mon frère, Michel Zaffran, qui est le généalogiste de la famille, est très actif dans la conservation et la reconstitution du patrimoine mémoriel des Sépharades d’Afrique du Nord.
Je suis très curieux de la culture sépharade que je n’ai pas connue lorsque j’étais enfant. Je suis aussi très curieux de l’histoire de l’Algérie et des Juifs d’Algérie.
Je reste extrêmement attaché à la culture sépharade. Je suis un grand conservateur de photos, de livres et de lettres de cette époque. J’espère de tout cœur que cette belle culture sera pérennisée et qu’il y aura chez les jeunes générations de Sépharades un retour aux sources. Ce travail de mémoire est très important dans le monde de plus en plus globalisé culturellement dans lequel nous vivons.
Crédit photo : © Michel Gllet