80 ans de la libération d’Auschwitz-Birkenau.
Entrevue avec Piotr Cywinski, directeur du musée d’Auschwitz-Birkenau
Par Yvan Cliche

Directeur du musée national mémorial d’Auschwitz-Birkenau depuis 2006, Piotr Cywinski consacre sa vie à préserver la mémoire de l’Holocauste. Cet historien médiéviste polonais catholique, docteur en histoire de l’Université de Strasbourg (France) – il parle parfaitement le français –, a été l’un des principaux orchestrateurs des commémorations soulignant, le 27 janvier dernier, le 80e anniversaire de la libération du camp de concentration et d’extermination d’Auschwitz-Birkenau.
À l’occasion de ce 80e anniversaire, les éditions Calmann-Levy ont publié la version française de son livre imposant, Auschwitz : une monographie de l’humain.
À travers la voix des victimes et des survivants, il explore une trentaine de thèmes, dont la faim, la solitude, la peur, la volonté, l’amour, la joie, l’espoir.
La Voix sépharade s’est entretenue le 31 janvier avec Piotr Cywinski par visioconférence depuis Varsovie, à la fin d’une semaine bien chargée pour lui.
Quelle est la principale signification de la commémoration du 80e anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz-Birkenau à un moment où les voix des derniers survivants de ce camp sont en train de s’éteindre?
Pour cette raison que vous évoquez, on a voulu donner toute la place aux survivants : ceux-ci ont été les principales voix entendues lors de la commémoration du 27 janvier dernier. Non seulement pour se rappeler qu’ils sont encore parmi nous, mais parce que ce sont leurs souvenirs et leurs mémoires de l’événement qui restent les sources les plus fiables pour se remémorer cette tragédie.
Nous avons voulu donner une grande portée médiatique à cette commémoration afin de toucher les consciences de personnes qui n’ont pas une grande connaissance de la Shoah. Ce 80e anniversaire est une bonne occasion pour essayer d’élargir cette connaissance historique auprès du grand public.
Dans un monde qui prend des tournures difficilement prévisibles, il est important de se pencher sur cette mémoire, sur ce passé, car on y retrouve des enseignements qui peuvent nous être utiles aujourd’hui.
Quel rôle joue le musée d’État d’Auschwitz-Birkenau que vous dirigez au chapitre de la transmission de la mémoire de la Shoah ?
Étant donné qu’Auschwitz-Birkenau est devenu au fil des décennies le symbole de la Shoah et du système concentrationnaire allemand, le rôle que nous jouons est prépondérant. Nous essayons d’accomplir notre mission en nouant des alliances avec d’autres grandes institutions dans le monde, pour que nos voix ne divergent pas sur le fond.
Ce qui caractérise le mieux Auschwitz-Birkenau, c’est l’authenticité du lieu, qui a été préservée jusqu’à aujourd’hui, et la possibilité qu’il offre de faire connaître cette histoire, d’y réfléchir, de s’y confronter, notamment lorsque l’on parcourt des kilomètres pour visiter ce camp de la mort nazi.
Une expérience sans pareille pour tous et toutes, profondément inoubliable. Étant donné qu’Auschwitz-Birkenau était le seul camp de concentration qui était aussi un centre d’extermination, c’est ici qu’il y a le plus de traces des victimes et des survivants. Auschwitz-Birkenau a une portée historique plus importante que celle d’autres camps.
Votre musée a-t-il des relations avec le Mémorial de la Shoah Yad Vashem d’Israël ?
Nous entretenons de très bonnes relations. Chaque année, nous envoyons nos guides à Yad Vashem pour participer à des conférences, nous recevons les leurs pour être formés chez nous. Nous tirons profit de nos liens étroits, particulièrement dans les domaines des archives et des sciences historiques. Nous avons des échanges directs plusieurs fois par année. Je crois que le musée de l’Holocauste de Washington, Yad Vashem et Auschwitz-Birkenau sont les trois grandes locomotives du monde en matière de sensibilisation à la tragédie de l’Holocauste.
Comment préserver ce haut lieu de mémoire de la Shoah qu’est le camp d’Auschwitz-Birkenau alors que les infrastructures de celui-ci se détériorent avec le temps? Le défi de la conservation est immense ?
Certainement, la conservation d’Auschwitz-Birkenau est un défi de taille. Il faut se rappeler l’immensité de cet espace. On parle ici de 155 bâtiments, de 300 ruines, de 200 hectares de terrain, des archives, des collections, de différents objets : nous avons des dizaines de milliers de chaussures de déportés…
C’est pourquoi, il y a quinze ans, nous avons mis en place une fondation, avec l’aide d’une quarantaine de pays et de philanthropes, laquelle finance annuellement des travaux de conservation. Nous misons sur une équipe multidisciplinaire, composée de conservateurs, de microbiologistes, d’archéologues et autres spécialistes. Les besoins sont énormes, car le camp n’a pas été construit pour une longue durée.
Enseigner aux jeunes l’histoire de la Shoah et d’Auschwitz-Birkenau à une époque marquée par une recrudescence brutale de l’antisémitisme, n’est-ce pas un grand défi ?
Présentement, il est vrai que l’antisémitisme est de retour dans de nombreux pays. Je crois que c’est pour cela que l’enseignement de la Shoah est encore plus important qu’autrefois.
Mais il y a quand même des évolutions positives. Par exemple, l’enseignement de la Shoah dans les programmes scolaires depuis la seconde moitié des années 1990 fait que, de nos jours, les enseignants qui viennent avec leur classe ont déjà visité plusieurs fois Auschwitz-Birkenau.
Lorsqu’ils y reviennent avec leurs étudiants, ils comprennent beaucoup mieux le sens de cette visite alors que, dans les années 1990, l’enseignant venait avec ses élèves pour la première fois. Il éprouvait plus de difficultés à bien préparer sa classe, à intégrer intellectuellement et émotionnellement la Shoah dans son enseignement.
Par ailleurs, ce qui est nouveau de nos jours, c’est qu’on ne peut plus uniquement se fier à l’enseignement scolaire. Les nouvelles générations puisent leurs connaissances dans les réseaux sociaux, Internet, auprès de différents groupes. Il faut donc être présent de manière bien plus large, utiliser des moyens variés pour atteindre le public. Tel est le sens de l’exposition sur Auschwitz-Birkenau qui s’est ouverte le 10 janvier dernier au Royal Ontario Museum de Toronto, composée de centaines d’objets originaux qui proviennent de notre musée. Cette délocalisation géographique permet d’atteindre un plus vaste public.
La singularité de la mémoire juive de la déportation a été banalisée jusqu’au début des années 90. On n’établissait alors aucune distinction entre les déportés juifs et les déportés résistants antinazis communistes, catholiques ou protestants… qui eux n’ont pas vu partir les membres de leur famille vers une destination inconnue qui s’est avérée être la chambre à gaz. Comment expliquez-vous cette amnésie historique ?
Cette mémoire a été différente selon les pays. J’ai effectué mes études et j’ai passé mon Bac dans un lycée en France, c’est vrai qu’à la fin des années 1980, les déportations étaient toutes mises dans le même sac.
Je pense qu’à l’époque, les militaires ayant participé à la Deuxième Guerre mondiale, les anciens combattants, ont exercé une certaine influence sur la perception de l’événement.
Aussi, n’oublions pas que plusieurs survivants n’ont commencé à parler de la Shoah qu’à la fin de leur vie, dans les années 1980-1990. À partir de ce moment, on a pu mieux prendre la mesure entre une politique génocidaire totale contre les Juifs et une politique contre les droits de la personne, dirigée contre des civils.
Les deux actions sont criminelles, impensables, mais elles doivent effectivement être différenciées.
J’avais publié quelques petits livres qui s’appuyaient sur le récit de survivants, des ouvrages qui retraçaient certains événements spécifiques liés à Auschwitz-Birkenau. Lorsque je m’interrogeais sur la continuation de mes recherches, je me suis rendu compte que les grandes monographies historiques étaient rédigées selon une approche classique, axée sur la chronologie, des dates, où on rapportait les évolutions du camp, avec des chiffres et des pourcentages. Je n’ai pas uniquement rapporté des propos qui ont été publiés, je me suis aussi appuyé sur des archives retracées à Auschwitz-Birkenau et ailleurs. Des archives rarement publiées, car elles n’avaient pas de caractère littéraire, scientifique ou autres. C’est une question que l’on se pose tous. Il faut tenter de lier les propos des survivants, leurs paroles, l’authenticité de leurs mots, avec l’authenticité du site d’Auschwitz-Birkenau. Si quelqu’un a lu les propos d’un survivant et qu’ensuite, il se rend à Auschwitz-Birkenau, il comprendra mieux. S’il visite Auschwitz-Birkenau, et qu’après il consulte un ouvrage, il lira ensuite davantage sur cette tragédie.
À la défense de ces historiens, il faut dire qu’à cette époque, ces travaux étaient menés dans un climat général de lutte contre le révisionnisme historique. Il fallait donc ancrer l’histoire de l’Holocauste dans les faits.
Mais, avec cette approche, tout à fait justifiée pour l’époque, on a omis l’humain. Or l’Holocauste, comme je le démontre dans mon livre, est un exercice de déshumanisation totale.
Je me suis dit qu’il fallait écrire à ce sujet, essayer de compléter les recherches de mes collègues historiens avec une approche beaucoup plus anthropologique.Dans votre livre, vous rapportez les propos d’un survivant qui dit : « Auschwitz se vit, mais ne s’explique pas. » Narrer l’indicible quatre-vingts ans plus tard, c’est toujours une épreuve éprouvante. Vous vouliez donner la parole à des survivants qui n’ont jamais parlé de peur de ne pas être compris ?
Avec mon livre, j’ai pris soin d’éviter de décrire la vie au camp en faisant mes propres projections de ce qui pouvait s’y vivre. J’ai voulu donner toute la place aux récits des victimes, tout en rappelant que 90 % des déportés sont morts dans les camps. Donc, ils n’ont rien pu nous transmettre et parmi ceux qui ont survécu, probablement que 90 % d’entre eux n’ont presque rien dit, ni rien écrit.
Un sociologue pourrait me dire que l’échantillon que j’ai étudié n’est pas hautement représentatif, mais c’est tout ce qu’il nous reste, c’est tout ce qu’on a!Les derniers témoins et survivants de la Shoah sont de moins en moins nombreux, que faire pour continuer à faire vivre leur mémoire à une époque où l’antisémitisme et le négationnisme prospèrent ?
Une autre remarque que je ferais, c’est qu’il faut réfléchir sur le rôle de la mémoire. Il faut arrêter de parler d’un « devoir de mémoire ». On doit plutôt réfléchir sur ce que la mémoire de cette tragédie déclenchera chez la prochaine génération et accompagner celle-ci dans son cheminement.
Chaque génération a sa propre mémoire. Dire à un jeune de 15, 16, ou 17 ans qu’il a un « devoir de mémoire » à accomplir, cela risque de le rebuter. La mémoire, c’est une aide, une intuition, une expérience que l’on peut acquérir, développer, pour qu’un jeune puisse enrichir sa réflexion, son parcours de vie.
On devrait dès lors davantage parler d’un « pouvoir de mémoire », de cette possibilité de devenir en quelque sorte plus expérimenté, plus fort, plus sage.
Enfin, comme que je l’ai dit auparavant, l’Holocauste a été intégré dans les curriculums d’histoire dans les écoles, c’est très positif. Mais il faut réfléchir à utiliser cette mémoire dans d’autres sciences sociales : en anthropologie, en philosophie, en éthique, en religion, bref dans des domaines davantage liés aux choix concrets, quotidiens, des êtres humains dans le monde d’aujourd’hui.
Crédit photo : © Szymon Szczesniak